Nous laisserons Diane de Poitiers continuer la chasse avec ardeur, sans s’inquiéter d’autre chose que de traquer le cerf : nous laisserons François Ier, escorté de sa petite troupe de gentilshommes, cheminer en causant bruyamment, et nous le précéderons à Fontainebleau.
Nous avons vu que Margentine était arrivée devant le château. Une sentinelle lui avait crié :
– Au large, ou je fais feu !…
La folle s’était arrêtée.
La duchesse lui avait recommandé la patience. Et Margentine avait promis. Elle se souvenait très bien.
Si bien, même, qu’elle demanda à un soldat qui passait :
– Est-ce que le roi doit aller à la chasse ?
– À la chasse ? Il y est, la belle blonde.
– Ah ! Il y est… Et savez-Vous si Gillette est avec lui ?
Le soldat demeura stupéfait. Il savait que Gillette était le nom de la duchesse de Fontainebleau, et il fut émerveillé que cette sorte de pauvresse parlât d’une personne qui passait aux yeux des uns pour la maîtresse de François Ier, aux yeux des autres pour sa fille.
Il bredouilla quelques mots et se hâta vers le château, de crainte d’être vu avec une personne aussi dénuée de respect pour ces êtres à demi fabuleux qui évoluaient dans le monde de la cour.
Tout à coup, derrière elle, elle entendit crier : « Vive le roi ! »
Elle se retourna soudain, pâlie et tremblante.
– Le roi ! murmura-t-elle. Le roi !… Lui ! François !
Un groupe de cavaliers s’avançait vers les grilles du château. Celui qui venait en tête, en avant de tous les autres de quelques pas, était un seigneur de haute mine, dont le pourpoint de velours cramoisi faisait valoir la taille.
Et les yeux de Margentine buvaient, pour ainsi dire, cette vision, avec un étonnement infini, tandis qu’il lui semblait que tout craquait en elle et qu’un prodigieux travail s’accomplissait dans sa tête !
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Depuis les temps lointains où Margentine avait été abandonnée par son amant, depuis l’affreuse scène où, toute sanglante encore de ses couches, à demi morte, elle était apparue dans la salle de débauche où François riait et chantait près de la fille-mère agonisante, depuis cette heure maudite, jamais Margentine n’avait revu l’homme qu’elle avait tant aimé.
Que le roi eût changé, vieilli, il n’en demeurait pas moins le cavalier si fier, avec son sourire un peu ironique et ses yeux froids, qu’elle voyait venir jadis avec extase, quand, sur le seuil de la maison de Blois, elle interrogeait avidement la route.
Et elle le revit tel qu’elle le voyait alors.
Nous ne pouvons dire qu’elle le reconnut : de Blois à Fontainebleau, il n’y avait pas dans son esprit de solution de continuité.
Margentine, en se trouvant ramenée en une seconde à près de vingt ans en arrière, subit-elle une transformation qui atteignit jusqu’aux fibres les plus profondes de son être ?
Le roi passa à dix pas d’elle. Il ne la vit pas.
Mais elle le vit, elle !
Ses mains se joignirent avec force. Elle voulut crier. Elle comprit qu’elle n’arrivait qu’à bégayer…
Déjà il était passé…
Et alors, parmi quelques gentilshommes formant escorte, elle vit deux femmes…
Deux femmes qui cheminaient côte à côte…
L’une lui jeta un regard brûlant, puis ce regard se reporta sur sa compagne comme pour la lui désigner.
C’était la duchesse d’Étampes.
Et l’autre, c’était Gillette ! Gillette que Margentine ne reconnut pas…
Tout à coup, le cheval de la duchesse d’Étampes fit un écart, et en quelques bonds se trouva près de Margentine.
La duchesse, en se penchant comme pour flatter l’encolure de la bête et la calmer, laissa tomber quelques mots. Puis elle rejoignit en souriant, sans que personne se fût douté de sa manœuvre.
– Ta fille, ta Gillette, la voilà !…
Ces paroles tombèrent dans la pensée de Margentine comme des gouttes de plomb fondu.
Et ces paroles la galvanisèrent, la fouettèrent, la jetèrent, délirante, vers le groupe qui, à ce moment, franchissait les grilles du château.
– Au large ! hurla la sentinelle.
– Ma fille ! ma Gillette ! hurla la mère en bondissant.
Un coup de feu éclata.
Margentine, ensanglantée, tomba sur ses genoux, les bras tendus vers Gillette, puis se renversa inanimée.
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Un cri d’horreur avait retenti dans le groupe des gentilshommes du roi. L’un d’eux avait couru à la sentinelle.
– Qui t’a dit de tirer, misérable ?
– C’est la consigne du roi, répondit le soldat.
Le gentilhomme s’écarta prudemment, déjà inquiet de son mouvement d’indignation.
Mais le roi ne faisait pas attention à lui.
Il suivait des yeux Gillette qui, sautant à bas de sa monture, s’était élancée vers Margentine, et il disait à la duchesse d’Étampes :
– Chère amie, ramenez donc cette petite écervelée qui va se commettre…
Le roi avait-il reconnu Margentine ?
Pas encore !
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Gillette, disons-nous, se mit à courir vers Margentine, s’agenouilla près d’elle, et souleva sa tête pâle qui avait en ce moment un étrange caractère de beauté.
Alors, elle reconnut la folle du taudis de la rue des Mauvais-Garçons.
Elle se souvint de la terreur que cette femme lui avait inspirée, elle se rappela le masque empoisonné…
Une larme tomba de ses yeux, et elle murmura :
– Ce n’est pas ma mère !…
Au cri de Margentine, à cet appel puissant et vibrant, Gillette avait eu un instant cette précise et palpitante sensation que c’était sa mère qui l’appelait…
Et maintenant, sa déception était si amère que cela lui arrachait des larmes.
– Allons, venez, mon enfant… ce n’est pas là votre place.
Gillette leva les yeux et reconnut la duchesse d’Étampes. En même temps, elle vit qu’un certain nombre de gentilshommes s’étaient approchés et la regardaient avec étonnement. Le roi n’était pas parmi eux.
– Voici le chirurgien ! dit l’un des assistants.
Gillette se releva, laissant la place au chirurgien.
Une pitié émue, une pitié profonde lui venait pour cette pauvre femme qui l’avait appelée « sa fille ».
– Il faut transporter la blessée, nasilla doctoralement le chirurgien. Quelqu’un sait-il où elle habite ?
– Elle habite au château, dans mon appartement ! dit Gillette.
Ces paroles lui échappaient pour ainsi dire malgré elle ; elle les prononça avec impétuosité et, dès lors, il lui sembla qu’elle avait un énorme intérêt à faire transporter Margentine chez elle ; l’instant d’avant, elle n’eût pas compris cet intérêt.
Cependant, des soldats avaient apporté un brancard sur lequel on déposa Margentine.
– Que décidez-vous, madame ? demanda le chirurgien à la duchesse d’Étampes.
– Obéissez à Mlle de Fontainebleau, dit Anne avec un sourire.
Quelques minutes plus tard, Margentine reposait sur le lit de Gillette.
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Le roi, sans attendre la fin de cet incident, s’était retiré dans son appartement. Il était furieux, et une fois qu’il fût seul, sa rage put se donner libre cours.
– Elle me le payera cher ! grondait-il par moments.
La menace allait à la duchesse d’Étampes.
Tout à coup, il s’assit à sa table, saisit une plume et écrivit :
« Ordre à la dame Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, de se retirer, dès les présentes reçues, dans ses terres, d’où elle ne pourra sortir sans notre congé et d’où elle ne reviendra que lorsqu’il nous plaira de l’appeler à notre cour. »
Il signa et appela Bassignac.
Le valet de chambre apparut.
– Fais-moi venir mon capitaine des gardes, dit le roi.
– M. de Montgomery est justement dans l’antichambre, sire ; mais Votre Majesté veut-elle recevoir Mme la duchesse d’Étampes ?
Le roi tressaillit.
– Elle ! fit-il rageusement. Qu’elle aille au diable ! Ou plutôt, non, fais-la entrer…
Un instant plus tard, la duchesse entra, souriante.
En même temps qu’elle, entrait Montgomery, mandé par François Ier.
Celui-ci tendit au capitaine le parchemin sur lequel il venait d’apposer son sceau.
– Montgomery, dit-il, lisez ce papier et chargez-vous d’en assurer l’exécution.
L’officier parcourut le parchemin d’un regard.
– Est-ce tout de suite, sire ? demanda-t-il.
– Tout à l’heure, répondit le roi, calmé par l’exécution qu’il venait de faire. Allez, et attendez le moment dans les antichambres.
Montgomery comprit, salua et sortit.
Anne avait jeté un coup d’œil perçant sur le parchemin. Et si elle ne parvint pas à le lire, du moins l’attitude du roi et le regard surpris de Montgomery lui laissèrent entrevoir la vérité.
Elle s’approcha du roi, et posant la main sur son bras :
– Vous m’en voulez donc bien, François ?
– Madame, dit froidement le roi, vous avez voulu me parler. J’ai consenti à vous donner audience… Mais hâtez-vous…
– Hâtez-vous ! s’écria la duchesse, car Montgomery attend avec impatience, n’est-ce pas, sire ? Est-ce pour me jeter en quelque oubliette ? Est-ce pour me conduire en exil ? Parlez donc, sire ! Parlez haut, comme je parle, afin qu’on sache bien qu’à la cour de France, le dévouement est à la merci d’un caprice royal, et que tel qui risque sa vie pour le roi sera peut-être demain proscrit ou exécuté !… Ah ! François ! Est-ce donc là le prix de ma fidèle et constante amitié ? Que me reprochez-vous ? De n’être plus belle, peut-être ! C’est là un grand malheur, en effet ; mais tout de même j’avais le droit d’espérer que mon affection, je n’ose plus dire mon amour, serait un jour récompensée autrement que par l’entremise d’un Montgomery ! Et cela à l’instant même où je venais rendre à mon roi un service… un nouveau service, sire !
Elle lança ces dernières paroles au roi comme une amorce, et feignit aussitôt une prompte retraite, – stratégie d’ailleurs commune à toutes les femmes.
– Adieu, sire, dit-elle d’une voix brisée comme si elle eût fait effort pour ne pas sangloter… Adieu, François !
Le roi la saisit par la main. Le mot de « nouveau service » lui avait fait dresser l’oreille, car jamais Anne ne s’était vantée à faux de lui être utile.
– Laissez-moi, sire ! dit-elle.
– Eh ! mort-dieu, madame, quelle mouche vous pique ? Où prenez-vous que vous soyez menacée ?
– sire… oseriez-vous reprendre à Montgomery le parchemin que vous lui avez remis, et me le faire lire ?
Tout en se débattant, la duchesse s’arrangeait de façon à tomber dans les bras du roi.
Anne était d’une remarquable beauté, et Diane seule pouvait rivaliser avec elle.
Un parfum grisant s’échappait de sa chevelure.
Elle offrait à ce moment, et dans sa perfection, le type de la femme capiteuse.
Il n’en fallait pas tant à François Ier.
– Voyons, bégaya-t-il, ne fais donc pas la méchante…
C’était l’aveu de la défaite !
– Ce parchemin, sire ! murmura la duchesse.
– Montgomery ! appela le roi.
Le capitaine des gardes entra.
– L’ordre que je vous ai remis… fit le roi.
– Le voilà, sire.
– Eh bien, détruisez-le. Je le révoque.
La duchesse allongea la main pour s’emparer du parchemin, mais déjà Montgomery l’avait jeté dans la cheminée, feignant de ne pas apercevoir le geste de la duchesse.
– Vous pouvez vous retirer, Montgomery, dit alors le roi, qui adressa à son capitaine un sourire qui eût fait pâlir d’envie les favoris du roi s’ils l’eussent pu voir.
– M. de Montgomery est vraiment un homme d’esprit, fit la duchesse.
– C’est un soldat dévoué, dit le roi ; je lui ferai un sort… Ce parchemin ne contenait rien d’intéressant pour vous ; mais puisqu’il vous inquiétait, je suis content qu’il n’en reste plus trace… Mais ne disiez-vous pas…
– Que je venais vous rendre un service ? Oui, sire, un service d’affection…
– Je n’ai jamais douté de votre affection, ma chère Anne…
– Sire, cette femme, cette pauvresse sur laquelle a tiré une de vos sentinelles…
Le roi fronça le sourcil.
– Eh bien, demanda-t-il, cette femme ?
– Elle a été transportée au château, sire…
– Au château ! s’écria le roi surpris.
– Dans l’appartement de la duchesse de Fontainebleau, sire. Et c’est là justement ce que je voulais vous apprendre ; la jeune duchesse a demandé, exigé que cette mendiante soit transportée chez elle. Or, je crois, sire, qu’elles se connaissent ; je crois… oui, je suis sûre que vous feriez bien d’aller voir cette femme…
– J’y vais à l’instant, s’écria François Ier.
– Allez donc, sire, et souvenez-vous au moins que c’est moi qui ai poussé le dévouement jusqu’à vous servir contre les intérêts même de mon cœur !
François Ier eut un moment d’émotion bien rare chez lui. Il saisit les deux mains de la duchesse et murmura :
– Au fond, je n’aime que vous !
Et il se hâta de courir vers l’appartement de Gillette.
C’était un maître coup d’audace et d’astuce féminines que venait d’exécuter la duchesse d’Étampes. Non seulement elle n’avait pas dit un mot de sa jalousie contre Gillette – jalousie que redoutait le roi, – mais encore, elle prenait position comme protectrice des amours de François et de Gillette.
Dès lors, plus d’inquiétude à son sujet dans l’esprit du roi. Dès lors elle devenait la maîtresse légitime, la maîtresse indulgente qui ferme les yeux sur un caprice parce qu’elle est assez forte pour cela !
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Margentine avait été transportée dans cette petite chambre retirée que Gillette avait adoptée.
Le chirurgien du château, ayant découvert le buste de la blessée, examina la plaie qui se trouvait au-dessus du sein droit.
Les dames d’honneur s’étaient sauvées avec des mines de pudeur offensée. Gillette était restée.
Et même elle avait voulu aider le chirurgien.
– Soulevez un peu la tête… là… restez ainsi.
Gillette, obéissante, avait placé ses deux mains sous la tête de Margentine et la soutenait, tandis que le chirurgien lavait et pansait la blessure.
Ce fut à ce moment que Margentine rouvrit les yeux.
Son premier regard, avec un mélange de doute, d’étonnement infini et de ravissement, se fixa sur Gillette.
– Pauvre femme, dit celle-ci, comment vous sentez-vous ?
– Bien… très bien… dit Margentine. Jamais je n’ai été aussi bien…
Et elle continuait à dévorer Gillette du regard.
– Voilà qui est fait ! dit le chirurgien. Si on est tranquille, si on ne touche pas au pansement, je réponds d’une prompte guérison.
Il se retira.
Gillette, alors, regarda autour d’elle et vit qu’il n’y avait plus personne dans sa chambre.
Elle ferma la porte et vint s’asseoir près de Margentine.
– Où suis-je ici ? demanda Margentine.
– Dans le château de Fontainebleau.
Un frisson agita Margentine.
– Le château, murmura-t-elle. Ah ! oui… le château du roi de France, n’est-ce pas ?
– Oui, madame.
On eût dit que le coup de feu de la sentinelle avait tué la folie de Margentine.
Avec un émerveillement presque terrifié, elle constatait qu’elle raisonnait ; elle percevait la clarté, l’ordre et la logique de ses pensées ; elle comprenait qu’elle redevenait la directrice de sa mémoire.
Elle refit comme en un rêve rapide, son voyage de Paris à Fontainebleau ; elle se revit attendant le passage du roi – de son amant ! – et se répéta les paroles de la duchesse d’Étampes :
– Ta fille ! ta Gillette ! la voilà…
Mais par une sorte d’ombre portée, une partie des événements qui s’étaient passés pendant sa folie, lui demeuraient interceptés.
C’est ainsi qu’elle ne se rappelait nullement pourquoi elle avait eu l’idée de venir à Fontainebleau ; elle ne se rappelait pas davantage que cette belle jeune fille qui lui souriait était venue dans son taudis.
Elle reprit avec une timidité angoissée :
– Voulez-vous me dire votre nom ?
– Je m’appelle Gillette…
Les doigts de Margentine se crispèrent sur les couvertures du lit ; mais elle se contint.
– Gillette ! fit-elle avec une profonde douceur ; c’est un bien joli nom…
Gillette sourit.
– Pourquoi m’a-t-on transportée en ce beau château ?
– C’est moi qui l’ai voulu ainsi…
– C’est vous ? Ah ! au fait… cela ne m’étonne pas…
– Pourquoi cela ? fit Gillette en souriant.
– Parce que vous êtes bonne… et puis… parce qu’il fallait peut-être que les choses fussent ainsi…
Gillette ne comprit pas cette phrase obscure, qui, chez Margentine, traduisait des sentiments plus obscurs encore. D’ailleurs tout l’étonnait dans l’attitude et les paroles de la blessée.
Était-ce bien là cette même femme qui l’avait si durement traitée à Paris ? Quel revirement s’était opéré en elle ?
Et pourquoi, aussi, Margentine, tout à l’heure, avant le coup de feu, s’était-elle élancée vers elle, en criant :
– Ma fille ! Ma Gillette !
Cette femme lui apparaissait enveloppée de mystère.
Cependant Margentine lui demandait :
– On dit que le roi a une fille… comprenez-moi… une fille dont on ne connaît pas la mère… Est-ce vrai ?
La question fit pâlir Gillette. Ses yeux se voilèrent. Elle baissa la tête… Margentine la regardait avidement.
Elle reprit d’une voix haletante :
– Répondez-moi… oh ! croyez-le… soyez-en sûre… si je vous demande ces choses… Répondez-moi comme vous répondriez à une agonisante que vos paroles peuvent faire vivre ou tuer…
– Il est vrai, madame, dit alors Gillette… le roi a une fille ou, du moins, j’ai pu le croire puisque lui-même me l’a dit…
– Cette fille… c’est vous, n’est-ce pas ? c’est vous…
Un douloureux soupir échappa à la jeune fille qui dit :
– C’est moi, en effet… Fille de roi… hélas ! fille sans mère !
Margentine fut agitée d’un tremblement convulsif.
Et de ses yeux, des larmes lentes coulèrent.
– Madame ! Madame ! s’écria la jeune fille effrayée, vous sentez-vous plus mal ?
Margentine fit non de la tête.
Et d’une voix oppressée, elle murmura :
– Attendez… j’ai des choses à vous dire… il faut que je puisse parler…
Frémissante, Gillette attendit.
– Écoutez dit enfin Margentine… il faut que je vous dise… Il y a dans ma vie une longue période pleine de ténèbres, et je sens que j’essaierais en vain d’y jeter quelque lueur… Que s’est-il passé dans cette période ? Je ne sais… Combien de jours ou d’années cela a-t-il duré, je ne sais pas non plus… Il me semble que j’ai dormi longtemps… longtemps… et que je viens seulement de me réveiller… C’est à peine si je garde un souvenir vague de quelques événements… C’est ainsi qu’il me semble vous avoir vue… mais c’est une illusion, sans doute…
– Oui, une illusion ! dit Gillette avec compréhension.
Margentine continua :
– Mais, par exemple, tout ce qui s’est passé avant cette période obscure, je me le rappelle dans les moindres détails… Mes douleurs d’alors m’étreignent d’angoisse, comme si je venais de les éprouver… et mes joies sont si présentes à mon esprit que je me demande si des années se sont bien passées… Et tout cela se mêle dans ma tête…
– Reposez-vous, je vous en prie, interrompit Gillette effrayée par l’exaltation qu’elle devinait dans la pensée de Margentine.
– Me reposer ! s’écria ardemment celle-ci. Me reposer ! Mais cela me repose infiniment de vous parler… Et puis… vous ne savez pas… Oh ! si cela était possible ! Écoutez-moi… Vous êtes une pure jeune fille, et je ne devrais peut-être pas vous dire… peut-être allez-vous me blâmer… Si vous saviez comme mon cœur se serre à l’idée d’avoir honte devant vous ! Pourtant, il faut que je vous dise… J’étais jeune, alors ; j’étais belle ; et j’aimai de toute mon âme ce jeune cavalier qui me jurait de m’aimer toujours… Vous rougissez… Ah ! voilà ce que je redoutais… comment faire ?
– Non, non ! s’écria vivement Gillette bouleversée d’émotion. Parlez… ne faites pas attention…
– Eh bien, je devins mère… J’eus un enfant… et ce même jour… jour de malheur, jour de joie, j’appris l’infamie de l’homme que j’aimais…, je faillis mourir… puis je revins à la vie qui m’aurait paru radieuse si j’avais conservé mon enfant…
– Cet enfant mourut donc ? interrogea Gillette.
Margentine ne répondit pas. Elle n’entendit peut-être pas. Elle reprit avec une exaltation croissante :
– Savez-vous comment s’appelait cet homme ?
– Dites ! oh ! dites !
– Il s’appelait François et est devenu roi de France…
– Mon père ! murmura Gillette défaillante.
– Quant à mon enfant… vous ai-je dit que c’était une fille ? Vous ai-je dit que je me mis à l’adorer avec emportement, avec frénésie ? Écoutez… écoutez… ces choses se passaient à Blois…
– Blois ! s’exclama sourdement la jeune fille.
– Un jour… elle disparut… Comment ? Je ne sais… Plus tard, bien plus tard, je sus qu’on l’avait vue à Mantes…
– Mantes ! râla Gillette, pâle comme une morte…
– On me dit qu’un homme l’avait emmenée… un homme… un monstre difforme et contrefait… puis, je ne me souviens plus…
Un sourd gémissement de joie ineffable échappa à Gillette.
Elle voulut crier : Mère ! mère ! c’est moi ta fille ! et sa gorge ne rendit aucun son ; elle voulut tendre ses bras… mais elle sentit que la vie se dérobait d’elle et qu’elle tombait…
– Anges du ciel ! c’est elle ! c’est elle !
Avec un rugissement, Margentine avait bondi de sa couche et saisit sa fille dans ses bras.
La double exclamation de la jeune fille, son émotion croissante devant son récit, son attitude à ses derniers mots lui révélèrent que Gillette s’était reconnue dans ce récit entrecoupé.
Sous les caresses délirantes de sa mère Gillette rouvrit les yeux.
– Ma mère ! murmura-t-elle faiblement.
– C’est toi ! râlait Margentine en sanglotant et en riant, c’est donc toi ! Je n’étais pas sûre ! Faut-il que je sois mauvaise mère ! Comme tu es belle ! et grandie ! Seigneur ! Il y a donc bien longtemps ! Figure-toi, quand je songeais que je te retrouvais, je me disais que je te prendrais dans mes bras pour te bercer…
La scène qui suivit est de celles qui échappent à toute description.
Mais enfin, après tant d’effusions, Margentine voulut savoir comment et pourquoi Gillette connaissait son père, et comment elle se trouvait au château de Fontainebleau.
– Le roi… commença-t-elle.
Gillette frissonna :
– Oh ! mère, mère chérie, ne parlons pas de cet homme… il m’épouvante…
– Ainsi, gronda-t-elle, le mal qu’il a fait à la mère ne lui suffit pas… il faut encore…
Àce moment, à l’entrée de la chambre, plusieurs personnages, hommes et femmes apparurent.
Et l’un d’eux, s’avançant jusqu’au milieu de la chambre, s’écria rudement :
– Or ça, que signifie cette comédie ? que fait ici cette mendiante ?… Qu’on la saisisse et qu’on la jette hors du palais, sans autre châtiment, en raison de son état… Quant à vous, Gillette…
Il étendit la main, comme pour saisir Gillette.
Mais il s’arrêta tout à coup, blêmi, et se mit à reculer comme s’il eût vu un spectre.
Margentine s’était redressée.
D’un geste violent et doux, un geste de mère, elle avait repoussé sa fille derrière elle et elle grondait :
– Touche-la donc un peu… touche-la… et nous allons rire…
– La mère ! bégaya le roi.
Et ce mot, sur ses lèvres retroussées par un rictus d’épouvante, prenait une signification formidable. La mère !… cela voulait dire : le châtiment…
Parmi les gentilshommes que le roi avait amenés pour ne pas effaroucher Gillette en venant seul, plusieurs voulurent s’élancer sur l’insolente.
Le roi les arrêta d’un geste et dit – murmura plutôt :
– Retirez-vous, messieurs… Cette femme est ici à sa place… retirez-vous…
Étonnés, effarés, ils obéirent… ils reculèrent, s’en allèrent, suivis par le roi, écoutant avec stupéfaction les grondements de la mère pantelante et furieuse.