XXIII OÙ LE VIDAME APPREND DES CHOSES QU’IL IGNORAIT

Le lendemain même du jour où Beaurevers avait fait connaître à Catherine, qui l’ignorait, le contenu exact de la fameuse bulle du pape, Rospignac était parti par la route de Chartres. Guillaume Pentecôte et dix hommes de l’escadron de fer le suivaient. Ils n’avaient pas l’air de le connaître.

Cette absence de Rospignac – que Beaurevers n’ignorait pas – explique pourquoi il ne s’était produit aucun attentat nouveau contre le roi.

Le duc de Guise était également parti vers une destination inconnue.

Le vidame avait attendu quelques jours et, voyant que son fils ne se soumettait pas, il s’était résigné à aller trouver le cardinal de Lorraine.

Les Guises n’avaient accepté l’union projetée de leur sœur avec le vicomte de Ferrière que pour s’assurer le concours du vidame. Le cardinal ne fit aucune difficulté pour lui rendre sa parole, du moment que son concours leur demeurait acquis, comme il en donnait l’assurance.

Les jours passèrent. Un matin, on vint annoncer au vidame un envoyé du roi. Un envoyé du roi ne se pouvait éconduire. Le vidame pensa qu’on venait l’arrêter. Comme il était brave, il ne voulut pas se dérober par la fuite. Il alla lui-même au-devant de cet envoyé.

C’était Beaurevers. Il admira en connaisseur le calme imposant que montrait le père de cet ami. Il s’inclina respectueusement devant lui et, avec une déférence marquée :

« Monseigneur, le roi désire s’entretenir avec vous. Et il a bien voulu me charger de vous escorter jusqu’auprès de sa royale personne. »

Le vidame rendit le salut avec cet air majestueux qui lui était naturel et, sans acrimonie :

« Dites plus simplement que vous êtes chargé de m’arrêter, fit-il.

– Vous vous trompez, monseigneur, protesta Beaurevers avec vivacité. Il n’est pas question d’arrestation. Vous sortirez du Louvre libre comme vous y serez entré. Je vous en donne l’assurance formelle.

– Je ne demande qu’à vous croire… Cependant, vous conviendrez que je peux trouver étrange que ce soit vous précisément qui soyez chargé de cette mission. »

Le vidame parlait avec une grande courtoisie. Cependant, Beaurevers le sentait sinon hostile, tout au moins froid. Sans se départir du respect qu’il lui témoignait, il dit en le regardant droit dans les yeux et en insistant sur ses mots :

« Si je suis ici, c’est que personne que moi ne pouvait vous dire ce que je vous dis : le roi, monseigneur, n’ignore rien de ce qui a été décidé entre MM. de Guise et vous. Seulement, je vous donne ma parole qu’il ignore que vous êtes mêlé à cette affaire. Le roi n’a aucun soupçon sur vous. »

Son regard clair, son bon sourire, son fin profil de médaille resplendissant de franchise et de loyauté, tout en lui indiquait qu’il ne pouvait pas mentir.

« Je vous crois, monsieur, nous partirons quand il vous plaira. Je me tiens à vos ordres.

– Monseigneur, je suis ici pour recevoir vos ordres et non pour en donner. Nous partirons donc quand il vous plaira, à vous, et non quand il me plaira, à moi. »

Comme tout le monde, le vidame commençait à subir, sans s’en apercevoir, l’étrange ascendant que le chevalier exerçait autour de lui. À moitié conquis, il soupira :

« Allons, vous êtes un charmant cavalier, décidément : aussi loyal et généreux que fort et audacieux… Quel dommage que nous ayons à nous combattre… »

Il s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit. Et il acheva :

« On ne doit pas faire attendre le roi. Partons, monsieur, si vous le voulez bien. »

Ils se mirent en route.

Beaurevers n’était pas sans avoir remarqué combien le vidame, qu’il avait vu peu de jours avant si vert, si solide encore, paraissait maintenant vieux et cassé. Il en eut pitié. Et comme il se doutait bien que l’indifférence du vieillard au sujet de son fils était affectée, tout en se gardant bien de faire la moindre allusion à Fiorinda, il trouva moyen de lui apprendre, en causant avec lui, que Ferrière habitait provisoirement au Louvre.

Le vidame accueillit la nouvelle d’un air dégagé. Il ne posa aucune question, il ne s’étonna pas. On se souvient qu’il avait appris que son fils était très lié avec le comte de Louvre et que le comte de Louvre c’était le roi. Il pensa naturellement que c’était le roi qui avait voulu avoir son ami auprès de lui. Il laissa tomber ce sujet de conversation, comme s’il le jugeait sans intérêt.

Mais Beaurevers, qui l’observait, vit bien qu’il était content et comme soulagé d’un grand poids qui l’oppressait.

En devisant comme des amis, ils étaient arrivés au Louvre. Là, Beaurevers remit son compagnon aux mains de Griffon qui devait l’introduire près du roi. Et il prit congé de lui, déclarant que sa mission était terminée.

Griffon, qui avait reçu des instructions, introduisit à l’instant le vidame dans le petit cabinet de travail du roi.

En l’apercevant, François s’écria joyeusement :

« Ah ! monsieur le vidame, je suis content de vous voir !… »

Le compliment du vidame fut, comme son attitude, irréprochable. D’un vieux courtisan comme lui, il ne pouvait en être autrement. Cependant le roi sentit la froideur qui perçait malgré tout. Il n’en laissa rien paraître. Et, très aimable :

« Asseyez-vous, monsieur, nous avons à causer assez longuement. »

Le vidame obéit en silence.

François croisa les jambes, se renversa sur le dossier de son fauteuil, ferma les yeux, parut se recueillir un instant. En réalité, à travers les paupières mi-closes, il observait le vidame d’un air malicieux. Enfin, il attaqua :

« On ne vous voit pas souvent chez moi, monsieur, soit dit sans reproche. Quand j’ai besoin de vous, je me vois dans la nécessité de vous envoyer chercher. Pourquoi ? »

Et, sans lui permettre de répondre, il reprit aussitôt :

« Vous me boudez. Je ne sais quel malentendu s’est élevé entre nous, mais le fait est que vous êtes mécontent et que vous témoignez votre mécontentement en vous tenant à l’écart. Or, je trouve que cette situation équivoque s’est prolongée trop longtemps. Vous finirez par passer du côté de mes ennemis… Et je veux vous avoir pour ami. »

Le vidame s’inclina profondément. Mais il ne fit aucun remerciement, aucune protestation de dévouement, comme tout autre n’eût pas manqué de le faire à sa place, et comme le souci de sa propre sécurité conseillait de le faire.

François remarqua cette réserve comme il avait senti la froideur. Comme précédemment, rien en lui ne laissa paraître qu’il eût compris. Il reprit :

« J’ai fait une découverte qui m’a… peiné. Oui, bien peiné : je me suis aperçu qu’on cherchait à nous faire passer, moi et les miens, pour ce que nous ne sommes pas. On ne se contente plus de murmurer que je favorise les hérétiques qu’on appelle huguenots, on dit, presque ouvertement, que je me suis converti moi-même à la religion nouvelle, que j’imposerai à ma famille. »

Il fit une pause. Le vidame gardait toujours un silence diplomatique. Mais François vit qu’il était tout oreilles, vivement intéressé par ce début qui promettait. Il sourit, satisfait, et continua avec force :

« C’est là une odieuse calomnie contre laquelle j’ai résolu de me défendre avant qu’elle ne soit répandue dans la masse. »

Durant un quart d’heure, le roi parla, le vidame écouta.

Quand il eut dit tout ce qu’il avait à dire, François frappa sur un timbre. Le chancelier, Michel de L’Hospital, fut bientôt introduit.

« Je vous laisse travailler », dit le roi après avoir présenté les deux hommes.

Il sortit.

Le vidame et le chancelier demeurèrent seuls. Ils se connaissaient. Ils avaient l’un pour l’autre la haute estime que méritait la noblesse de leur caractère. Ils se trouvèrent aussitôt à l’aise comme d’anciens amis.

Le chancelier étala sur la table de travail de volumineux dossiers qu’un commis apporta. Les deux hommes s’assirent côte à côte et se mirent à étudier ces dossiers. Le chancelier donnait des indications, fournissait des explications, répondait avec une complaisance inlassable à la multitude de questions que le vidame ne se faisait pas faute de poser.

Vers le soir, le roi reparut. Il était accompagné de Beaurevers.

À l’attitude profondément respectueuse du vidame, à son air repenti et comme honteux, ils comprirent qu’il était fixé. Et Beaurevers fixa sur François un coup d’œil qui voulait dire :

« Que vous avais-je dit ! »

François approuva d’un léger signe de tête. Tous deux d’ailleurs se gardèrent bien de montrer qu’ils avaient remarqué le changement d’attitude du vidame.

Le roi congédia le chancelier. Quand ils ne furent plus qu’eux trois, il se mit à parler de Ferrière. Il le fit en termes tels que l’orgueil paternel du vidame en fut délicatement frappé. Quand il le vit bien amorcé, François aborda la question du mariage du vicomte.

Mais le vidame continua à se montrer intraitable.

« Eh bien, dit rondement François, voulez-vous que je vous mette d’accord ?… Voulez-vous que je me charge, moi, de trouver au vicomte un parti honorable et qui vous conviendra à tous les deux ?

– Ah ! vous me rendriez la vie ! » s’écria le vidame, transporté d’aise.

Et, secouant la tête d’un air soucieux :

« Mais le vicomte n’acceptera pas.

– C’est à savoir ! fit vivement François. Vous, monsieur, accepterez-vous le parti que je vous présenterai ?

– Avec joie !… avec reconnaissance, Sire !

– Bien, je prends note que vous donnez votre consentement… Car vous le donnez, n’est-ce pas ?

– Des deux mains, Sire.

– En ce cas, je me charge du vicomte… Ne secouez pas la tête, j’en fais mon affaire, vous dis-je.

– Dieu vous entende !

– Je ferai en sorte qu’il veuille bien m’entendre », plaisanta François.

Et avec assurance :

« D’ici peu, nous ferons dresser le contrat. Je dis nous, parce que j’entends le signer, j’entends être de la noce, j’entends ouvrir le bal avec la mariée, tandis que le marié aura l’honneur d’être le cavalier de la reine Marie. Cela sera ainsi, foi de roi.

– Sire, Sire, balbutia le vidame profondément ému, tant de bontés pour moi qui les mérite si peu ! »

Brusquement, il se laissa tomber sur les deux genoux et, courbant sa tête vénérable :

« Sire, ce n’est pas un pardon que j’implore… Un aussi grand coupable que moi est indigne de miséricorde… Faites venir votre bourreau, Sire, et livrez-lui la tête que voici… ce sera justice. »

François ne tenta pas de le relever. Était-il content ou mécontent ? On n’aurait su le dire tant il s’était fait hermétique. Cependant, il protesta assez vivement.

« Relevez-vous, monsieur. L’honnête homme que vous êtes ne saurait être coupable. »

Le vidame s’obstina :

« Je suis un misérable, il faut que je confesse mon crime et que je l’expie ensuite… La seule expiation possible, c’est la mort. Je l’ai cent, mille fois méritée… »

Alors François se pencha sur lui, le prit par les mains et, par une douce violence, l’obligea à se mettre debout. Et avec une gravité un peu triste :

« Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Vous parlez de confession. Sachez, monsieur, que je ne veux rien entendre. Rien, comprenez-vous ?… Vous dites que vous avez mérité la mort. Soit. Ne vous semble-t-il pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire ?

– Qui donc, Sire ?

– Réparer le mal qui a été fait… Et que vous avez failli, inconsciemment, couvrir de toute l’autorité qui s’attache…

– J’ai compris, interrompit vivement le vidame. Là est le vrai devoir, et je remercie Votre Majesté de me l’avoir rappelé à temps. »

Et avec une émotion contenue :

« Vous serez un grand roi, Sire, grand par la magnanimité et la noblesse du cœur.

– Si Dieu me prête vie ! » fit François avec cette pointe de scepticisme mélancolique dont il ne pouvait se défendre chaque fois qu’il envisageait un avenir qu’une sorte de prescience lui disait qu’il n’atteindrait pas.

Et il ajouta :

« Puisque vous avez compris, puisque vous êtes résolu à agir… »

Il suspendit sa phrase, semblant attendre la confirmation de ce qu’il avançait. Le vidame protesta :

« De toutes mes forces, de tout mon cœur, et je vous réponds que je ne ménagerai ni mon temps ni ma peine. »

François approuva d’un léger signe de tête et acheva :

« Il faut que je vous donne mes instructions. »

Durant près d’une demi-heure, François donna ses instructions au vidame attentif. Il y ajouta un certain nombre de documents secrets que le vidame devait emporter.

*

* *

Or, après le départ du vidame, Beaurevers, qui avait son idée, s’en alla trouver Ferrière et lui raconta mot pour mot tout ce qui venait de se passer entre le roi et son père. Et il arriva ce qu’il espérait : Ferrière s’aperçut alors qu’il avait été magistralement joué par Catherine. Il ne se fit plus scrupule de parler.

Le résultat de cette explication que Beaurevers avait eu tant de mal à obtenir fut que, dès le lendemain matin, Ferrière et Fiorinda quittèrent le Louvre. Fiorinda fut conduite à la maison de la rue des Petits-Champs où Beaurevers répondait qu’elle serait bien gardée et où Ferrière pourrait venir la voir quand il voudrait et tant qu’il voudrait.

Quant à Beaurevers, il se donna la satisfaction d’aller annoncer la nouvelle à Catherine qui, devant lui, reçut le coup sans trop faire la grimace, mais qui, quand il fut parti, faillit en étouffer de rage.

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