XXIV ROSPIGNAC ENTRE EN SCÈNE

Il est temps de revenir à Rospignac, que nous avons été dans la nécessité de négliger quelque peu.

Nous avons dit en son temps qu’il avait pris la route de Chartres en compagnie de son homme à tout faire, le truand Guillaume Pentecôte, et suivi par une dizaine de ses hommes de l’escadron de fer qui affectaient de ne pas le connaître et voyageait de leur côté par petits groupes qui semblaient s’ignorer mutuellement.

Avant de se mettre en route, et suivant les instructions de Catherine, il s’était rendu à l’hôtel de Cluny, où il avait eu un long et sérieux entretien avec le cardinal de Lorraine. De cet entretien, il était sorti nanti de pouvoirs étendus et porteur d’ordres en blanc. Il va sans dire que, dans l’esprit du cardinal, ces ordres devaient être utilisés dans l’intérêt de sa maison. Tandis que, dans l’esprit de Rospignac, ils devaient l’être au profit de Catherine.

Rospignac partit. Il s’arrêta à Orléans. Là, il s’était mis en relation directe avec le roi de Navarre, à qui il avait fait parvenir un sauf-conduit en règle, signé de la main du duc de Guise et contresigné de la main du cardinal. Il invitait en outre Sa Majesté à se rendre à Orléans où le duc François viendrait s’entendre personnellement avec elle.

Jusque-là il avait suivi fidèlement les instructions du cardinal. Parce qu’elles concordaient avec celles de Catherine.

Le roi de Navarre eut le tort de poursuivre les négociations avec Rospignac, représentant attitré des Lorrains, alors que le silence de son frère, le cardinal de Bourbon, lui commandait la prudence et la réserve. Il eut le tort plus grand de se fier au sauf-conduit des Guises, de quitter ses États. Et il avertit Rospignac qu’il consentait à se rendre à Orléans, comme on le sollicitait de faire.

Rospignac abandonna alors les instructions du cardinal pour suivre celles de Catherine. Sans l’ombre d’un scrupule, il trahit délibérément les Lorrains au profit de sa maîtresse.

Il se garda bien d’aviser le cardinal de la prochaine arrivée du roi de Navarre. Quand celui-ci fut à Orléans, il le leurra, sous des prétextes plausibles, durant plusieurs jours. Puis, brusquement, il lui mit la main au collet et le fit bellement enfermer et garder à vue au château. Tout comme s’il se fût agi d’un simple gentilhomme.

Rospignac avait si habilement machiné ce coup de force que tout le monde crut qu’il s’accomplissait sur l’ordre des Guises. Le roi de Navarre le crut tout le premier et nous laissons à penser s’il cria à la trahison et si la colère fut grande contre les faux traîtres qui l’avaient attiré dans ce guet-apens où il avait donné tête baissée.

Du fait de cette arrestation, le projet d’alliance destiné à diviser les forces des religionnaires au profit de MM. de Guise, tombait à l’eau. C’était encore un échec, et des plus graves, pour eux. Le pis était qu’ils ne pouvaient la désavouer, cette arrestation : c’eût été l’aveu implicite de leurs sourdes menées.

Son coup fait, Rospignac avait repris à franc étrier le chemin de Paris. Il ramenait avec lui Guillaume Pentecôte et sa bande de sacripants.

À Paris, le baron avait pris tout juste le temps de changer de costume et il était allé rendre compte de sa mission. Catherine l’avait écouté avec la plus grande attention, et lorsqu’il eut achevé de raconter avec force détails ce que nous venons de résumer, elle n’avait pas caché sa satisfaction. Et elle avait daigné féliciter :

« Allons, voilà une affaire qui a été menée avec une adresse dont il convient de vous féliciter, baron. »

Et avec un mince sourire :

« Ce succès vient à propos pour faire oublier vos précédents échecs… Depuis quelque temps, baron, vous jouiez vraiment de malheur.

– Aussi, madame, je tiens à prendre ma revanche. Et cette fois, je crois avoir trouvé l’infaillible moyen de vous livrer Beaurevers pieds et poings liés… »

Rospignac semblait sûr de lui. Une lueur sanglante passa dans l’œil de Catherine. Et très calme en apparence :

« Parlez, Rospignac, je vous écoute », dit-elle. Rospignac parla. Catherine écouta. Quand il eut fini, elle approuva :

« Soit. Agissez, Rospignac. Mais pour Dieu ! faites vite.

– Madame, dit froidement Rospignac, une affaire pareille ne peut aboutir qu’à la condition d’être préparée de longue main, menée lentement, sans rien laisser au hasard. Trop de précipitation nous conduirait à un échec certain… dont je décline la responsabilité. »

Catherine fronça le sourcil. Mais elle dut s’avouer qu’il avait raison car après avoir réfléchi une seconde elle consentit :

« Vous avez raison, Rospignac. Allez, et faites pour le mieux. »

Rospignac s’inclina devant elle et sortit.

Une huitaine de jours s’écoulèrent.

Ferrière partageait son temps entre sa fiancée, à qui il faisait d’interminables visites qui lui paraissaient toujours trop brèves, et Beaurevers. De son côté, celui-ci lui consacrait tout le temps qui n’était pas pris par son service secret de chevalier du roi.

On pouvait presque dire que Ferrière avait pris gîte à l’hôtel Nostradamus. Il y mangeait et couchait plus souvent que chez lui. Et c’était entre Beaurevers et lui de longues causeries où revenaient sans cesse ces deux noms : Fiorinda, Florise. Car le moment approchait de plus en plus où le brave chevalier serait enfin réuni à sa fiancée bien-aimée. Et plus le moment approchait, plus son impatience grandissait.

Cependant il ne s’était encore produit aucun incident. Catherine et son bras droit, Rospignac, ne s’étaient pas encore manifestés. On eût pu croire qu’ils avaient renoncé à poursuivre le roi et ses défenseurs, car de tous les côtés c’était le calme plat.

Beaurevers ne s’y fiait pas. Ce calme apparent lui présageait la tempête. Et il veillait au grain. Il veillait et avait su amener Ferrière à veiller comme lui. Ils s’attendaient à tout, se tenaient prêts à tout.

Un jour, un quart d’heure à peine après le départ de Ferrière et de Beaurevers, un homme d’un certain âge vint frapper à la porte de la petite maison. Selon les instructions du chevalier, on ne lui ouvrit pas. Mais on le dévisagea à travers le judas et on lui demanda ce qu’il voulait, sur un ton qui n’était pas précisément aimable.

L’homme n’avait pas un aspect redoutable. Il avait une bonne figure placide, et sinon le costume, du moins la tournure et les manières d’un vieux serviteur de bonne maison. D’ailleurs, il ne demanda pas à entrer. Il fit passer un billet à travers le judas et déclara qu’il attendait réponse dans la rue.

Le billet fut séance tenante remis à Fiorinda. Elle lut ce qui suit :

« Un de vos bons amis, sinon le meilleur, galant homme que j’estime, m’a fait comprendre qu’il serait injuste de m’obstiner à vous condamner sans vous connaître, et que mon devoir d’honnête homme était de vous permettre de plaider votre cause.

« S’il vous convient de tenter cette chance, suivez le serviteur qui vous remettra ce billet : il vous conduira rue Montmartre, dans une maison amie, où je vous attends.

« Je sais, par le même ami, que vous avez de sérieuses raisons de ne pas vous hasarder seule dans la rue. S’il en est ainsi, je vous engage à vous faire escorter, à seule fin qu’il ne vous arrive rien de fâcheux pendant le trajet, très court, d’ailleurs. Vos gens attendront à la porte et vous ramèneront chez vous. »

C’était signé : « Vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière. » Et le sceau du vidame s’étalait à côté de la signature tout pareil à celui qui se trouvait sur la suscription.

La collaboration de Rospignac s’avérait en ce que ce billet était rédigé de manière à donner à celle qui le lirait des espérances qui ne devaient pas se réaliser.

En effet, Fiorinda conçut aussitôt des espérances. Le sceau, deux fois répété, du vidame ne permettait pas de douter que la lettre fût bien de lui. Dès l’instant qu’il était établi que cette lettre venait de lui, elle ne pouvait croire à un piège, la probité bien connue du vidame le mettait à l’abri de ce soupçon injurieux. L’ami dont il parlait ne pouvait être que Beaurevers, qui peut-être, lui offrait là l’occasion de faire ses affaires elle-même.

Cette occasion, Fiorinda se dit qu’elle ne devait pas la laisser échapper.

Mais elle était prudente. Avant d’agir, elle voulut voir la figure de l’homme qui était chargé de la conduire rue Montmartre. Elle l’observa par une fenêtre. Il faisait les cent pas devant la porte, les mains derrière le dos, attendant patiemment. Et elle reconnut en lui un serviteur du vidame.

Son parti fut aussitôt pris et elle donna ses ordres. Ils furent exécutés sans la moindre difficulté, puisque Beaurevers avait ordonné de lui obéir en tout et pour tout. D’après ces ordres, deux des anciens truands demeurèrent pour garder la maison. Les quatre autres la suivirent, armés jusqu’aux dents.

L’homme, le messager, ne parut pas étonné de la voir ainsi escortée. Il dit simplement, en s’inclinant respectueusement :

« Venez, madame, monseigneur vous attend. »

Et il prit les devants. Fiorinda le suivit entre ses quatre gardes du corps.

Le trajet ne fut pas long. Le serviteur vint s’arrêter devant une maison située en face de l’église Saint-Eustache, à l’angle de la rue Montmartre et de la rue Comte-d’Artois, qui était le prolongement de la rue Montorgueil. Il frappa. La porte s’ouvrit. Il s’inclina.

« Ma mission est terminée », dit-il.

Et il s’éloigna tranquillement.

C’était une femme qui maintenait la porte grande ouverte devant Fiorinda : une servante jeune, jolie, fort avenante, souriant d’un air engageant.

À en juger par le vestibule, la demeure devait être somptueuse. Rien, là, qui fût de nature à éveiller le soupçon. Aussi Fiorinda n’en conçut aucun. Avant d’entrer, elle se retourna vers ses gardes du corps et leur recommanda :

« Attendez-moi là… Je ne sais pas si j’en ai pour longtemps, mais ne bougez pas de là. »

Elle pénétra dans le vestibule.

La servante ferma soigneusement la porte d’entrée, et, souriant de son sourire engageant, elle se dirigea vers une autre porte qu’elle ouvrit en disant :

« Monseigneur le vidame vous attend. »

Aussitôt, derrière elle, la jolie servante repoussa la porte à toute volée, donna un tour de clef, poussa le verrou. Et elle accomplit ces gestes avec une vivacité qui tenait du prodige.

Un quart d’heure environ après l’entrée de Fiorinda dans la maison, une fenêtre s’entrouvrit, au premier étage, et une jeune femme parut à cette fenêtre. De loin on pouvait croire que c’était Fiorinda elle-même : à peu près la même taille, le même âge. Mais ce qui, surtout, rendait la confusion possible, c’est que cette femme, qui n’était autre que la jolie petite servante, portait exactement le même chatoyant et pimpant costume, si connu de tous les Parisiens, et que Fiorinda était seule à porter.

Évitant de montrer son visage, déguisant sa voix, elle cria aux quatre braves qui attendaient plantés au milieu de la rue :

« Retournez à la maison. Vous reviendrez me chercher ici demain matin, à dix heures. »

Les quatre anciens truands n’étaient pas doués d’une intelligence très vive et ils n’avaient pas le sens de l’observation. Ils ne virent que le costume unique dans Paris. Quant à supposer qu’une autre avait pu endosser un costume identique, cette idée ne les effleura même pas. Ils étaient dressés à l’obéissance passive. Ils firent demi-tour avec ensemble et reprirent le chemin de leur maison.

La petite servante les suivit des yeux. Elle les vit tourner à gauche et s’engager dans la rue du Séjour. Elle ferma tranquillement la fenêtre.

Rospignac se tenait derrière elle, dans l’intérieur de la pièce. Il lui donna quelques instructions brèves, en suite de quoi elle descendit au rez-de-chaussée avec le baron.

La maison avait une autre entrée sur la rue Comte-d’Artois. Rospignac y conduisit la petite servante et lui ouvrit la porte. Elle sortit et se tint immobile sur le seuil de cette porte, évitant adroitement de trop montrer son visage. Rospignac resta dans le couloir. Par le judas de la porte qu’il avait ouverte il la surveillait et se tenait prêt à intervenir si besoin était.

La jolie servante qui jouait le rôle de Fiorinda demeura deux ou trois minutes devant cette porte. Quelques passants la prirent pour celle dont elle portait le costume et la saluèrent tous sous le nom de Fiorinda. Elle leur répondit gracieusement, étouffant sa voix, dissimulant ses traits.

Au bout de ce temps, une litière déboucha de la rue de la Truanderie et vint s’arrêter devant elle. Elle monta délibérément dans cette litière, très simple, sans armoiries. Le véhicule s’ébranla aussitôt, remonta la rue Comte-d’Artois, prit à gauche la rue Tiquetonne, ce qui l’amena dans la rue Montmartre, et sortit de la ville par la porte de ce nom.

Rospignac était revenu dans le vestibule, s’était assis, attendant nous ne savons quoi.

Vers onze heures du soir, une autre litière vint s’arrêter devant la maison. Fiorinda, roulée dans une ample mante, fut portée dans cette litière qui partit aussitôt, entourée d’une nombreuse escorte à la tête de laquelle marchaient Rospignac et Guillaume Pentecôte.

Ce fut comme un voyage qui dura plus de deux heures. Seulement, et Fiorinda ne put pas s’en apercevoir, la troupe après être sortie de la ville par la porte Buci – dont le pont-levis s’abattit pour elle sur la présentation d’un ordre en règle – fit un long tour dans les faubourgs pour revenir ensuite tout près de la même porte Buci, en plein Pré-aux-Clercs. Ceci avait été évidemment calculé par Rospignac afin de dérouter sa prisonnière.

Nous croyons avoir parlé, au début de cet ouvrage, d’un petit chemin parallèle à la rue de Seine, qui longeait la prairie appelée petit Pré-aux-Clercs, sur le flanc, par conséquent, de la maison incendiée, ancienne demeure de Fiorinda. C’était ce chemin qui devait devenir plus tard la rue des Petits-Augustins et que nous appelons aujourd’hui la rue Bonaparte.

Il n’y avait qu’une maison construite sur ce chemin, à cette époque Fiorinda la connaissait très bien, attendu qu’elle avait passé maintes fois devant et qu’elle pouvait la voir de la maison de la rue des Marais qu’elle habitait. Cette maison était située, non loin de la rivière, à peu près vers la moitié du chemin. C’était une manière de petite forteresse, entourée de hautes et solides murailles qu’on appelait le Bastillon du Pré-aux-Clercs.

Ce fut dans cette maison que la litière et son escorte vinrent s’engouffrer. Sans le savoir, Fiorinda se trouvait ainsi ramenée à deux pas de son ancien logis, sur ce Pré-aux-Clercs qui était comme son quartier général, sur lequel elle évoluait le plus souvent.

Fiorinda mit pied à terre dans une petite cour qui ne lui dit rien, attendu qu’elle était de tous points pareille à une infinité de cours semblables. Rospignac ne lui laissa pas le temps d’étudier les lieux. Il la fit entrer aussitôt dans un vestibule qui ressemblait à un corps de garde.

Dans le vestibule se coula une vieille femme qui, après avoir reçu des ordres que Rospignac lui donna à voix basse, disparut sans qu’il fût possible de dire au juste par où elle s’était glissée. Cette vieille que Fiorinda eut à peine le temps d’entrevoir et qu’elle ne reconnut pas, c’était la même vieille qui avait attiré le roi et Beaurevers dans le guet-apens qui leur avait été tendu rue des Marais. C’était cette même vieille qui avait prétendu s’appeler la mère Angélique et que Guillaume Pentecôte avait appelée la mère Culot.

Précédée de Rospignac et suivie de Guillaume Pentecôte, Fiorinda fut conduite dans une chambre meublée avec un confort presque luxueux. La mère Culot se trouvait dans cette chambre. Fiorinda fut laissée là avec la vieille qui, mielleuse, s’empressait déjà près d’elle. Rospignac et Guillaume Pentecôte les laissèrent ensemble et quittèrent le bastillon.

Seulement, Rospignac laissait une garde de dix hommes dans le corps de garde de la petite forteresse qui se dressait entre les deux Pré-aux-Clercs et qui paraissait endormie comme la plus honnête des demeures.

*

* *

Cependant Beaurevers et Ferrière avaient appris la disparition de Fiorinda. En hâte, ils se rendirent rue Montmartre. Et Beaurevers, qui comprenait que Ferrière n’avait pas la lucidité d’esprit nécessaire pour effectuer les recherches, prit en main la direction de l’affaire.

Il s’informa à droite et à gauche. Et il eut vite fait de découvrir, lui, que la maison avait une autre entrée sur la rue Comte-d’Artois. Il y alla aussitôt, recommença à interroger les uns et les autres.

Il tenait – ou il croyait tenir – un fil.

Ils suivirent les traces de la litière à travers la rue Tiquetonne, la rue Montmartre, jusque hors de la porte Montmartre, mais là la piste commença à s’embrouiller. Les uns avaient vu la litière à droite, d’autres à gauche, les uns assuraient l’avoir vue se diriger vers le village de Montmartre, les autres juraient qu’elle avait fait demi-tour et était rentrée dans la ville par la même porte Montmartre. Personne n’avait vu la voyageuse qui se trouvait dans le véhicule, à ce qu’on leur disait.

Sans se rebuter, Beaurevers et Ferrière suivirent toutes les pistes qu’on leur signalait. Ils battirent le faubourg Montmartre, fouillèrent la Villeneuve, la Grange-Batelière, poussèrent jusqu’au faubourg Saint-Denis, grimpèrent la montagne jusqu’aux villages de Montmartre et de Clignancourt. Le tout sans résultat.

Exténués, rompus, ils rentrèrent dans la ville avant la fermeture des portes et revinrent chez eux, c’est-à-dire chez Beaurevers, rue Froidmantel.

Le lendemain, dès la première heure, ils reprirent les recherches.

Et ce fut le même résultat négatif.

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