Ce pavillon, dont la duchesse d’Étampes venait de parler à François, était situé très avant dans le parc, au milieu d’un massif de vieux arbres qui, pendant l’été, le couvraient d’une ombre impénétrable.
On allait rarement de ce côté. L’endroit était solitaire.
On avait fini, parmi les gens du château, par attacher des idées superstitieuses à ce pavillon, grâce à son isolement au fond du bosquet d’arbres.
Or, le soir du jour où la duchesse d’Étampes et François Ier eurent l’entrevue à laquelle nous avons assisté, un laquais du château entra tout à coup, pâle et tremblant, à l’office, où ses camarades prenaient leur repas.
Et il raconta qu’ayant eu une commission à porter à une des sentinelles postées contre le mur du fond du parc, il avait voulu couper court en revenant et, malgré la nuit, était passé devant le pavillon des gardes.
Or, à travers les jointures des persiennes du rez-de-chaussée, il avait vu de la lumière !
D’abord pris d’une folle envie de s’enfuir, cet homme assura qu’il avait eu ensuite le courage de s’approcher à pas de loup de la persienne éclairée vaguement, et qu’il avait vu une forme noire venant lentement à lui.
L’opinion générale fut que la vision signalée n’avait rien d’extraordinaire, et que c’était un fait connu que le pavillon des gardes était hanté.
Par qui ? Ou par quoi ?
C’est ce qu’on ne pouvait dire. D’ailleurs, on ne sait jamais par qui est hantée une maison hantée, parce que, si on le savait, ce ne serait plus une maison hantée, mais une maison habitée.
Cette théorie, que nous reproduisons sans en endosser la responsabilité, fut émise par l’un des officiers de la bouche royale, homme considérable et tout à fait digne d’être cru sur parole.
Il demeura donc acquis que le pavillon des gardes était actuellement la demeure d’une « forme noire », que, faute de lui pouvoir donner un nom plus précis, on appela la Dame en Noir, sans qu’on fût d’ailleurs tout à fait sûr que l’apparition était du sexe féminin.
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Nous avons trop de respect pour MM. les officiers de l’office royal pour élever le moindre doute sur l’existence de la Dame en Noir dont il est fait mention dans les « Mémoires du sieur Aubry de Ribécourt, officier de la bouche royale, concernant quelques faits et gestes s’étant produits en le château de Fontainebleau ». Et nous renvoyons aux dits Mémoires le lecteur récalcitrant qui refuserait d’adopter la légende de la Dame en Noir.
Mais comme, d’autre part, nous ne nous sommes pas contenté de compulser le manuscrit du sieur Aubry de Ribécourt (nous disons manuscrit, car ces Mémoires ne connurent point l’honneur de l’imprimerie), mais que nous avons cherché à contrôler ses assertions par celles d’autres manuscrits ou imprimés du temps, nous sommes en mesure de dévoiler le mystère de la Dame en Noir.
Nous prierons donc le lecteur curieux de dévoiler l’incognito de la dame en noir – s’il s’en trouve d’assez curieux pour cela – de vouloir bien revenir un instant avec nous au moment où François Ier étant sorti de la maison de la Belle Ferronnière, fit, avec Manfred et Lanthenay, la rencontre que nous avons narrée de notre mieux.
Qu’on se représente Madeleine Ferron, debout près du cadavre de Jean le Piètre qu’elle vient d’égorger pour sauver François Ier, – pour le conserver à sa vengeance.
Une fois que le roi fut parti, Madeleine se pencha sur le cadavre qu’elle considéra un instant avec une froide curiosité. Certaine que Jean le Piètre était bien mort, elle remonta dans la chambre du premier étage et entr’ouvrit la fenêtre pour essayer d’apercevoir une dernière fois son amant.
Elle distingua dans la nuit un groupe d’ombres confuses, entendit la voix du roi, et si elle ne comprit pas tout ce qu’il disait, elle en entendit assez pour deviner son projet.
– Oui, oui, murmura-t-elle, fais cerner cette maison, fais-la fouiller ! Tu ne m’y retrouveras pas… C’est ailleurs que tu dois me revoir, mon doux François.
Alors, rapidement, elle, s’habilla en cavalier, fit un paquet de quelques hardes, et entra dans l’une des pièces qui donnaient sur le derrière de la maison.
Il y avait là un jardin clos de murs peu élevés.
Madeleine jeta son paquet dans le jardin et sauta elle-même par la fenêtre, supposant que la porte d’entrée allait être forcée d’un moment à l’autre et qu’elle ne pourrait passer par là.
Une fois dans le jardin, elle franchit le mur au moyen d’une échelle, se trouva dans un étroit passage qui courait parmi les jardins d’alentour, et regagna la rue.
Elle s’était mise à marcher rapidement dans la direction du château.
Dix minutes plus tard, elle entendit le bruit d’un grand nombre de pas venant à sa rencontre, et elle se blottit dans l’encoignure d’une porte cochère.
De là, elle vit passer une vingtaine d’hommes qui marchaient en toute hâte sous la direction d’un cavalier ; c’était La Châtaigneraie qui allait fouiller la maison de la Belle Ferronnière, et qui passa à trois pas d’elle sans l’apercevoir.
Lorsque cette troupe se fut éloignée, Madeleine Ferron reprit sa marche.
Elle n’aboutit pas à la façade du château. Mais, le contournant par l’aile droite, elle se mit à longer le mur du parc et arriva enfin au point qu’elle s’était fixé.
Là, ayant attentivement considéré les environs, elle frappa deux fois dans ses mains.
Une corde lui fut aussitôt lancée de l’intérieur du parc.
Elle attacha d’abord son paquet au bout de la corde. Puis, à la force des poignets, se hissa elle-même le long de la corde. Parvenue sur la crête du mur, où elle s’assit à califourchon, elle tira à elle son paquet et le jeta dans le parc, puis, se suspendant par le bout des doigts, elle se laissa tomber et arriva légèrement à terre.
Un homme était là qui l’attendait.
– Fidèle au poste, dit-elle ; c’est bien.
– Depuis quatre nuits, madame, répondit l’homme.
– C’est parfait. Conduis-moi maintenant.
L’homme se mit à marcher silencieusement, suivi de Madeleine Ferron ; au bout d’un quart d’heure, il arriva devant un pavillon délabré.
C’était le pavillon des gardes. Il en ouvrit la porte et entra dans une salle du rez-de-chaussée.
Là, il alluma un flambeau que sans doute il avait dû apporter la veille ou le jour même.
Madeleine avait défait le paquet de hardes qu’elle avait apporté et en avait tiré une bourse pesante, dont elle sortit un nombre respectable de pièces d’or.
Elle les tendit à l’homme.
– Voici, dit-elle, un petit commencement ; mais rappelle-toi que si tu m’es fidèle jusqu’au bout, et surtout si tu es intelligent, ta fortune est faite.
– Quant à la fidélité, vous pouvez d’autant plus y compter que vous trahir serait me trahir moi-même, et par conséquent risquer à tout le moins la potence, ; quant à l’intelligence, je ferai de mon mieux… Mais venez que je vous montre votre logis.
L’homme ouvrit une porte et descendit un escalier qui aboutissait à une cave assez vaste et assez bien aérée.
– Voici, dit-il. J’ai descendu un des lits qui se trouvaient là-haut, et l’ai garni à peu près. Voici une table, un fauteuil, et quant aux vivres, toutes les nuits je vous apporterai ce qu’il faut.
– Et le cheval ? demanda Madeleine.
– En sortant par la petite porte du parc et en suivant le chemin, au bout de cinq cents pas, vous trouverez une ancienne hutte de bûcheron. J’y ai mis la bête ; vous n’aurez qu’à la seller ; cette cabane vous servira aussi pour attendre le moment propice pour rentrer dans le parc.
– Le roi va à la chasse bientôt ?
– Après-demain… ce sera une grande chasse à laquelle assistera toute la cour.
– Bien ; continue toutes les nuits à me renseigner sur ce qui se passe au château. Jusqu’ici je suis contente de toi. Va maintenant, car je suis fatiguée.
L’homme se retira.
Madeleine ferma soigneusement la porte du pavillon et descendit se coucher dans la cave, où elle ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil paisible.
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Tel était ce pavillon des gardes où la duchesse d’Étampes méditait de faire conduire Margentine et Gillette.
– Je me charge de les décider, avait-elle dit, et de faire aménager le pavillon.
En effet, dès que le roi l’eut quittée, elle se mit à l’œuvre. Et bientôt une dizaine d’ouvriers et de domestiques s’employèrent à nettoyer de fond en comble les pièces les mieux conservées du pavillon, qui furent aussitôt garnies de meubles et de tentures.
Dès le lendemain, le pavillon se trouva logeable, du moins dans la partie destinée à être habitée par Margentine et sa fille. Il restait à les décider.
– Ce sera difficile, songea la duchesse, mais avec de la patience on arrive à tout. Et puis, en somme, si la petite Gillette doit m’en vouloir, Margentine, au contraire, me doit de la reconnaissance, puisque je lui ai réellement fait retrouver sa fille.
Maintenant, quelle était au juste la pensée de la duchesse d’Étampes ?
Voulait-elle sérieusement aider le roi à triompher de Gillette ?
Ou plutôt n’avait-elle pas quelque espoir secret qu’au contraire la jeune fille résisterait plus facilement dans le pavillon des gardes ?
Elle n’eût pu le dire exactement.
Lorsqu’elle arriva dans l’appartement de la duchesse de Fontainebleau elle trouva Margentine dans un fauteuil. Malgré sa blessure, elle ne se couchait plus pour être toujours prête à défendre sa fille.
Gillette était assise près d’elle.
La mère et la fille, perdues dans une de ces longues et douces conversations qui étaient leur vie depuis qu’elles s’étaient retrouvées, ne virent point entrer la duchesse.
Elle avait entre-bâillé la porte de leur chambre, et si basse que fût leur voix, elle put entendre une partie de leur entretien.
– Et ce jeune homme, disait Margentine, tu dis qu’il s’appelle ?…
– Manfred, mère.
– Manfred… Manfred, fit Margentine songeuse ; c’est étrange, il me semble que je connais ce nom-là… bien mieux, il me semble le reconnaître lui-même au portrait que tu m’en as tracé… On dirait que je l’ai connu à une époque lointaine de ma vie.
Margentine, au temps de sa folie, habitait dans la rue des Mauvais-Garçons, c’est-à-dire sur les frontières de la Cour des Miracles.
Or, Manfred n’habitait-il pas la Cour des Miracles ?
Mais Gillette évitait avec une sorte de terreur de dire quoi que ce fût qui pût faire comprendre à sa mère qu’elle avait été folle.
– Ne vous tourmentez pas, chère mère, dit-elle. Et surtout, ne songez à rien de votre passé, puisque cela peut vous faire du mal.
– Pourquoi ne penserais-je pas au passé, ma chère enfant ? J’y songe au contraire autant que je puis. Je voudrais pouvoir combler ce trou qu’il y a dans ma mémoire ; je voudrais pouvoir joindre le présent à ma jeunesse et jeter un pont sur le fossé qui les sépare… Enfin, pour revenir à Manfred, je crois vraiment l’avoir connu. Où et quand ? Voilà ce que je ne puis dire…
– C’est une illusion, mère…
– C’est possible… Et tu dis qu’il t’a sauvée ? Oui tu m’as dit cela… Et tu l’aimes… Pauvre chérie, je comprends ce que tu dois souffrir, loin de lui… Mais toutes tes misères vont finir, va ! Je te tirerai d’ici, moi… n’aie pas peur.
– Je n’ai plus peur, ma mère… Tenez, même lorsque… le roi s’est présenté ici brusquement, je n’ai pas eu peur, tandis que je serais morte de terreur si j’avais été seule… comme là-bas…
– Oui ! Tu m’as dit… comme dans la grotte de l’Ermite… Oh ! l’infâme !
– Avec vous, je ne redoute plus rien.
– Et vous avez peut-être tort, mon enfant, dit la duchesse d’Étampes en s’avançant.
Et comme Gillette demeurait tout interdite, elle se hâta d’ajouter :
– Pardonnez-moi d’avoir surpris vos derniers mots et d’entrer en tiers dans votre conversation. Je viens en amie…
– Qui êtes-vous, madame ? demanda Margentine.
La duchesse, en voyant le regard clair et intelligent de Margentine, comprit la vérité. Elle n’était plus folle !
– Vraiment, fit-elle, regardez-moi bien… ne me reconnaissez-vous pas ?
– Madame ! implora Gillette.
– Laisse parler, ma fille ! interrompit Margentine. Il me semble que je vais enfin savoir… comprendre…
– Taisez-vous, par pitié ! supplia Gillette à voix basse.
– J’ai dit que je venais en amie, répondit Anne avec une fermeté voisine de la dureté ; il faut que je le prouve… Regardez-moi, Margentine… Tâchez de vous souvenir… voyons… Vous rappelez-vous Paris… la rue des Mauvais-Garçons ?…
– La rue des Mauvais-Garçons ! fit Margentine en prenant son front dans ses deux mains.
– Oui… c’est là que vous m’avez vue, Margentine.
– Vous m’appelez par mon nom comme s’il vous était familier… et pourtant… non… je ne me souviens pas vous avoir jamais vue… je ne me rappelle pas la rue des Mauvais-Garçons…
– Une petite rue étroite, bordée de masures dont les toits pointus, aux tuiles verdies, semblent des clous qui menacent le ciel… une chaussée défoncée avec un ruisseau au milieu… des boutiques sordides… des gamins mal vêtus, pieds nus…
– Oui… oui… il me semble que je vois mieux au fur et à mesure que vous parlez…
– Et dans cette rue, reprit la duchesse d’Étampes, une maison plus délabrée que les autres… un escalier en bois vermoulu que l’on monte en s’accrochant à une corde fixée à la muraille humide…
– Je vois, je vois ! s’écria Margentine palpitante.
– Oh ! madame, ce que vous faites-là est impitoyable ! dit Gillette.
La duchesse haussa les épaules et répondit :
– C’est pour vous sauver, mon enfant, comme je vous ai déjà sauvée à deux reprises différentes.
Et, s’adressant à Margentine :
– Au haut de l’escalier, une pièce obscure dont la fenêtre prend jour sur une cour étroite, triste, sans air…
– C’est là que je vivais ! cria Margentine.
– Oui, c’est là ! Et rappelez-vous… Un soir… c’était en hiver… quelqu’un est venu vous dire de descendre… et lorsque vous fûtes descendue, une dame poussa dans vos bras une jeune fille…
Gillette ne put retenir un gémissement.
– Une jeune fille, continua la duchesse, que vous avez saisie dans vos bras et emportée chez vous…
– Ô terreur ! murmura Gillette.
– Et c’était votre fille ! Votre fille que voilà ! Et la dame, c’était moi ! Moi qui avais arraché Gillette au Louvre et qui vous l’amenais… Vous rappelez-vous ?…
– Oh ! c’est insensé, ce qui se passe dans ma tête ! fit Margentine. Je vois la scène que vous dites… Je la vois comme si j’y étais… J’emporte la jeune fille… ma fille… ma Gillette… et je l’emporte avec haine… je l’emporte pour la faire souffrir ! Mais alors… Oh ! je comprends l’épouvantable vérité… j’étais folle !
– Mère ! mère chérie ! sanglota Gillette en se jetant au cou de sa mère. Ne pensez pas une chose aussi affreuse… Tout cela n’existe pas !
– Pauvre ange ! Comment, alors, n’ai-je pas compris que tu étais ma fille ?
– Vous ne m’avez pas torturée ! Vous ne m’avez pas haïe !…
– Tu me le jures ?
– Je vous le jure sur mon âme !
– Ah ! je sens mon cœur se dilater… C’eût été aussi par trop abominable qu’une mère martyrisât sa fille…
– Si je vous l’amenai alors, dit la duchesse d’Étampes, ce fut pour la sauver du roi…
– La sauver !
– Oui ! Ne savez-vous donc pas…
– Oui, oui… elle m’a tout dit, la pauvre petite…
– Eh bien, Margentine, écoutez encore… Qui est venu vous dire que Gillette était à Fontainebleau ? Qui est venu vous donner les moyens de faire la route ? Qui est venu vous dire comment vous deviez vous y prendre ?
– C’est vous, madame ! C’est vous !
– Enfin ! Vous, me reconnaissez donc !
– Si je ne vous reconnais pas, je comprends au moins que vous me dites la vérité.
– Si je viens maintenant vous dire que Gillette n’est pas en sûreté ici !
– Qu’on ose la toucher ! gronda Margentine.
– Pauvre femme ! On aura vite fait de se débarrasser de vous par le fer ou le poison !
Gillette jeta un cri d’épouvante et Margentine frissonna.
– Voulez-vous avoir confiance en moi ? Je vous promets, moi, de vous sauver toutes les deux. Ne me demandez pas pourquoi je veux vous sauver… Il suffit que je le veuille ! Voulez-vous avoir foi dans le secours que je vous apporte ?
– Parlez ! dirent à la fois Margentine et Gillette.
La duchesse d’Étampes comprit que sa cause était gagnée.
Gillette, en effet, tout en éprouvant une instinctive défiance contre elle, ne pouvait méconnaître qu’elle l’eût sauvée des griffes du roi.
Quant à Margentine, elle devinait dans la duchesse une femme, qui pouvait être une mortelle ennemie ou une alliée, mais qui, pour le moment, avait intérêt à défendre Gillette.
La duchesse reprit alors :
– Il ne faut pas rester ici… Évidemment le roi ne vous laissera pas sortir du château ; vous êtes ses prisonnières, du moins l’une de vous… Mais je puis obtenir facilement qu’on vous donne un autre logis…
– Qu’y gagnerons-nous ? fit Margentine.
– Vous n’y gagnerez rien si ce nouveau logis est situé dans le château… Mais s’il est dehors…
– En dehors ! N’avez-vous pas dit vous-même que nous sommes prisonnières !
– En effet ; aussi ne s’agit-il pas de vous faire franchir les limites du château ; mais dans ces limites il y a un grand parc, et, dans ce parc, plusieurs pavillons. Si l’un d’eux vous était assigné comme logement, je crois que vous pourriez mieux vous défendre et peut-être profiter d’une occasion…
Margentine et Gillette acceptèrent avec joie l’idée qu’elle leur suggérait, et, dès le même soir, elles étaient installées dans le pavillon des gardes.