XVIII LE RETOUR DU CHEVALIER DE PASSAVANT

Ce matin même où Jean sans Peur alla, non pas chercher la reine au château de Beauté-sur-Marne, comme on le crut dans Paris, mais simplement l’attendre près de Vincennes, comme elle le lui avait ordonné, ce matin-là, donc, le chevalier de Passavant s’approchait de la capitale.

Sa campagne d’un mois à travers les pays d’Île-de-France, de Valois, de Picardie, de Normandie l’avait transformé ; il n’était plus ce maigre et pâle fantôme sorti de cette tombe qu’on appelait la Huidelonne ; l’air et la liberté avaient coloré son fin visage un peu narquois ; les omelettes picardes, les poulardes des auberges normandes, les vins d’Île-de-France lui avaient rendu raisonnable apparence. Voici quelle était à cette époque la situation morale, du chevalier de Passavant :

Il avait, la veille, au gîte, à peu près vidé le fond de son escarcelle.

Il n’appartenait à personne.

Il n’avait ni parents, ni amis.

Il n’y avait en lui aucun sentiment générateur de tristesse.

N’ayant donc à redouter ni les voleurs ni la mélancolie, rien ne pesant ni à son cœur ni à sa bourse, libre, seul au monde, sans souci de l’avenir, l’âme ferme, l’esprit sain, le corps alerte, l’imagination vagabonde, trouvant le soleil admirable et la pluie charmante, émerveillé de vivre, émerveillé que la vie fût une si bonne chose, un bon cheval entre les jambes, une bonne rapière au flanc, le manteau et la plume au vent, sur la route du retour, en cette claire matinée, trottait le chevalier de Passavant.

Il passa la Marne au bac de Nogent, et bientôt, gaîment, salua Paris d’un sourire.

Gaîment ? Sans doute.

La nouvelle de la mort de Roselys lui avait porté un rude coup, c’est vrai. L’apparition d’Odette lui avait causé un éblouissement, c’est vrai. Mais l’espace et le temps effacent les images. Roselys était en lui, mais lointaine dans le recul des années, imprécise, à demi chimérique, un rêve d’enfance dont on sourit alors qu’on le chérit encore. Odette à peine entrevue était en lui, mais presque irréelle, improbable, si on peut dire. Roselys était un joli crépuscule de teinte inexistante. Odette était une aube incertaine, encore insaisissable.

Pour tout dire, s’il y avait des êtres au monde pour hanter la pensée du chevalier, c’était la reine Isabeau, l’ange qui, selon la version de Saïtano, avait recueilli la petite Roselys et adouci ses derniers moments ; c’était le roi Charles qui lui avait, à lui, ouvert la porte de la Huidelonne ; c’était le duc d’Orléans qui, dans la bagarre du Val d’Amour, l’avait généreusement tiré d’un très mauvais pas. À ces trois-là, il se promettait d’offrir, vienne l’occasion, tout ce qu’il possédait, c’est-à-dire sa vie ! Le plus beau chevalier du monde ne peut donner que ce qu’il a.

Tout en remontant d’un claquement de langue le trot de son cheval, Passavant songeait :

– Si je réclame les biens du chevalier mon père, je me dénoncerai moi-même aux honnêtes sacripants enragés à mes trousses ; merci ; assez de Huidelonne ; assez de geôlier, bien que ce brave m’ait enseigné plus d’un bon tour d’escrime. Donc, je suis sans sou ni maille, sans logis, sans parents, sans amis. Que ferai-je ? Eh bien, je m’enrôlerai au service de quelque puissant prince, et ce sera bien le diable si je n’arrive, à la pointe de l’épée, à m’assurer le gîte et la pitance.

Nous avons dit qu’il passa la Marne à Nogent, où il arriva vers les huit heures du matin. Ce ne fut pas sans avoir fait halte à l’auberge du Bac, sise au bord de la rivière, où on lui fit manger de la petite friture qui était la renommée du pays – car, en ce temps, on dînait à neuf heures du matin.

Il laissa son dernier écu aux mains de l’hôtesse qui, lorsqu’il se fut remis en selle, vint lui offrir poliment le coup de l’étrier. Par-dessus le marché, elle lui donna un bon conseil qui eut d’ailleurs le sort de tous les bons conseils, c’est-à-dire qu’il ne fut pas suivi.

– Seigneur cavalier, dit-elle, allez-vous donc à Paris ?

– À Paris, oui, ma belle hôtesse, fit joyeusement le chevalier.

– Eh bien, reprit-elle, ce serait dommage vraiment, qu’un jeune gentilhomme de si bonne mine tombât sous les coups des Écorcheurs qui infestent ces forêts. Faites donc un détour, si vous m’en croyez, joignez Saint-Denis et rentrez par la porte Montmartre. De ce côté-là, les chemins sont plus sûrs.

Passavant remercia de la main et du sourire – et piqua tout droit sur ces forêts qu’on lui signalait comme si dangereuses : d’abord parce que c’était son plus court chemin ; ensuite parce qu’il ne croyait pas aux Écorcheurs, et enfin parce que, si Écorcheurs il y avait, il éprouvait comme un vague appétit de danger.

En ce temps, ces quelques bouquets d’arbres qu’on appelle forêt de Bondy, bois de Vincennes, bois de Saint-Maur, bois de Verrières et de Meudon, bois de Marly, forêt de Saint-Germain, ne formaient qu’une vaste futaie encerclant Paris d’une somptueuse ceinture de châtaigniers élégants, de hêtres séculaires, de bouleaux graciles et de chênes.

Passavant admirait les tours de Notre-Dame qu’il apercevait par une trouée de forêt. Parfois aussi, son regard allait curieusement chercher à un millier de pas devant lui, une sorte de monstre informe qui se traînait sur la route ravinée, une bête hérissée de dards, aux écailles de laquelle le soleil accrochait de soudaines lueurs, et qui dardait au ciel en mouvements spasmodiques une langue écarlate ; cela cahotait ; cela disparaissait tout à coup à quelque détour, pour reparaître et disparaître encore.

Un temps de galop rapprocha le chevalier de cette chose bizarre que façonnait son imagination, et il vit alors que les écailles luisantes étaient les armures de douze hommes d’armes en groupe, les dards des lances, et la langue du monstre une oriflamme. Ces gens entouraient et escortaient une riche litière tendue de magnifiques étoffes. Aussitôt, l’imagination du chevalier plaça dans cette noble litière une jeune et belle princesse, et cette image qu’il créa s’associa tout de suite à celles de ces Écorcheurs dont l’hôtesse de Nogent avait voulu, le matin, lui faire peur. À ce moment, des cris retentirent :

– À l’aide ! criaient des voix. Au pillard ! Au feu ! Au truand !…

– Rendez-vous ! Bas les lances ! hurlèrent d’autres voix rudes.

– Oh ! fit le chevalier ébahi. Voici, ma foi, la litière attaquée. Voici bien les Écorcheurs !

Dès le premier cri d’appel, il avait pris le galop de charge…

Presque au même instant, du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Vincennes, sortait une forte troupe composée d’une centaine de cavaliers. Sans doute, elle avait vu, elle aussi, l’attaque de la litière. Et elle s’avançait d’un trot pesant qui résonnait sourdement sur le sol, en poussant son cri de ralliement :

– Bourgogne ! Bourgogne !…

Cet escadron, en tête duquel flottait en effet la bannière de Jean sans Peur, le chevalier de Passavant ne pouvait l’apercevoir. Dans cette demi-minute que dura son galop de charge, il eut la vision brève, notée en quelques images rapides, à peine esquissées, de la violente bagarre autour de la litière : trente ou quarante assaillants, hâves, déguenillés, déchirés, avec des figures terribles, des yeux de loups, des bouches tordues par l’insulte, surgissant de tous les fourrés, armés de piques, de poignards, de haches ; puis la manœuvre, l’essai de manœuvre des douze hommes d’escorte tentant de faire front en un seul bloc ; puis un enchevêtrement furieux de gestes éperdus où lances, haches, piques, jetèrent des éclairs ; un roulement de jurons, d’insultes, de plaintes, formant clameur ; puis, l’assaut triomphant des Écorcheurs, huit des gens d’armes désarçonnés, étendus dans le sang, les quatre derniers en fuite, le tourbillon des assaillants rués sur la litière sans défense, et dans cette litière, une femme debout, pâle, frémissante, dédaigneuse… ce fut une succession d’images frappant coup sur coup en une vingtaine de secondes le regard du chevalier qui, penché sur l’encolure de son cheval, la rapière au poing, arrivait en tempête.

– À nous ! À nous ! Hourrah ! vociféra la clameur victorieuse des Écorcheurs.

– Hardi ! Hardi ! Passavant le Hardi !…

La bande des Écorcheurs eut soudain la sensation d’une trombe qui passait, d’une rafale qui s’abattait sur elle, de quelque chose d’irrésistible et de puissant qui faisait une trouée dans ses rangs. Cinq ou six furent renversés. Déjà la chose était passée…

– Hardi ! Passavant le Hardi !

Emporté par l’élan furieux, le chevalier ne put s’arrêter qu’à vingt pas au delà. Dans le même instant, il avait fait demi-tour, et la même manœuvre, il la recommençait en jetant son cri de guerre. Il revenait à la charge, fonçait droit sur la masse hurlante, un choc sonore se produisit, on entendit un hennissement éperdu, le cheval de Passavant s’abattit : cette fois, l’un des Écorcheurs, solidement campé sur ses jambes, avait attendu la tempête ; un violent coup d’une barre de fer atteignit au front la malheureuse bête.

Passavant sauta et se trouva debout. L’Écorcheur, renversé au choc, se releva et, tout deux, face à face un dixième de seconde, se mesurèrent du regard, puis se ruèrent l’un sur l’autre, tandis que le hurlement de la bande s’élevait :

– À mort ! À mort ! Écorchons-le !

Il y avait quelqu’un qui regardait cette scène pareille à un rêve de cauchemar.

C’était la femme de la litière.

Debout, haletante, l’œil en feu, elle semblait aspirer le carnage. Elle regardait, oubliant peut-être qu’un seul coup d’une de ces armes qui voltigeaient autour d’elle pouvaient la tuer. Et ce regard tout plein d’éclairs ne quittait pas Passavant. Sans doute cette femme éprouvait à ce moment une de ces passions qui tombent à l’improviste sur un être comme la foudre. Elle comprimait son sein, et se murmurait :

– Le voici ! Voici celui que j’attendais ! Voici l’homme !…

Elle vit Passavant se retourner sur la bande des Écorcheurs et tracer dans l’air, de sa rapière, un large demi-cercle. Elle le vit saisir à la gorge celui qui avait abattu son cheval et, d’une poussée terrible, l’acculer, le porter jusqu’à un arbre. Une deuxième fois, elle vit la rapière tracer son demi-cercle. Et deux ou trois hommes encore poussèrent un hurlement… Tout à coup, la bande se dissémina, disparut comme une apparition qui s’évanouit, et il n’y eut plus que les ébrouements de l’escadron de Bourgogne apparu soudain au détour de la route.

– Taïaut ! Taïaut ! cria une voix forte. Qu’on poursuive ces drôles !…

Les cavaliers, de tous côtés, s’élancèrent sous bois. Mais il paraît que les drôles en question connaissaient l’art des retraites subtiles : ils furent insaisissables, sauf celui qui était aux mains de Passavant. Le chevalier le tenait contre l’arbre. L’homme, vaincu, s’était croisé les bras et considérait son adversaire avec un farouche orgueil.

– Qui es-tu ? fit le chevalier quand il eut vu la fuite rapide des Écorcheurs.

– Le chef. Sans l’arrivée des damnés suppôts de Bourgogne, vous eussiez passé un mauvais quart d’heure. La litière était à nous. De quoi vous mêlez-vous ? Allons, faites-moi pendre, et que cela finisse.

Déjà cinq ou six cavaliers de Bourgogne s’avançaient, et la voix forte ajouta :

– Qu’on prépare une bonne corde, et branchez-moi ce truand !

– Pour ce que tu viens de dire, fit Passavant, tu mériterais d’avoir ma rapière dans la gorge. Me prends-tu pour un pourvoyeur de bourreau ? Allons, détale !

Le prisonnier jeta un indéfinissable regard sur le jeune homme qui lui parlait ainsi. Il y avait surtout de la stupeur dans ce coup d’œil. Mais comme les cavaliers s’approchaient, il se secoua, éclata de rire, se jeta d’un bond dans un fourré voisin.

– Tenez-le ! Ne le lâchez pas ! crièrent à Passavant les cavaliers qui s’élançaient.

Mais déjà Passavant se retournait vers son cheval qui, péniblement, s’était remis debout. Quant au chef de la bande, il va sans dire qu’on ne put le trouver. Passavant s’était approché de la bête qui avait reçu la masse en plein front. Il se rassura en constatant que le cheval n’avait eu qu’un accès de vertige causé par le coup, et que déjà, il s’ébrouait.

– Bon ! fit joyeusement Passavant, ces coups-là tuent tout de suite, ou guérissent. Allons, mon brave, tu en reviendras.

Alors seulement, il leva les yeux sur la femme de la litière… Il tressaillit, pâlit un peu, s’inclina comme si un vent d’admiration l’eût courbé tout frémissant : il venait d’éprouver l’impression de beauté.

Jean sans Peur, à ce moment, prononça :

– Mort du Christ ! Voilà un brave ! Vous avez, jeune homme, vous avez sauvé la vie d’une illustre princesse. Demandez votre récompense, et ne craignez pas de trop demander.

– Certes ! dit la princesse d’une voix qui tremblait, mais non de peur.

Ces mots détruisirent le charme. Passavant se redressa :

– Ma foi, dit-il, j’ai vu qu’on attaquait une litière, et la main m’a démangé.

– Quelle charge ! interrompit le duc en jetant un regard d’admiration au chevalier. Je vous ai vu entrer dans la masse comme un coin de fer ! Quels coups ! Le poitrail du cheval, l’homme, l’épée, tout cela n’était qu’un tourbillon ! Ah ! madame, vous inspirez un rude courage à quiconque vous a vue !

– Mais, dit tranquillement le chevalier, je n’avais pas eu l’honneur de voir Mme la princesse. Je ne mérite guère la récompense qu’à ce titre vous m’offrez. Les Écorcheurs eussent-ils attaqué une mendiante que je me fusse cru forcé de tirer l’épée. Et vous, monsieur ?

Le duc de Bourgogne n’eut pas l’air d’avoir entendu la question. Il étudiait Passavant. Il admirait cette fine silhouette souple, toute en nerfs. Sûr de sa force étonnante, sûr de son courage, il voyait aussi avec une secrète satisfaction que la physionomie du jeune homme semblait refléter plutôt une sorte de bonhomie naïve : un homme facile à acquérir.

– Si je ne me trompe, songea-t-il, c’est là une heureuse rencontre… pour moi. – Monsieur, reprit-il à haute voix, je suis le duc de Bourgogne. Et vous, comment vous nomme-t-on ?

– Chevalier de Passavant, monseigneur, dit le jeune homme en s’inclinant.

Jean sans Peur et la princesse de la litière tressaillirent légèrement. Ils échangèrent un coup d’œil qui, sans doute, évoqua un drame enseveli depuis des ans au fond de leurs consciences, car ils pâlirent.

– Passavant ? reprit le duc d’une voix altérée. Attendez donc. J’ai connu autrefois un chevalier de ce nom. On l’appelait Passavant le Brave. Seriez-vous de sa famille ?

« Cher ami, se dit le chevalier, c’est ici le moment de ne pas t’arrêter toi-même et te traîner à la tour Huidelonne. Diable, tu la connais trop. Un peu de variété ne nuit pas. Reste donc libre, cela te changera. » – Monseigneur, fit-il, j’ai fort entendu parler dans mon enfance du Passavant en question. C’était un brave, en effet.

– Et qui vous en a parlé ? dit le duc dont le regard se chargeait de soupçons.

– Mon propre père, fit le chevalier avec une si admirable tranquillité que cette fois Jean sans Peur commença à se rassurer. Passavant le Brave était le chef de la branche aînée, monseigneur. Je ne suis, moi, après mon père, que le chef de la branche cadette.

Le duc de Bourgogne et la princesse échangèrent un nouveau regard qui voulait dire :

– La tour Huidelonne a fait son office…

Ils respirèrent. Et d’ailleurs, il faut le dire, ils n’avaient gardé qu’un bien pâle souvenir de cet enfant jadis entrevu. Le nom de Passavant brusquement jeté dans leur souvenir en avait une seconde éclairé les bas fonds, comme ces torches qu’on jette dans un puits. La torche s’était éteinte. De nouveau les ténèbres envahissaient le puits…

– Mais, reprit la princesse, vous êtes gentilhomme, monsieur. Et ce nom de Passavant m’est inconnu, à moi qui connais toute la noblesse de Paris.

« Tiens-toi bien, cher ami !… » – Madame, c’est la première fois que je viens dans la grande capitale. J’ai passé mon adolescence en de lointains pays étrangers.

– Et vous y venez sans doute pour faire fortune ? dit la princesse avec son sourire le plus engageant. Si cela est, il ne tiendra qu’à vous de réaliser vos rêves les plus ambitieux.

Passavant salua.

– Je m’en charge, moi ! ajouta le duc de Bourgogne.

« Oh ! oh ! se dit le chevalier, je me suis laissé conter que la fortune n’a qu’un cheveu. Et voici qu’elle m’en présente au moins deux. L’un de ces cheveux s’appelle Bourgogne. L’autre… je ne sais pas encore. Auquel dois-je m’accrocher ? Ma foi, je déciderai cela à pile ou face. »

– Où logez-vous à Paris ? reprit Jean sans Peur. Où est votre hôtel ?

– Mon hôtel, monseigneur ? fit en riant le chevalier. Jusqu’ici je n’ai eu à moi que l’hôtel de la Belle-Étoile, noble hôtel, monseigneur, ce n’est pas moi qui en dirai du mal. Pour être bref, je n’ai pas de logis à Paris. Mais on m’a indiqué certaine auberge où je compte me gîter en attendant que cette fortune dont vous aviez la gracieuseté de me parler, madame, vienne m’y prendre par la main et me conduire à quelque demeure plus digne d’abriter l’héritier des Passavant.

– Par Notre-Dame, voilà qui est bien dit, s’écria Jean sans Peur. Dites-moi donc quelle est cette auberge où vous comptez prendre gîte, et vous aurez de mes nouvelles !

– C’est l’auberge de la « Truie Pendue », sise dans la rue Saint-Martin.

Pour la troisième fois, la princesse et le duc de Bourgogne se regardèrent en tressaillant. L’auberge de la « Truie Pendue » était située juste en face du logis Passavant. Mais, comme s’il eût deviné la vague inquiétude qui naissait chez eux, le chevalier ajouta :

– Je me suis d’autant mieux décidé pour cette auberge, outre ses qualités hospitalières, qu’on m’a assuré qu’elle se trouve à proximité de l’hôtel Passavant jadis habité par l’illustre chevalier dont vous me parliez. En me logeant près de la demeure qui a contenu tant de bravoure et de loyauté, je me figure que l’ombre de Passavant le Brave protégera mes efforts. Or, monseigneur, c’est déjà quelque chose que d’être protégé par une ombre !

– C’est bien, jeune homme, dit Jean sans Peur. Mais moi, c’est une autre protection que je vous offrirai. Par le temps qui court, les ombres sont peu redoutables…

– Qui sait ? murmura le chevalier, mais si bas que nul ne l’entendit.

Alors, la dame de la litière fit un signe.

L’escadron des Bourguignons se disposa en ordre de route. Jean sans Peur fit au chevalier un dernier geste plein de promesses et se plaça près de la litière.

– En avant ! cria-t-il.

– Monsieur, dit la princesse au moment où le véhicule allait s’ébranler, je veux vous remercier comme vous le méritez. Venez donc me trouver en mon logis dès demain à dix heures du soir.

– Qui aurai-je l’honneur de demander ? fit le chevalier ébloui.

– Vous direz votre nom aux gens de la porte et on vous conduira à moi.

– Et où devrai-je me rendre ?

– À l’Hôtel Saint-Pol…

Et la litière se mit en route. Le chevalier de Passavant demeurait sur place, pétrifié, écrasé par ce nom qu’on venait de lui jeter ! l’Hôtel Saint-Pol ! Un tressaillement l’avait agité de la tête aux pieds. Et il avait senti se glisser le long de son échine ce froid précurseur d’épouvante, ce même froid qu’autrefois il avait éprouvé lorsqu’on l’avait poussé dans son cachot…

Quand il se redressa, tout frémissant, tout pâle de ses pensées, il vit l’escadron qui disparaissait dans un grondement de feu et d’acier entrechoqués, entourant la litière de la dame inconnue.

– L’Hôtel Saint-Pol ! murmura-t-il. L’Hôtel Saint-Pol… la Tour Huidelonne… merci ! Je n’irai pas. Ce duc de Bourgogne, autant que j’en ai entendu parler, est un des plus puissants personnages du temps. Cette princesse qui habite l’Hôtel Saint-Pol ne peut être qu’une très haute dame de la cour, et puissante, elle aussi… Et elle est bien belle. D’où vient donc que leur aspect à tous deux m’a glacé et, comme la vue des reptiles a quelquefois fait faire un écart à mon cheval, me donne envie de reculer ?… Non, non, pas d’Hôtel Saint-Pol, plus de tour Huidelonne !

Tout à coup, et comme il prenait cette résolution, son cœur se mit à battre avec violence. Il baissa la tête. En lui, une image venait de se lever, si resplendissante de jeunesse et si gracieuse qu’il lui sembla que soudain le soleil venait de se lever.

Et c’était celle qui lui était apparue dans son cachot lorsque, désespéré de ne pouvoir même pas mourir, il avait senti la folie envahir son cerveau.

C’était Odette…

Le chevalier de Passavant redressa la tête, comme s’il eût défié d’invisibles ennemis.

– J’irai ! dit-il. Demain soir, à dix heures, je me présenterai à l’Hôtel Saint-Pol.

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