La veille au soir s’était déroulée, à l’auberge du Grand-Charlemagne, une scène qui trouve ici sa place naturelle. On a vu que, dans la matinée, avant d’aller trouver Gillette qu’il voulait entraîner à la chasse, François Ier avait donné des ordres à son capitaine des gardes, Montgomery.
Lorsque François Ier lui confia cette mission d’arrêter la Belle Ferronnière et les deux truands, Montgomery en comprit toute la gravité.
Son premier soin fut d’expédier sur toutes les routes de nombreuses estafettes ; en même temps, il prépara son expédition du soir en envoyant des espions dans les auberges de Fontainebleau.
Les estafettes revinrent bredouilles.
Et sur la fin de la journée, le capitaine fut convaincu que Madeleine Ferron était déjà bien loin de Fontainebleau.
Mais si, de ce côté-là, sa déception fut complète, il n’en fut pas de même en ce qui concernait les deux truands. L’un des espions, en effet, vint vers sept heures lui dire que des étrangers survenus depuis peu habitaient l’auberge du Grand-Charlemagne et que deux d’entre eux répondaient au signalement donné.
– Sur trois, songea-t-il, j’en offrirai deux au roi, et, si je ne me trompe, la capture des deux truands fera oublier la fuite de la Ferron.
Montgomery se frotta les mains.
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Vers neuf heures et demie, la ville de Fontainebleau fut sillonnée de patrouilles silencieuses. Chacune de ces patrouilles marchait droit sur l’auberge qui lui avait été désignée, entrait si l’auberge était ouverte, frappait au nom du roi si elle était fermée…
L’auberge du Grand-Charlemagne était située dans une ruelle peu fréquentée et d’assez mauvaise réputation, qu’on appelait la rue aux Fagots.
Malgré son titre pompeux, c’était une pauvre auberge qui recevait rarement des voyageurs et qui gagnait misérablement sa vie à vendre des cruches de bière aux soldats. En effet, elle n’était pas très loin du château.
En même temps que les autres groupes, Montgomery sortit du château à la tête d’une quarantaine de soldats bien armés et munis de tout ce qu’il faut pour enfoncer une porte ou bâillonner et ligoter un prisonnier.
Il ne tarda pas à atteindre la ruelle aux Fagots, et commença par barrer les deux extrémités de la rue au moyen de deux postes composés chacun de dix arquebusiers ; les postes reçurent l’ordre de tuer tout ce qui essaierait de passer.
Puis, avec les vingt estafiers qui lui restaient, le capitaine s’avança vers le Grand-Charlemagne.
Montgomery frappa.
Àsa grande surprise, la porte s’ouvrit aussitôt.
– Diable ! songea le capitaine, voilà une porte qui s’ouvre bien facilement !… Est-ce que je vais, de ce côté-là aussi, faire buisson creux ?
Il avait laissé ses soldats dans la rue.
– Bonhomme, dit-il à l’aubergiste, vous avez ici des voyageurs ?
– Oui, monseigneur.
– Combien ? Parlez franchement, car il pourrait vous en coûter cher d’essayer de jouer avec la justice du roi.
– ÀDieu ne plaise, monseigneur ! J’héberge en ce moment cinq étrangers.
– Bien, mon brave. Je viens ici pour arrêter ces étrangers au nom du roi ; mes soldats vont entrer, la chose se fera sans bruit ni scandale, vous n’aurez qu’à nous montrer la porte de leurs chambres.
– Je suis un fidèle sujet de Sa Majesté, fit l’aubergiste, j’obéirai, monseigneur.
– Un instant. Parmi les étrangers, il y en a deux arrivés depuis peu de jours, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur, les deux plus jeunes.
– Auriez-vous, d’aventure, entendu leurs noms ?
– Oui, monseigneur.
– Dites-moi ces noms !
– J’ai entendu ces deux gentilshommes s’appeler entre eux ; l’un se nomme Manfred et l’autre Lanthenay.
– Aubergiste ! s’écria Montgomery rayonnant, je vous promets cinquante écus, et que le ciel me damne si je ne vous les apporte dès demain… Allons, conduisez-moi à la chambre de ces deux-là… les autres ne m’importent guère.
Le capitaine se tourna vers la porte restée entr’ouverte pour appeler ses soldats. Àce moment, une porte vitrée située au fond de la salle s’ouvrit, un homme parut, et une voix railleuse, nasillarde, ironique s’éleva :
– Ne vous donnez pas la peine de faire entrer vos soldats, monsieur de Montgomery, nous nous rendons au roi !
– Triboulet ! exclama sourdement Montgomery.
– Sorti tout exprès de la Bastille pour vous aider à exécuter les ordres du roi, mon cher !
– Triboulet ! répéta le capitaine anéanti.
– Tout prêt à rendre compte à Sa Majesté de l’habile prestesse avec laquelle vous m’avez conduit à la Bastille !
– Parlez plus bas ! murmura Montgomery en jetant vers ses soldats un regard de terreur.
– Ayez donc l’obligeance de fermer la porte si vous ne voulez pas qu’on entende que vous avez menti au roi en vous vantant de m’avoir arrêté et conduit à la Bastille !
Montgomery obéit avec une docilité stupéfiée, puis revint vers Triboulet.
– Mais j’y pense ! reprit celui-ci. Nous avons à causer, mon cher monsieur de Montgomery ! Or, il y a des soldats qui ont l’oreille fine… Je m’en suis assuré… Ne jugez-vous pas à propos de renvoyer cette troupe qui encombre inutilement la rue.
– Inutilement ! répéta Montgomery anéanti de stupeur.
– Dame ! Cela me paraît ainsi, puisque nous nous rendons de bonne volonté, mes amis et moi…
– Vos amis !…
– Sans doute… des amis bien chers, deux jeunes gens qui savent ce qu’on doit aux ordres de notre bon roi François de Valois ; car je puis vous affirmer que Manfred et Lanthenay ont été bien calomniés ; ils ne demandent qu’à aller en prison… à condition que j’y aille avec eux, et qu’avec eux je paraisse devant le roi, qui sera bien joyeux de me revoir, j’en suis sûr… J’ai voulu les détourner de ce projet, mais ils y ont mis un entêtement que je ne conçois pas… Voyons, mon cher capitaine, voulez-vous que je les appelle et qu’ensemble nous allions nous mettre au milieu de vos soldats ?… « Voici Triboulet ! crieront de leur plus belle voix Manfred et Lanthenay ; voici le fameux Triboulet qui vient de sortir de la Bastille où M. de Montgomery l’avait conduit ! » Car, Dieu merci, chacun sait combien il est facile de sortir de la Bastille.
Montgomery n’en écouta pas davantage.
Il sortit dans la rue en refermant soigneusement la porte, et donna l’ordre au sergent d’armes de relever les deux postes et de reconduire toute la troupe au château.
– Il n’y a personne dans cette auberge, acheva-t-il ; les oiseaux se sont envolés, mais je vais interroger l’aubergiste et j’aurai peut-être une indication.
Surpris et flatté que son chef daignât condescendre à des explications, le sergent se hâta de rassembler sa troupe, pendant que Montgomery rentrait dans l’auberge.
– Du vin d’Anjou, aubergiste ! commanda Triboulet.
Un large broc d’étain fut déposé sur la table par l’aubergiste qui, sur un signe de Triboulet, s’éclipsa aussitôt.
Triboulet remplit les deux gobelets.
– Si nous reprenions la conversation au point où nous l’avons laissée ? dit Triboulet.
– Où l’avons-nous laissée ? balbutia Montgomery.
– Ah ! capitaine, vous manquez de mémoire. Je vais donc vous aider… Voyons, s’il m’en souvient bien, vous me prîtes par le bras, vous me fîtes sortir du Louvre, et vous me demandâtes de vous appuyer auprès du roi, vous figurant que j’étais rentré en grâce et faveur.
– C’est la vérité ; où voulez-vous en venir ?
– Àceci : je vous faussai compagnie, ce dont je m’excuse de tout cœur ; lorsque vous rentrâtes dans le Louvre, le roi vous ordonna de me conduire séance tenante à la Bastille.
– Comment savez-vous cela ? fit Montgomery.
– Il suffit que je le sache, mon digne capitaine. Or, le lendemain matin, vous annonçâtes au roi que, grâce à votre diligence, j’étais bel et bien embastillé. Vous mentiez, mon cher, mais ce fut le commencement de votre fortune.
– C’est possible… Après ?
– Après ? Il en résulte ceci : que si vous arrêtiez mes jeunes amis, je me ferais arrêter en même temps, et que je dirais au roi : « Sire, une autre fois, choisissez mieux ceux qui doivent me conduire à la Bastille ». Vous voyez l’effet produit.
Montgomery frémit.
Il ne comprenait que trop bien que si pareil événement se produisait, ce serait pour lui-même une catastrophe dont il ne se relèverait pas, bien heureux encore d’en être quitte avec la perte de son grade et de son emploi et la disgrâce du roi.
– Oui, dit-il avec un soupir de rage, je suis forcé d’en convenir. Et aussi bien, vous voyez que je n’ai pas arrêté les deux truands que vous appelez vos amis.
– Ce soir, oui, mais une autre fois ?
– Je vous donne ma parole de…
– Bon pour vous, mon cher ; mais ne pourrait-il se faire que quelque autre officier, prévenu, ou pris d’une inspiration soudaine…
– Je me tairai…
– Je n’en doute pas ; mais les Latins, qui, comme vous le savez, étaient un peuple fort intelligent, avaient imaginé un proverbe… Verba volant, scripia manent.
– Ce qui veut dire ?
– Que les paroles s’envolent mais que les écrits restent.
– Vous voulez que j’écrive ?
– Tout simplement.
– Et si je refuse ?
– Alors, écoutez bien. Je suis vieux, je ne tiens pas du tout à ma vieille carcasse, et, au fond, il m’importe assez peu d’aller pourrir au fond de quelque cachot. Au contraire, j’ai un intérêt énorme à assurer la liberté de mes deux amis. Or, donc, si vous refusez d’écrire, je vais de ce pas au château, et je dis au premier officier que je rencontre : Je suis Triboulet, conduisez-moi au roi…
– Cela n’empêcherait pas l’arrestation des truands.
– C’est vrai, mais cela nous vengerait d’avance. Manfred et Lanthenay seraient arrêtés… peut-être, et s’ils y consentent ! Mais ce qui est sûr, c’est que le capitaine qui s’est joué de la crédulité du roi serait également arrêté, conduit à Paris sous bonne escorte, et jeté dans quelque bastille.
Montgomery frissonna.
– Écrivez donc ! reprit Triboulet en poussant devant le capitaine une feuille de parchemin et une plume qui, évidemment, avaient été préparées d’avance.
– Et si je te tue ! rugit tout à coup Montgomery.
En même temps, il repoussa violemment la table, tira sa dague et se précipita sur Triboulet.
Celui-ci fit un bond en arrière, et avant, que le capitaine eût pu l’atteindre, se trouva campé, l’épée à la main.
Montgomery savait que Triboulet était d’une force redoutable à l’escrime. Il n’en aurait pas moins essayé de frapper son adversaire si, à ce moment, plusieurs hommes ne fussent entrés dans la salle.
Montgomery reconnut deux d’entre eux : Manfred et Lanthenay.
Du reste, ils ne firent aucune démonstration contre le capitaine et parurent vouloir assister au combat en simples spectateurs. Mais Montgomery comprit que s’il blessait Triboulet, il ne sortirait pas vivant de cette auberge.
D’un geste furieux, il rengaina sa dague et alla reprendre sa place à la table en disant à Triboulet :
– Que faut-il écrire ?
Alors Manfred, Lanthenay, Spadacape et le chevalier de Ragastens s’assirent à l’autre bout de la salle.
Triboulet dicta et Montgomery écrivit :
« Ordre aux chefs de poste du château de Fontainebleau de « porter respect et déférence à mon bon ami Fleurial qu’on « appelle aussi Triboulet. »
La tournure ambiguë de cette phrase échappa à Montgomery, qui d’ailleurs n’était guère en état de réfléchir. Il signa. Triboulet s’empara du précieux papier en disant :
– Vous comprenez, mon cher… Avec un pareil viatique sur moi, je puis passer partout sans crainte.
– Soit ! fit Montgomery d’une voix étranglée par la fureur, mais votre triomphe sera de courte durée ; je me charge, avant huit jours…
– Oh ! avant huit jours, nous serons tous loin de Fontainebleau.
C’est ce que voulait savoir le capitaine.
– Puisses-tu dire vrai, vipère ! gronda-t-il en lui-même.
Et il sortit, accompagné jusqu’au seuil par Triboulet qui lui fit une profonde révérence.
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Le lendemain matin, Montgomery, posté dans l’antichambre du roi, attendit avec impatience que François Ier le fit appeler. Mais le roi était absorbé par une grave opération : sa toilette de chasse… Il partit pour la forêt sans demander à son capitaine aucune nouvelle de la double battue de la veille.
On a vu la scène qui eut lieu entre François Ier et la duchesse d’Étampes au retour de la chasse, on a vu que Montgomery avait su mériter de son roi un sourire qui l’avait quelque peu réconforté ; on a vu enfin que le roi s’était rendu chez Gillette, et ce qui s’en était suivi.
Ce fut à ce moment que François Ier se rappela les ordres qu’il avait donnés.
Il fit venir Montgomery et l’interrogea d’une voix si sombre que le capitaine, tremblant, songea que, décidément, il allait passer un mauvais quart d’heure.
Mais aussitôt, il se remit et, payant d’audace, se fiant sur le hasard et les revirements de la cour, il répondit :
– Sire, nous n’avons pu arrêter ni la dame Ferron ni les deux truands… La raison en est toute simple, sire, c’est que cette femme et ces deux hommes ont quitté Fontainebleau.
Et Montgomery se lança dans un grand luxe de détails imagina séance tenante une série de scènes qui intéressèrent fort le roi, et termina en disant :
– Nous avons arrêté hier et cette nuit une soixantaine de personnes qui sont au château, sire… Je vais, si le roi m’y autorise, faire relâcher ces gens, puisque les seuls qui intéressent Votre Majesté sont en fuite…
François Ier avait écouté d’un air sombre les explications de Montgomery. Il était évident que sa pensée était ailleurs.
Enfin, un soupir lui échappa.
Et se tournant vers Montgomery :
– Allez, monsieur. Renvoyez vos prisonniers ; et, puisque vous êtes sûr que les personnes en question ne sont plus à Fontainebleau, c’est que tout est pour le mieux ; n’en parlons plus.
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François Ier demeura enfermé chez lui pendant deux heures.
La soudaine apparition de Margentine se dressant entre Gillette et lui, le bravant du regard, le menaçant du geste, l’avait violemment frappé.
Au bout de deux heures, on vit François Ier sortir de son cabinet. Il paraissait sombre et préoccupé.
Il se dirigea vers l’appartement de la duchesse d’Étampes.
Qu’allait-il faire chez Anne ?
Allait-il lui demander la consolation ?
Peut-être l’astucieuse duchesse attendait-elle cette visite…
Elle avait fait une toilette savante.
Habillée, ou plutôt déshabillée avec un art consommé, elle s’apprêtait à une lutte suprême pour reconquérir la couronne.
La couronne !…
Et n’était-elle pas en effet presque reine ?
Ou bien y avait-il au fond de cette conscience quelque monstrueux espoir s’étayant sur des assassinats possibles ?…
Quoi qu’il en soit, lorsque François Ier entra chez la duchesse, il s’assit ou plutôt se laissa tomber dans un fauteuil, et, comme après Marignan, il murmura :
– Tout est perdu !
Mais cette fois, il n’osa ajouter :
– Hormis l’honneur !
Il n’avait fait attention ni à la capiteuse toilette d’Anne, ni à son sourire plein de promesses, et n’avait pas vu qu’elle s’était avancée vers lui en tendant ses lèvres.
– Il souffre donc bien ! pensa-t-elle.
Pour une femme comme la duchesse d’Étampes, le doute n’était pas possible.
Ce roi, ce grand coureur de femmes, ce grand trousseur de jupes, cet homme que la vieillesse marquait au front et que la maladie poussait à la tombe, ce roi qui avait passé sa vie à rire de l’amour et des femmes, ce reître qui n’avait jamais vu dans la femme qu’un instrument de passion, eh bien ! il était dompté par une petite fille sans malice…
Deux yeux bleus, deux yeux purs et profonds comme le joli ciel azuré de ce coin de France, avaient bouleversé ce sceptique.
Il tremblait, il soupirait, il pleurait.
Il aimait enfin !…
C’était le châtiment qui venait le surprendre à l’apogée de sa carrière de grand amoureux.
Pensive, la gorge serrée, Anne contempla le roi qui pleurait !…
Elle n’était plus la femme aimée ! Elle était déchue de cette souveraineté qu’elle avait exercée pendant des années sur le cœur du souverain.
Elle comprit que c’était la fin de sa carrière de femme.
Ce fut un drame qui se déroula silencieusement dans le secret de sa pensée.
Anne se résignait à l’abdication…
Elle abdiquait, oui ! Mais elle n’abdiquait que sa royauté d’amoureuse. Quant à sa royauté politique, quant à son influence sur l’esprit du roi, à défaut de son cœur, elle allait tenter un suprême effort pour la conserver…
Anne doucement, s’approcha de lui, se pencha, et le baisa au front.
Ce n’était plus un baiser d’amante. Il y avait quelque chose de maternel dans ce geste apitoyé, dans ce baiser consolateur.
Elle murmura :
– Tu souffres donc bien, mon pauvre François ?
Le roi de France cacha sa tête dans le sein de cette femme qui se penchait sur lui et se prit à sangloter.
Et c’était d’une habileté réellement admirable, c’était presque beau et presque grand, ce sacrifice de l’amante, cette transformation d’Anne, duchesse d’Étampes.
Sous ces caresses, le roi, peu à peu, reprenait possession de soi-même.
Alors elle demanda :
– Que s’est-il passé ?
Et, tout naturellement, comme s’il eût parlé à un vieil ami, il raconta la scène de Margentine se dressant entre Gillette et lui.
– Et c’est sa mère ?… demanda la duchesse.
– Oui ! fit le roi.
– Et vous aimez cette jeune fille, François ?…
– Oui ! répondit encore le roi.
La duchesse frissonna. Cette passion d’inceste ainsi proclamée l’étourdissait. Mais elle jugea qu’il fallait se grandir avec la situation. L’essentiel, pour le moment, était de ne faire aucune allusion au lien de parenté qui unissait le roi à Gillette.
Anne s’assit près du roi, posa sa main blanche sur son bras, et d’une voix qui tremblait un peu :
– C’est un caprice de votre cœur, n’est-ce pas ?…
– Oui, un caprice, s’écria le roi, se raccrochant à cette perche qu’on lui tendait ; un simple caprice, ma chère Anne. Quant à mon cœur, au fond, il demeure vôtre pour longtemps… pour toujours, je pense !
– Eh bien, mon roi, mon amant, soyons assez amis l’un de l’autre pour poser nettement la situation. Vous aimez cette Gillette… et je veux croire, je veux être sûre que vous continuez à m’aimer tout de même… Hélas ! une pauvre femme aimante comme moi ne peut donner une dernière preuve de son amour qu’en se dévouant…
– Chère Anne ! s’écria le roi réellement ému.
– Mais, reprit-elle, si je me dévoue, mon roi, si… je vous aide à vous faire aimer, que me restera-t-il à moi ? Bientôt je serai complètement oubliée, et moi qui étais la première à votre cour, je serai tellement la risée des rivales que j’ai écrasées qu’il ne me restera plus qu’une ressource : me retirer en mon château et, dans une vieillesse déshonorée, attendre dans les larmes une mort que j’appellerai… que je hâterai peut-être…
– Anne ! Anne ! je vous jure, je vous donne ma parole de roi que vous resterez à ma cour la première, la plus honorée…
Il eut le courage d’ajouter :
– La plus aimée !…
Elle reprit, comme songeuse et suivant une idée à la piste :
– Ainsi c’est cette Margentine qui est l’obstacle ?… Eh bien sire, il faut supprimer l’obstacle.
– C’est à quoi je pense, répondit François Ier d’une voix qui fit frissonner Anne, quelle que fût sa force d’âme.
– C’est un moyen… mais il est mauvais.
– De quel moyen parlez-vous ?
– De celui auquel vous pensez.
Ils se regardèrent et se virent pâles.
– Eh bien, oui ! fit violemment François Ier, puisque cette femme me gêne…
Il acheva d’un geste.
– Et je vous dis, François, que le moyen serait mauvais.
– Pourquoi ?
– Parce que, couvert du sang de Margentine, vous inspireriez à Gillette une horreur telle qu’elle en arriverait à se tuer elle-même plutôt que de tomber dans vos bras.
Le roi demeura une minute pensif.
– C’est maintenant, dit-il enfin, que je reconnais toute la force de votre dévouement, ma chère Anne… Vous avez mille fois raison. Mais alors, achevez votre œuvre, guidez-moi, conseillez-moi…
– Il faut les isoler, dit la duchesse ; songer à les séparer, ce serait folie ; mais les isoler est facile, et une fois qu’elles seront seules, qu’elles ne pourront plus compter sur la crainte d’un scandale…
– Oui, je comprends… mais comment les isoler ? Où les conduire ?… Hors du château ? Jamais !
– Il y a le pavillon des gardes au fond du parc. Je me charge de le faire aménager, et dès demain je les déciderai à s’y réfugier.
– Anne, tu me sauves la vie ! s’écria le roi sans songer que son exclamation était un vrai coup de poignard dans le cœur de la duchesse.