Avec regret nous quittons un moment Hardy de Passavant ; mais en esquissant en quelques traits brefs la destinée de Roselys d’Ambrun, nous restons dans un plan parallèle à la destinée de ce jeune héros auquel on nous permettra de payer le tribut de notre admiration ; en succombant à la faiblesse, il dit : « Pauvre petite Roselys !… » Charmant instinct de protection. Il eût pu, vraiment, se plaindre soi-même : il plaignit Roselys.
Que devenait-elle ? En peu de mots, voici :
Cette femme nommée Gérande qui était apparue dans l’oratoire du logis Passavant avait reçu du scribe de la reine des instructions détaillées.
Elle monta dans la litière que la reine avait fait aposter au coin de la rue Saint-Martin et fit asseoir près d’elle Roselys. À la porte Saint-Denis, les quatre gardes qui l’escortaient furent remplacés par huit cavaliers de la maison de Bourgogne qui attendaient là depuis deux heures.
Le scribe avait dit à Gérande : – Il faut que la petite fille disparaisse au loin et si bien que l’idée de revenir à Paris lui soit impossible. Le mieux, c’est qu’elle devienne l’enfant de quelque manant qui devra ignorer d’où elle vient et qui elle est.
Les moyens étaient laissés à la disposition de Gérande.
La litière prit la route du nord, passa par Dammartin, et vers midi, atteignit Villers-Cotterets, ville alors bien plus importante que de nos jours.
À une centaine de toises de la ville, escorte et litière s’arrêtèrent.
Dans un champ d’avoine, une femme travaillait, près de là.
Elle vit arriver cette litière escortée par huit cavaliers portant sur la poitrine la croix rouge de Saint-André. Elle en vit descendre Gérande qui, à pied, se dirigea vers la ville traînant par la main une petite fille pauvrement vêtue : cela excita sa curiosité, et, par un sentier de traverse, en toute hâte, elle gagna l’entrée de Villers-Cotterets, pour voir ce qui allait se passer.
Roselys ne pleurait pas – ne pleurait plus. En passant, cette petite notation : le moment vraiment terrible pour elle fut celui où, dans la litière, Gérande la dépouilla de son élégante et riche parure pour la transformer en une fille de manants. Brutalement saisie et enlevée de sa chambre, Roselys avait eu peur, crié, appelé Hardy à son secours. Lorsqu’on la jeta dans la litière, elle sanglota à l’idée qu’on la séparait de sa mère et du compagnon de son enfance. Lorsqu’elle vit qu’on sortait de Paris et que huit hommes d’armes, la lance au poing, trottaient à ses côtés, la terreur la fit grelotter. Mais jusque-là, somme toute, sa petite âme avait tenu bon. Elle ne comprit l’étendue de son malheur que lorsque Gérande, silencieuse, l’œil froid, la bouche serrée, le front têtu, les mains dures, l’habilla de vêtements propres mais grossiers. Alors elle cessa d’implorer et de sangloter, et elle se tint immobile, raidie, dans un coin de la litière. Puis, peu à peu, d’étranges pensées se levèrent en elle et se mirent à travailler, à tisser les toiles du délire avec leur irrésistible puissance d’activité. Elle imagina qu’elle était à des centaines de lieues de sa mère, et que des années, un temps inappréciable, s’étaient écoulés…
Alors si Gérande n’avait pas été l’incarnation de l’« insensibilité », si elle se fût penchée sur la petite Roselys, même sans pitié, elle eût pu se demander pourquoi ses mains se glaçaient tandis que son visage s’empourprait, et pourquoi ses yeux agrandis par l’épouvante semblaient si égarés et troubles.
Lorsqu’on mit pied à terre, Roselys marcha de bonne volonté sans se rendre compte qu’elle marchait ; mais elle tremblait sous l’ardent soleil de juin, et ses dents claquaient.
Gérande, sans demander son chemin à personne, se dirigea sur le clocher, et entra au presbytère.
– Messire, dit-elle, je suis de Nanteuil et je vais à Soissons pour y retrouver mon mari. En partant, j’ai emmené avec moi cette fille, dont la mère est morte voici huit jours, et dont je ne puis me charger plus longtemps, vu que la marche la met sur ses fins et que je suis pressée d’arriver.
Le prêtre jeta les yeux sur Roselys, et dit :
– Cette enfant est malade de quelque mauvaise fièvre.
– C’est justement pour cela…
– Comment s’appelle-t-elle ?
– C’est une fille sans nom, dit Gérande.
Le prêtre était vieux, bon chrétien, bon homme, secourable, et déjà se disposait à s’attendrir. Mais à ces mots : « fille sans nom », il se leva, fit un grand signe de croix et, dans la simplicité de ses croyances :
– Rien d’étonnant, alors, qu’elle ait cette mauvaise fièvre. Il faudra l’exorciser. Ne pourriez-vous pas la conduire plus loin, jusqu’au premier bourg ?… Une fille sans nom !
– Impossible ! messire. Elle ne peut plus marcher.
Le bon vieux hésita, marmotta une courte prière, puis, comme c’était son devoir et son office :
– Eh bien, je vais donc la faire crier et exposer sous le porche de l’église. Si Dieu a pitié d’elle et que quelque bonne âme la veuille adopter, je la baptiserai, l’exorciserai et ferai l’acte d’adoption. Allez, ma digne femme, et que le Seigneur vous garde des larrons qui infestent la forêt !
Gérande s’inclina sous la bénédiction du vieillard ; puis, munie de ce viatique, s’en alla sans jeter un coup d’œil à Roselys. Bientôt, elle eut rejoint la litière, et, avec l’escorte, reprit le chemin de Paris.
Roselys fut conduite sous le porche de l’église et y demeura, sous la surveillance du bedeau, homme d’une grande piété qui eût cru manquer à son devoir en ne l’accablant pas d’injures.
Roselys ne comprenait pas, n’entendait pas, sans doute ; elle grelottait, voilà tout ; et le bedeau put, tout à son aise, décharger sa conscience.
Roselys fut criée.
C’est-à-dire que, par la ville, le crieur public fit savoir à tous qu’une enfant sans nom dont la mère était morte se trouvait exposée sous la garde de Dieu à l’entrée de sa maison, afin que chacun la pût venir examiner et voir s’il lui conviendrait de la prendre.
Alors, comme dans un rêve, Roselys vit se former devant elle un grand demi-cercle de petites filles et de garçons ébouriffés, barbouillés, sales, rouges, bouffis, qui lui tiraient la langue, lui faisaient les cornes, la dévisageaient de leurs yeux luisants de méchanceté, avançaient pour la pincer, se sauvaient à toutes jambes dès qu’elle faisait un mouvement, riaient aux éclats, huaient, se bousculaient, criaient : Comment t’appelles-tu, fille de… ? C’était l’avant-garde de la vertu. Le gros du bataillon ne tarda pas à surgir. Elles arrivaient de tous les coins du pays, maudissant l’immoralité du siècle, s’affirmant les unes aux autres que la mère inconnue aurait dû être tirée à quatre chevaux, qu’elle s’était dépêchée de mourir, la gueuse, pour aller retrouver Satan qui, sans le moindre doute, était le père : qu’heureusement la fille serait exorcisée en bonne et due forme. Elles étaient toutes là, les enragées vertueuses, la Joubarbe, la Bicorneau, la Jambes-Tortes, la Tommache, la Nez-Rouge, la Siroude, la Boncœur, et d’autres, elles s’approchaient, tâtaient l’enfant, la retournaient, la soupesaient, ricanaient, prenaient des mines dégoûtées – aucune n’en voulait !
– Ça n’a ni bras ni jambes, sifflait la Boncœur.
– Ça doit manger comme quatre et ne rien faire, sifflait la Tommache.
– Ça a dû être habitué par la mère à fainéanter, sifflait la Nez-Rouge.
– Ça vous a la peau fine et des doigts en fuseau, sifflait la Bicorneau.
Toutes les vipères sifflaient et se pâmaient d’aise à s’entendre siffler les unes les autres. L’enfant râlait, s’affaiblissait, devenait pourpre et livide coup sur coup, respirait à peine ; tout à coup, elle s’affaissa, les yeux éteints ; il y eut une huée.
Une femme, alors, s’avança, et dit : « Je l’adopte !… »
C’était la paysanne qui avait vu, de son champs, arriver la litière de Gérande, qui avait longuement ruminé et avait fini par se dire : « C’est peut-être la fortune. Qui sait ?… »
À ce moment, au loin, sur la route, il y eut le sourd roulement d’une pesante troupe de cavalerie au trot ; cela se rapprocha rapidement ; les maisons dégorgèrent d’une foule qui agita les bras et poussa de grands cris : « Orléans ! Orléans ! Vive Orléans !… » Et dans un nuage de poussière, sous la magnificence du soleil, parmi des éclairs de lances, des chocs d’armures, apparut une brillante cavalcade…
D’abord six trompettes, puis un peloton d’hommes d’armes couverts d’acier, puis un gros de gentilshommes caracolant et faisant flotter au vent leurs manteaux de soie, puis encore un peloton fulgurant d’acier. Au milieu de cette imposante escorte, une litière traînée par quatre chevaux blancs et enveloppée de rideaux de pourpre aux armes de Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI.
Dans cette litière, sur le devant, trois dames d’honneur.
Sur les coussins du fond, une femme au noble et doux visage, vêtue avec une élégante somptuosité : c’était Valentine de Milan, duchesse d’Orléans, qui s’en revenait de visiter le château que son mari achevait de faire construire à Pierrefonds.
Elle avait la réputation d’une sainte ; elle l’était, si par sainteté on entend l’exquise noblesse d’une haute intelligence planant au-dessus des basses ambitions, l’adorable bonté d’un cœur qui ne connut jamais la haine.
Valentine vit cette enfant sous le porche de l’église, entourée par la nichée de vipères, et elle comprit.
– Une enfant exposée, murmura-t-elle… pauvre petite !…
Déjà la cavalcade était passée comme une nuée rouge que pousse le vent… Cent pas plus loin, tout s’arrêta brusquement : Valentine avait jeté un ordre. Elle descendit seule, commanda à la litière d’attendre où elle se trouvait, et à toute l’escorte de se porter en avant de Villers-Cotterets, et comme on était habitué à ces attitudes qui ne tenaient nul compte de l’étiquette, on ne s’étonna pas.
La duchesse d’Orléans s’avança entre une double haie de gens découverts et inclinés, elle arriva jusqu’à l’église, et son premier mouvement fut de se baisser, de prendre dans ses bras la petite Roselys et de la relever en disant :
– Mais cette enfant se meurt ! Pourquoi ne la secourt-on pas ?…
– C’est une fille sans nom, dit le bedeau.
– Sait-on qui elle est ? d’où elle vient ? demanda Valentine.
– Moi, je sais tout ! dit la paysanne du champ d’avoine. Moi, Guillaumette, j’ai tout vu, et j’adopte l’enfant. Je l’ai dit. Je ne m’en dédis pas. Qu’on fasse l’acte.
Le cercle des commères s’était élargi. Elles regardaient d’un air pincé. L’une à l’autre, elles semblaient se dire : Il paraît que Mme la duchesse est une pas grand’chose. Derrière elles, une foule avide. Les notables accourus. Tout ce monde se taisait. Valentine tira deux pièces d’or de son aumônière et les offrit à Guillaumette qui rougit de plaisir. La duchesse considérait l’enfant, admirait son merveilleux profil de grâce, sa chevelure soyeuse, toute sa personne si délicate sous le grossier costume.
– Et qu’avez-vous vu, dites-moi ?
– Mais une belle litière et des gens d’armes qui se sont arrêtés hors la ville. Et les gens d’armes portaient des lances, avec une belle croix rouge de Saint-André tout au travers de la cuirasse…
Valentine tressaillit…
– La croix de Bourgogne ! murmura-t-elle.
– Et la femme est descendue, traînant l’enfant, continua Guillaumette. Moi, je les ai suivies, et me voilà. J’adopte la petite. Elle est à moi. Qu’on dresse l’acte.
Cette fois, la duchesse d’Orléans détacha son aumônière et la tendit, contenant et contenu, à Guillaumette.
– Cédez-moi vos droits, voulez-vous ? dit-elle en souriant.
Guillaumette serrait frénétiquement l’aumônière dans ses doigts crispés, toute pâle cette fois, car elle se rendait compte que si le contenu était d’importance, le contenant à lui seul était une fortune, soie d’or parsemée de perles et de diamants. Elle bégayait des choses confuses.
Déjà Valentine de Milan ne s’occupait plus d’elle… Et cette foule qui entourait le porche de l’église vit alors une chose qui la fit frissonner comme un grand et noble spectacle. Elle vit la duchesse d’Orléans, la femme du premier personnage du royaume en ce temps où le roi ne comptait pas, prendre doucement dans ses bras la fillette à l’humble costume, et vers sa litière armoriée aux armes les plus illustres de France, elle se mit en marche, souriante, portant, enveloppée dans un pan de son manteau de velours, la fille exposée, la fille sans nom…
Valentine déposa Roselys évanouie sur les coussins, fit fermer hermétiquement les rideaux de la litière, et comme ses dames d’honneur la regardaient, stupéfaites, avec son doux sourire, elle leur dit :
– Pas un mot à personne au monde de ce que je fais aujourd’hui…
– Madame la duchesse veut cacher ses bonnes œuvres, fit l’une des dames.
– Non, ma bonne Châtillon : il s’agit de cette jolie enfant dont la vie serait sûrement en péril si on savait que c’est moi qui la prends.
– Et pourquoi, madame ? demanda la duchesse de Châtillon très intéressée.
Et Valentine de Milan répondit :
– Bourgogne ou Nevers… l’un ou l’autre, je ne sais lequel des deux, je le saurai. Mais pour l’un ou pour l’autre, cette enfant sans nom portera un nom terrible, elle s’appellera le Remords… la Vengeance peut-être.