V RÊVES ET RÉALITÉS

Nous devons prendre ce chapitre de son début même, c’est-à-dire du moment où Hardy de Passavant sortait de l’eau. À ce moment, ses nerfs étaient exaspérés. Les quelques heures qui venaient de s’écouler n’avaient été pour lui qu’une succession d’émotions violentes.

Un enfant de douze ans ! Bien qu’il eût la vaillance d’un homme et la force d’un adolescent de quinze ans, Hardy n’avait encore achevé que son douzième anniversaire. Un enfant, donc. Oui. Mais de quelle époque !

Hardy, donc, d’émotion en émotion, de lutte en lutte, parvenu à la suprême surexcitation nerveuse, s’abattit tout d’une pièce, tout raide, sur le rivage, à l’instant même où, derrière lui, dans le vaste silence, retentissait la cloche de la grosse tour du Louvre.

Sa dernière sensation fut que le battant de la cloche l’avait frappé à la nuque.

Comme Bois-Redon s’en assura, Hardy n’était plus qu’un cadavre, semblable à tous les cadavres, sauf cet inconcevable et trop rapide raidissement du corps. Le cœur ne battait pas. La peau était livide ; les yeux révulsés. Hardy était mort…

Les morts ont-ils une pensée ?…

Hardy était mort.

Et Hardy pensait.

C’était affreux, du reste.

Les pensées se produisirent en lui par afflux non successifs, mais simultanés ; elles accouraient des divers horizons de la conception, se heurtaient et retombaient avec fracas ; il n’y avait plus de fil, conducteur ; la logique se disloquait ; l’ordre inévitable qui règne même sur le monde idéal des fous était aboli ; c’étaient des coups de pensée comme il y a des coups de tonnerre ; c’étaient, dans la chambre noire de ce cerveau, des portes ou des fenêtres qui s’ouvraient du dehors et se refermaient en claquant par une volonté qui n’était pas la sienne.

Cette destruction totale de direction créa en lui d’intraduisibles horreurs. L’horreur le pénétra par tous les pores. Il ne respirait pas. Mais il avait conscience d’être plongé dans une atmosphère d’horreur. La notion d’espace n’existait plus, car il se sentait seulement tomber sans fin dans il ne savait quoi. Détruite aussi la notion de temps, car il n’y avait dans cette chute aucun point de repère. Donc ces poutres maîtresses qui étayent la charpente du monde idéal, et qui nous rassurent, nous font à chaque seconde constater que nous « sommes », s’étaient écroulées ; il vivait en rien ; le sens de « rien » se fortifiait en lui ; sur ces insaisissables pensées qui l’effleuraient de leurs ailes cotonneuses, il y avait une affirmation persistante qui les dominait, qui crépitait, roulait comme un lointain et ininterrompu grondement de tambour :

– Mort ! Mort ! Je suis mort ! Je suis dans la mort !…

Tel fut l’état où se trouva soudain placé Hardy.

Il était mort. Et il pensait.

Autour de lui, cependant, les choses continuaient d’être. Avec ces choses ambiantes, peu à peu, il reprit contact. Nous disons peu à peu. Cela n’implique pas une longue durée de temps. Ce peu à peu fut peut-être franchi en quelques minutes. Mais du moment où, par le toucher, l’ouïe, la vue, il eut repris contact avec le monde naturel, il put épeler au hasard, dans l’ordre où elles se présentaient d’elles-mêmes, des sensations fantastiques, hors d’humanité, mais déjà revêtues de formes ayant quelque apparence de précision. Il épelait :

– Tout est vertige. Une chose m’emporte . Quelle chose ? Où me porte-t-elle ? Dieu ! Dieu ! C’est la mort qui m’emporte dans le vertige, et ce balancement sera éternel. Oh ! si la chose pouvait seulement ne plus me balancer !… Dieu ! Dieu ! Voici l’homme rouge qui va me guider dans le vertige éternel ! À moi ! À moi !…

Hardy crut pousser une forte clameur, mais ses lèvres ne laissèrent passer aucun son. Tout à coup, il eut la sensation que la chose cessait de le balancer ; l’homme rouge, le guide de la mort désignait son cercueil, et on le plaçait dans ce cercueil dur et froid, un lit de pierre

Puis, l’unique sensation qui absorba toute sa curiosité fut celle d’un brasier effrayant allumé près de ses yeux . Il se cria qu’il était damné. Il voulut ne plus voir la flamme, et l’effort vain qu’il fit pour fermer les yeux fut effroyable. Il sentit haleter et se débattre en une lutte terrible non pas son corps qui demeurait rigide, mais sa pensée affolée par la souveraine injustice de sa damnation. Il se sentit crier, hurler d’épouvante. Il eut l’odieuse impression que l’homme rouge l’avait enchaîné sur le lit de pierre, muscle à muscle, fibre par fibre ; il éprouva cette atroce et indescriptible certitude qu’il se débattait contre l’impossible, que, dans les siècles des siècles, il se débattrait ainsi…

Brusquement, l’impression qu’il était damné, de vague et diffuse, se fit inexprimablement précise et se corrobora de détails : L’homme rouge était un démon armé d’une griffe aiguë  ; le démon se penchait sur lui, et de sa griffe, allait se mettre à labourer sa poitrine…

Enchaîné sur un lit de pierre, livré à un démon chargé de lui fouiller le cœur avec sa griffe luisante, voilà donc la forme qu’avait prise alors la pensée de Hardy – pensée de plus en plus coordonnée, de plus en plus possible à formuler. Mais en même temps que se précisaient les images de son rêve de mort, l’effroi atteignait au paroxysme. La lutte contre les chaînes devint furieuse. Il y eut l’incomparable effort d’une conscience essayant de se libérer. Et tout à coup, il comprit que du fond de son être, à son appel désespéré, accouraient toutes les forces de vie… et, avec une soudaineté de coup de foudre, il éprouva qu’il s’était délié !…

Et, à cette seconde, à la poitrine, il ressentit une souffrance rapide… la griffe ! c’était la griffe du démon qui entrait dans sa chair !… D’un dernier effort délirant, il acheva « de se délier », et un cri terrible retentit dans la salle…

À l’instant même où la pointe du scalpel commença à pénétrer, strida le cri du cadavre, – et Saïtano, reculant d’un pas, frappé de stupeur, demeura immobile, l’outil en l’air. Une goutte de sang vermeil mettait sur la poitrine blanche la note d’un beau rubis tremblotant.

Effaré, il regardait cela…

Les trois vivants regardaient aussi…

– Qui a crié ?…

D’un œil soupçonneux, il inspecta les trois. Mais les bâillons solides n’avaient pas bougé. Saïtano ramena son regard sur le cadavre, et précipitamment recula encore d’un pas en disant :

– Par le Christ, c’est lui qui… oh ! le voici qui me regarde !

Le cadavre le regardait, oui. Et presque aussitôt, il se souleva, tendit vers lui une main crispée comme pour conjurer une apparition… il se levait… il descendait de la table de marbre !…

– Vivant ! gronda Saïtano, avec désespoir.

– Vivant ! répéta Hardy, avec doute.

Quelques secondes, ils demeurèrent face à face, en silence, pétrifiés. Si la soudaine souffrance du coup de scalpel avait suffi pour arracher Hardy à l’état où, dans la mort, il avait vécu de si effrayantes minutes, son esprit désemparé flottait encore entre le rêve et la réalité. Brusquement, comme un déclic, les forces d’âme et de corps s’éveillèrent. Sur la table, il aperçut la boîte à outils du savant. Il y plongea la main et saisit une lame forte et large comme un poignard. Saïtano ne parut pas avoir remarqué ce geste. Ses yeux demeuraient rivés sur la mince blessure qu’avait faite le scalpel et d’où le sang coulait, traçant une légère ligne serpentine. Il n’éprouvait nul effroi de cette résurrection, étant habitué à jouer avec les morts ; il ne se demandait même pas comment son scalpel avait touché un vivant, croyant s’attaquer à un cadavre. Mais il regardait ce sang qui coulait et frissonnait de rage : sa tentative avortait. Quelle tentative ?… Il n’était plus le savant implacable, mais sans haine ; il était un avare ruiné devant celui qui l’a dépouillé, il était le chercheur d’impossible qui, avec fureur, avec haine, contemple l’obstacle imprévu.

Hardy et Saïtano n’avaient pas bougé de leurs places et se fixaient, les yeux dans les yeux. Les trois enchaînés, livides, regardaient, et leurs yeux tournés vers Hardy contenaient maintenant une frénétique espérance.

Soudain, Hardy les vit. Il tressaillit. Son premier mouvement fut de s’écarter, de fuir l’exorbitante vision. Puis, presque aussitôt, dans cette généreuse nature, le courage et la pitié l’emportèrent. Il « vit » ces appels forcenés, cet espoir qui les tordait… Et il cria :

– Oui ! oui, je vais vous délivrer !…

Saïtano saisit un poignard à sa ceinture, bondit, et hurla :

– Que vous m’échappiez, vous, c’est déjà terrible pour moi ! mais quant à ces trois-là, par l’enfer, si tu y touches…

Hardy ne comprit pas, n’entendit pas, peut-être. Il jeta son cri de guerre :

– Hardy ! Hardy ! Passavant-le-Hardy !…

Dans le même instant, il trancha les liens du condamné qui se trouvait le plus près de lui. Le poignard de Saïtano s’abattit dans le vide : Hardy s’était jeté à plat sur les dalles, et déjà, sous la table, il allait aux deux autres condamnés ; quand il se redressa, ils étaient libérés : manœuvre admirable, certes, par sa promptitude. Mais n’était-il pas plus admirable encore qu’en un tel moment l’enfant songeât à la sûreté de ces inconnus ?…

Saïtano fut hébété par la prestesse, l’agilité, la décision de cet adversaire imprévu.

Sombre comme un archange d’enfer, inexorable comme la science, il considérait les trois délivrés qui, massés dans un angle de la salle, frottaient énergiquement leurs poignets et leurs chevilles tuméfiés. Débâillonnés, ils ne songeaient pas à crier. Leurs yeux seuls avaient gémi, imploré, jeté des imprécations. Maintenant, ils se taisaient, et leurs mâchoires convulsivement serrées n’eussent pu laisser passer aucun son.

– Ceux-là ne diront rien, songea Saïtano. La terreur a aboli chez eux la mémoire. Demain, ils seront incapables de retrouver cette rue, ce logis pour me dénoncer. Il y a même quelque chance pour qu’ils ne reviennent pas de la peur et qu’elle les tue sous quelques jours. Oui, ceux-là se tairont !…

Mais alors, son regard farouche s’arrêtait sur Hardy qui, campé devant les trois, son couteau à la main, semblait les protéger encore et défier Saïtano.

– Celui-ci parlera ! Celui-ci a l’intrépidité d’âme qui terrasse la terreur. La reine ne me « reconnaîtra » pas. Son intérêt, même, est de hâter mon supplice. Damnation ! Que cet enfant dise mes travaux, dénonce mon scalpel, et je serai pendu, à moins que l’ignorante populace de la Cité n’allume un feu de joie pour y brûler un sorcier !… Le sorcier !… Ah !

Ah !… Jean de Folleville est un chien de chasse qui devient enragé quand on lui montre un sorcier… Il faut que l’enfant se taise !… Si j’attaque, il y aura bataille, clameurs, vociférations… le voisinage me tient à l’œil… non, non, il faut ici user de ruse, les séparer, et j’attaquerai le petit chevalier tout seul…

– Maudit, que voulais-tu faire de nous ? cria à ce moment Hardy.

– Maudit ! Maudit ! Maudit ! hurlèrent les trois.

On eût dit que la voix de Hardy leur avait rendu la parole.

– Allez ! dit Saïtano, vous êtes libres…

– Libres ? firent-ils ; haletants.

– Venez !…

Ils le suivirent clopin-clopant, tassés l’un sur l’autre, roulant des yeux énormes, suant encore de la peur, et faisant des grimaces de douleur à chaque pas ; ils avaient été admirablement garrottés. Hardy fermait la marche.

Saïtano déverrouilla la porte de la rue.

À peine fut-elle ouverte, il y eut dans la Cité le bruit de la course affolée des trois délivrés qui fuyaient ; oubliant de jeter un seul merci à leur sauveur, emportés par la rafale d’épouvante, ils fuyaient comme s’ils eussent cherché le bout du monde pour s’y cacher…

Saïtano sourit. C’est cela qu’il attendait. Hardy prononça :

– Adieu, maudit ! Et prie ton Satan qu’il me fasse oublier ton repaire !

Et à son tour il s’en alla, mais avec la tranquillité qu’il crut convenable pour sa dignité.

Le chercheur d’impossible, le scrutateur de cadavres, Saïtano, se mit en route derrière lui, le suivant dans l’ombre, à quelques pas, guettant l’occasion pour s’élancer et l’abattre.

Hardy, lorsqu’il se crut seul, s’arrêta et s’appuya à un mur, à un angle du carrefour que formaient la rue de la Draperie, la rue des Marmousets et la rue de la Juiverie. Il tremblait de la tête aux pieds. C’était le choc en retour, la réaction. Ses vêtements étaient trempés. Il avait froid. Il se sentit seul dans ces ténèbres, seul dans la vie, sans père, sans mère, sans parents, sans amis – et il pleura.

Et comme il pleurait ainsi à chaudes larmes amères, un nom qu’il prononça tout bas, dans la candeur de son âme pure, fut comme une lueur illuminant la nuit où il se débattait : Roselys…

Et Roselys !… Qu’avaient-ils fait de Roselys ?…

D’un coin d’ombre épaisse le guettait Saïtano… Sans doute il crut le moment favorable. Assurant son poignard dans sa main, il marcha à l’enfant… À ce moment, il y eut un bruit d’armures entrechoquées, des lueurs de torches éclairèrent le carrefour, et une voix cria :

– Holà ! Halte ! Ici !…

Saïtano, froid et calme, maître de lui, obtempéra à l’ordre et, de la rue des Marmousets, vit déboucher une forte patrouille qui venait de faire une rafle dans le Val d’Amour.

– Que fais-tu dehors à pareille heure ? interrogea rudement la voix.

Saïtano jeta un coup d’œil sur Hardy arrêté à dix pas de là et songea : Il faut qu’il se taise !… Un éclair, soudain, brilla dans ses yeux, pour s’éteindre aussitôt. Il allongea la main, et du bout du doigt toucha la poitrine du chef de patrouille.

– Mort de Satan ! grogna l’homme d’armes en se reculant. Est-ce là répondre ? Que veut dire ce suppôt du diable ? Parleras-tu ?

– Vous portez la croix de Saint-André, fit Saïtano.

– Oui bien ! Et après ?

– C’est l’insigne de la maison de Bourgogne, reprit Saïtano.

– Bourgogne est mon maître !…

– Et Nevers est fils de Bourgogne, continua Saïtano.

– Ça, truand fieffé, te moques-tu ?…

– Non. Si vous voulez rendre service au noble comte de Nevers, conduisez-lui cet enfant… Si vous voulez être pendu, laissez-le s’en aller.

Le chef de la patrouille fit un signe. En un clin d’œil, Hardy fut entouré, saisi malgré sa résistance, placé entre deux soldats qui le tenaient chacun par un bras.

– Je vais faire ce que tu dis, grogna l’homme d’armes. Mais, nombril du pape ! si tu m’as trompé… en route ! À l’hôtel de Bourgogne ! Et toi, suis-nous.

– Je vous suis, dit Saïtano. Mais si vous voulez m’en croire, ce n’est pas à l’hôtel de Bourgogne qu’il faut chercher Mgr de Nevers.

– Et où, damné ruffian ?

– À l’Hôtel Saint-Pol !

On se mit en route. Saïtano, encadré par deux des gens d’armes, marchait en méditant : l’enfant se taira, Jean sans Peur le fera taire… Hardy s’avançait au milieu de la troupe avec cette sorte de bonne volonté du désespéré qui a reconnu inutile sa lutte contre le destin.

On s’arrêta devant un pont-levis.

Hardy leva les yeux, vit deux grosses tours massives, gardiennes immuables d’une porte hérissée de pointes de fer ; il reconnut l’une des entrées de l’Hôtel Saint-Pol, et se rappelant alors tout ce qu’il avait entendu murmurer lorsqu’on prononçait ce nom, il frissonna… Pourquoi, ah ! pourquoi le conduisait-on à l’Hôtel Saint-Pol ?… Le chef de patrouille appela, se nomma, cria un mot de passe, et bientôt toute la troupe s’engouffra sous une voûte dont une torche éclairait faiblement les profondeurs. Hardy eut l’impression d’entrer dans une tombe, et que jamais plus ne se rouvrirait pour lui l’énorme porte qui venait de se fermer en grinçant. Alors il sentit tomber sur ses épaules le froid de la peur, il voulut résister, se débattre… Il fut violemment entraîné.

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