Jean sans Peur avait escorté la reine Isabeau jusqu’à l’Hôtel Saint-Pol et traversé avec elle cours et jardins, jusqu’à son palais. Dans la grande galerie à double colonnade, elle marchait devant lui, onduleuse et souple, et de sa capuche retombée sur les épaules émergeait la masse d’or de ses cheveux. Comme elle allait atteindre sa chambre à coucher, elle se retourna tout à coup, ses yeux resplendissants jetaient les effluves qui d’un fauve font une bête soumise… Nevers frémit.
– Donc, fit-elle, il n’y a « presque » plus rien de vivant entre nous. Laurence d’Ambrun est morte. Et quant à sa fille… votre fille !… Gérande s’en est chargée…
– Plus rien, dit Jean sans Peur. Rien. Je le jure. Laissez-moi donc, maintenant, vous parler de mon cœur. Vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir… Je croyais vous aimer… Lorsque je vous ai vue dans cette galerie, lorsque je vous ai entendue, j’ai cru vous comprendre, j’ai cru que d’un coup d’aile vous m’aviez porté aux sommets de la passion. Je me mentais, reine ! C’est depuis l’oratoire seulement que j’ai senti la frénésie de l’amour se glisser dans mes veines. C’est en vous voyant étincelante et terrible que je me suis mis à vous adorer comme on adore l’éclair que Dieu met à ses nuées… et maintenant…
Il râlait. Les paroles de flamme n’étaient sur ses lèvres sèches que des lambeaux informes à peine balbutiés, mais dont Isabeau rétablissait le sens. Elle se mit devant une porte latérale et s’y appuya.
– Vous êtes tel que je vous voulais. Quand vous serez duc de Bourgogne…
Un affreux tressaut le secoua. Mais, paisible, jouant avec ses bracelets, elle poursuivit :
– Quand votre père sera mort, quand votre femme Marguerite de Hainaut sera morte, quand mon mari Charles sixième sera mort…
Elle suspendit cette effroyable énumération d’hécatombe. Et lui, livide, buvait ses paroles, pantelait sous la flamme de son regard. Et elle acheva :
– Alors nous unirons le duché de Bourgogne au royaume de France, et avec nos armées nous rétablirons l’empire d’Occident…
Alors, en même temps que l’amour, l’ambition forcenée se réveilla chez Nevers. Empereur ! Maître du monde chrétien !
Et dans cet instant Isabeau se révéla tout entière. L’œil en dessous, le sourire aux lèvres, elle acheva :
– Alors, Nevers, alors je serai à vous !…
– Alors ?… interrogea Jean sans Peur avec un rire sinistre.
– Alors seulement ! dit-elle.
– Tout de suite, gronda Nevers d’une voix rauque de folie passionnée. Tu es à moi !… Je te prends !…
Ses deux mains violentes, frénétiques, s’abattirent sur les épaules d’Isabeau. Elle n’eut aucun mouvement de résistance. Seulement, d’un geste rapide, elle ouvrit la porte à laquelle elle s’appuyait, et appela doucement :
– Impéria !… Ma belle Impéria !…
Dans une chambre faiblement éclairée, Nevers, pétrifié d’épouvante, vit le fauve élégant et terrible qui, sur un tapis, étira d’abord ses pattes de devant, puis sa longue échine robuste et souple, puis se ramassa pour bondir, la gueule ouverte, les griffes au vent… Impéria !… la tigresse favorite d’Isabeau de Bavière !…
Le magnifique félin, brusquement, se détendit, et d’un seul bond vint tomber aux pieds d’Isabeau. Jean sans Peur tira sa dague… Il était livide. Mais il se criait : « Si je faiblis, si je recule d’un pas, elle va me tuer de son mépris d’abord, et me livrer ensuite à ce fauve… »
Isabeau, un instant, le considéra en dessous, et elle sourit.
Près d’elle la tigresse attendait, le mufle levé vers Jean sans Peur, et son souffle chaud, jetait dans l’air une légère buée grise.
– Tu vois ? dit Isabeau avec une étrange douceur. C’est un ami. Allons, fais-lui une caresse…
Alors, la tigresse la regarda quelques secondes – et elle s’aplatit… elle rampa… gronda… s’approcha de Jean sans Peur et, lentement, d’un mouvement de souplesse exquise et effroyable, se frotta à lui…
– Bien… très bien, ma belle Impéria… vous êtes vraiment belle et je vous aime !
Isabeau, rapidement, se baissa, et sur le mufle tiède du grand fauve mit un baiser violent. Puis elle se redressa et prononça :
– Allez, maintenant, allez, ma jolie Impéria…
Un instant après, la porte était refermée, la vision avait disparu, et Jean sans Peur, les oreilles bourdonnantes, le cœur à la gorge, vaincu, dompté, se courbait devant Isabeau plus encore sans doute pour cacher sa terreur que pour faire acte d’obéissance. Et Isabeau alors, d’une voix rude :
– Un appartement vous a été préparé au palais de Beautreillis. Pour cette nuit, Nevers, vous êtes l’hôte de Charles Sixième et d’Isabeau. Allez… allez, vous aussi. Demain matin, vous me donnerez votre réponse. Si vous m’avez comprise, si vous êtes digne de moi, si vous êtes l’empereur que rêve l’impératrice Isabeau, demain vous partez pour Dijon. Le jour où j’apprendrai la mort de Marguerite de Hainaut, Charles VI tombera… Allez, Nevers, songez à ce qu’il y a d’amour, de grandeur et de majesté dans la femme qui vous a appelé pour vous dire : « Je t’aime !… »
Ce dernier mot, elle le prononça avec une si suave douceur que Jean sans Peur sentit son cœur se remettre à battre avec violence. Mais quand il se redressa la reine avait disparu…
Alors un long soupir, où s’exhalaient la peur, l’amour et l’ambition, gonfla sa poitrine, et il sortit du palais de la reine ; mais ses jambes tremblaient et sa main s’accrochait convulsivement à la poignée de sa dague.
Parvenu au palais de Beautreillis, qui était situé dans, la partie méridionale de l’Hôtel Saint-Pol, il put se demander si la reine avait voulu lui montrer le faste de son hospitalité ou bien lui faire comprendre que pour cette nuit-là du moins il était son prisonnier : le palais de Beautreillis était rempli de gardes harnachés de pesantes armures qui firent la haie sur son passage, tandis que six valets porteurs de flambeaux marchaient devant lui pour l’éclairer.
Jean sans Peur s’arrêta dans la grande salle des armes et, renvoyant l’escorte, se laissa tomber dans un de ces vastes et profonds fauteuils du temps, aux dossiers tout fouillés par la prodigieuse imagination de l’art gothique.
Les gardes se retirèrent, – mais s’arrêtèrent dans la salle voisine.
Le front dans la main, Jean sans Peur méditait :
– Le duc de Bourgogne… mon père ! – Marguerite de Hainaut… ma femme ! – Charles sixième… mon cousin !
C’est autour de ces trois noms qu’évolua sa méditation… c’est sur des rêves rouges qu’il échafaudait le rêve radieux de la passion qu’il portait maintenant dans sa chair… et le rêve resplendissant au fond duquel étincelait la couronne de l’Empire de Charlemagne restauré !… Cela dura longtemps sans doute, jusqu’à l’heure où un page entra, s’arrêta devant lui, et annonça :
– Monseigneur, un homme est là qui prétend venir d’un logis de la rue Saint-Martin…
Jean sans Peur tressaillit violemment. La rue Saint-Martin ! Le logis Passavant ! La morte de l’oratoire, la pauvre et douce amante d’antan sacrifiée, bafouée, assassinée !… Et la fille ! Sa fille !… Il avait oublié tout cela… Fini, écrasé, tué, ce songe du passé !…
Non, tout n’était pas fini de ce côté-là…
Les yeux haineux, la parole mauvaise, l’esprit assiégé de vagues terreurs et de pensées de meurtre, il ordonna qu’on introduisît l’homme qui venait de la rue Saint-Martin…
Saïtano parut…
– Comment t’appelles-tu ? Qui es-tu ? Que veux-tu ? demanda Jean sans Peur.
– Mon nom ? dit Saïtano. Il importe peu, monseigneur. Qui je suis ? Demandez à Sa Majesté la reine quel est l’homme à qui, par six fois déjà, elle a fait l’honneur de l’aller voir en la Cité. Ce que je veux ? Vous prévenir qu’il reste un témoin de l’affaire du logis Passavant…
– De quoi te mêles-tu ! gronda Nevers.
– De votre réputation, monseigneur, dit froidement Saïtano. Il y a les actes, monseigneur…
Nevers frissonna. Sa dague, au même instant, fut hors du fourreau.
– Vous ne pouvez pas me tuer, dit Saïtano en étendant le bras. Vous atteindriez la reine !…
– Drôle ! grinça Nevers.
Saïtano se redressa et frémit. Ses yeux eurent un éclair flamboyant… la haine était née dans son âme obscure. Un mot ! Nevers avait dit un mot de trop ! Un mot que Saïtano ne devait jamais pardonner. Devant ce regard de mort, Jean sans Peur recula. Puis, à voix basse :
– Parle ! Dépêche !
Saïtano se redressa, et à haute voix prononça :
– Il y a eu de votre fait ou de par votre complicité, il y a eu, monseigneur, infamie, félonie et forfaiture…
Nevers devint pourpre.
– Misérable manant, tu oses insulter ton seigneur !
En même temps, avant que Saïtano eût pu faire un geste, la main de Nevers se leva. Dans la même seconde, cette main s’abattit sur le visage de Saïtano…
L’homme de la Cité, livide, n’eut pas un mot, pas un geste. Mais aux mille plis de son front couvert de sueur, on eût pu voir ce qu’il souffrait. Et si Nevers avait pu lire dans son cœur, il l’eût poignardé.
– Parle, maintenant, reprit Jean sans Peur.
– Monseigneur, dit froidement Saïtano, les actes de mariage ont été détruits. Vous savez que vous n’avez rien à craindre de ceux qui ont signé avec vous. La fiancée est morte. Les témoins se tairont. C’est votre affaire. Mais je vous dis : il y a un « témoin » qui parlera, lui !…
– Un témoin ! fit Nevers. Qui cela ?…
– Celui que messire Amaury de Bois-Redon devait réduire au silence. L’enfant, monseigneur : le chevalier Hardy de Passavant…
– Il a échappé à Bois-Redon ?…
– Et à la mort ! dit Saïtano.
Rudement, talonnant le parquet de chêne, le comte de Nevers fit quelques pas, gronda un furieux juron, puis, revenant sur Saïtano :
– Cet enfant… il faut, coûte que coûte, le retrouver.
– Monseigneur, l’enfant est là, dit Saïtano. Celui-là parlera. Tôt ou tard, fût-ce dans vingt ans, vous le verrez se dresser devant vous et crier : « J’ai vu !… » Cela ne me regarde pas, monseigneur. C’est vous seul que cela regarde. Moi, je vous l’amène. Il est là. À vous de le faire taire… Un dernier mot : seuls, les morts ne parlent pas, monseigneur !
Nevers détacha son escarcelle et la posa sur une table devant Saïtano. Elle était gonflée d’or. Saïtano la repoussa du bout du doigt et murmura :
– Plus tard, monseigneur, plus tard j’aurai ma récompense. Adieu, monseigneur… à vous revoir !
Il sortit sans hâte, laissant Nevers étonné, subjugué, en proie à ce sourd malaise que provoque le contact des êtres inexplicables, et se disant :
– Celui-là est mon ennemi mortel. Pourquoi ?…
Quelques instants plus tard, le chevalier Hardy de Passavant était devant Jean sans Peur. Et ce fut étrange. Nevers était immobile, la main à la garde du poignard, les yeux fixés sur Hardy. Nevers voulait frapper. Il savait qu’il finirait par frapper. Il fallait que ce fût vite fait. Et il ne frappait pas… Hardy, la gorge serrée d’angoisse, le cœur battant, surveillait cette silhouette à demi perdue dans l’obscurité. Reconnaissait-il l’homme de l’oratoire ?… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il reconnaissait un ennemi mortel. Ils ne se disaient rien…
Tout à coup, Nevers se mit en marche, soufflant de ce souffle fort et rauque des fauves qu’un obstacle contrarie.
Hardy le regardait venir. Soudain, d’un geste nerveux, il étendit la main vers Nevers, et cria :
– Vous avez du sang au visage ! Vous avez tué ! Qui avez-vous tué ?…
Nevers recula en pâlissant. Il avait encore au visage le sang de Laurence. D’un geste machinal, il essuya son front. Et il recula. Il était arrivé à l’extrémité de la salle, près d’une porte. Hardy, demeuré à sa place, le voyait se perdre dans les ombres accumulées là-bas… Tout à coup, il ne le vit plus !…
Nevers avait franchi la porte…
Nevers avait trouvé le moyen de tuer l’enfant sans le frapper…
– On dit, songea-t-il, que les cachots de la tour Huidelonne sont mortels. De quoi meurent les prisonniers d’État qu’on y enferme ? On dit qu’un homme robuste peut à peine y vivre un an… Combien de mois… combien de jours y vivra un enfant ?…
Demeuré seul, Hardy respira, comme on peut respirer quand on vient de voir la mort.
– Il faut fuir ! murmura-t-il.
Il ouvrit la porte par laquelle il était entré ; elle donnait sur une salle – et, là, douze hommes d’armes veillaient. Il referma doucement et courut à la porte par où Nevers était sorti : fermée, verrouillée ! Il bondit à une fenêtre, l’ouvrit, calcula au jugé qu’une trentaine de pieds le séparaient du sol et se mit à tirer sur les rideaux de soie brochée qui ornaient l’embrasure ; les rideaux vinrent en bas et il commença à les déchirer par bandes pour s’en faire une corde…
Comme il achevait ce travail, il tourna la tête, obéissant à cette impression d’inquiétude du prisonnier qui s’évade, et il demeura frappé de stupeur : les hommes d’armes étaient là qui le regardaient faire en silence et souriaient. Hardy poussa un cri et s’élança à la fenêtre pour sauter : des bras vigoureux le happèrent, l’empoignèrent, et, violemment repoussé, il alla tomber dans un fauteuil où il se tint immobile, farouche et fier, fermant les yeux pour ne pas laisser voir sa terreur.
Deux hommes entrèrent, deux colosses à barbe et chevelure incultes, coiffés de bonnets rouges à bandes bleues, vêtus de justaucorps lie de vin, de hauts-de-chausse rouges, chaussés de bottes montantes ; ils portaient à la ceinture un large et long couteau à lame nue, du côté gauche, et un trousseau du côté droit : c’était le costume des geôliers de l’Hôtel Saint-Pol.
Sans dire un mot, ils saisirent Hardy chacun par un bras… Ils traversèrent une cour, puis une autre… Le silence et les ténèbres pesaient de leur double poids sur ce désert mystérieux qu’était l’Hôtel Saint-Pol à cette heure de la nuit…
Hardy, de ses yeux agrandis, regardait droit devant lui, au loin… Soudain, il se raidit, ses forces réveillées brusquement, et il jeta un grand cri :
– À moi ! À moi !…
Là… dans cette vaste cour qu’ils traversaient, une ombre venait d’apparaître… un secours possible, un homme qui aurait pitié, peut-être ! Dix pas encore, et il le vit distinctement : il était vêtu de velours noir, il était affreusement maigre, il marchait d’un pas incertain, tantôt trop lent, tantôt précipité, il grognait des choses indistinctes, il avait des sanglots étranges et des éclats de rire à faire frissonner, et ses yeux, dans la nuit, ses yeux immenses jetaient des lueurs d’éclairs…
– À moi ! À moi ! cria Hardy !… Qui que vous soyez, venez à moi !…
L’être fantastique, apparition de cauchemar dans les ténèbres, s’arrêta et, d’un accent rauque, tremblant, pareil à une plainte ironique et tragique :
– Halte ! Qui va là ? Qui m’appelle ?…
– Le roi ! murmura l’un des geôliers.
– Le roi fou ! gronda l’autre.
L’apparition, noire silhouette disloquée, ricanante et gémissante –, le fou, donc, se pencha et dit :
– Qu’est ceci ?
– Prisonnier d’État, sire ! dirent les geôliers.
– À moi ! À moi ! répéta Hardy. Monsieur, êtes-vous gentilhomme ? Écoutez-moi ? Secourez-moi ! Oh ! Il s’en va !… À moi ! À moi !…
Les deux colosses un instant arrêtés l’entraînaient de nouveau. Le fou, brusquement, sous l’impulsion d’une nouvelle idée, s’était écarté, fantôme qui se perdait déjà au loin dans le gouffre des ténèbres… Il s’en allait à la poursuite de son rêve. Hardy entendit encore un ricanement funèbre, puis une sorte de hululement prolongé – puis ce fut le silence.
Les geôliers marchaient d’un bon pas. Ils arrivèrent à une sorte de terrain vague, au bout duquel, isolée, triste, pensive, se dressait la tour Huidelonne .
La Huidelonne – reste, sans doute, de quelque château disparu – était à peu près en ruines. Deux étages, pourtant, étaient encore logeables, – jadis salles d’armes ou salles de fête, maintenant repaires de geôliers.
Hardy, tout à coup, ne vit plus que les étoiles au-dessus de sa tête : il était dans la tour.
Il fut soulevé par les deux poignes… il eut vaguement la sensation qu’on le descendait vers il ne savait quelles profondeurs ; tout à coup il se sentit lâché, et tomba sur les genoux, sur un sol fangeux ; en même temps retentit le bruit sonore d’une porte qui se ferme, il perçut des bruits rapides et mous de bêtes mises en déroute, il respira avec difficulté un air méphitique, il eut l’affreuse impression d’un silence de mort dans des ténèbres de tombe, et il s’affaissa évanoui, en murmurant : « Adieu, Roselys, pauvre petite Roselys !… »