XXXIV LA CHAMBRE VIDE.

C’était la duchesse d’Étampes qui avait voulu installer elle-même Gillette et Margentine dans leur nouveau logis.

Leur appartement comprenait quatre pièces sur les cinq du rez-de-chaussée.

La porte de l’escalier conduisant aux étages supérieurs avait été condamnée.

Deux chambres – une pour Margentine, une pour Gillette – se touchaient.

Une troisième devait servir de parloir ou salon. La quatrième était une salle à manger avec un âtre pour faire la cuisine.

Quant aux deux pièces du rez-de-chaussée qui n’avaient pas été aménagées, Margentine les visita aussi.

Dans la dernière, il y avait une porte.

– C’est la porte des caves, expliqua la duchesse ; mais on n’y descend plus depuis bien longtemps…

La duchesse ajouta :

– La servante qui vous sera attachée fera son affaire de la cuisine.

– Il n’est pas besoin de servante, dit Margentine.

– Qui donc s’occupera des soins de votre appartement ?

– Moi, dit Margentine ; je puis bien servir ma fille et moi-même, et je veux que nul n’entre ici.

– Sans doute, sans doute ! fit la duchesse qui, une heure plus tard, alla trouver le roi et lui dit :

– Elles sont dans le pavillon, et je me suis arrangée pour qu’il n’y ait même pas de servante chez elles. Les volets de la fenêtre de gauche sont disjoints… on peut facilement entrer par là, et on se trouve alors dans une pièce où il y a deux portes… L’une, celle qui est à gauche de la fenêtre, donne sur les caves ; mais l’autre, celle qui est en face de la fenêtre, donne sur la chambre occupée par la mère.

Cette première soirée fut un véritable enchantement pour Gillette et Margentine. Avec un peu d’imagination, elles pouvaient se croire libres en quelque maison de campagne isolée au fond des bois.

Margentine avait fermé porte et fenêtres.

Elle se sentait en parfaite sûreté.

Gillette prit le rouet.

Et Margentine la regarda faire avec une admiration extasiée.

– Comme tu as de jolies mains, dit-elle… Tes doigts sont fins et fuselés comme des doigts de princesse…

Gillette sourit.

– Quand je pense, reprit la mère, que j’ai pu vivre si longtemps sans toi ! Je crois bien que je mourrais sur le coup si on nous arrachait maintenant l’une à l’autre…

– Chère mère ! Ne pensons pas à des choses aussi cruelles… Pensons plutôt à préparer notre évasion d’ici… car nous sommes de vraies prisonnières.

– Il n’est que trop vrai… Écoute, dès demain, si je puis marcher, je sortirai…

– Oh ! non, pas dès demain, mère ! Il vous faut encore plusieurs jours de repos…

– Je crois que je pourrai dès demain. Je ne suis pas très forte, mais je suis habituée à la dure… J’étudierai les environs et…

– Écoutez donc, mère ! fit tout à coup Gillette à voix basse. N’avez-vous rien entendu ?… Là… dans cette pièce…

Margentine vit Gillette toute pâle.

– Je n’ai rien entendu, dit-elle. Rassure-toi, mon enfant… Je suis là !

– Oui, mère ! Et pourtant… Oh ! tenez ! sûrement on vient de marcher… là !

Cette fois, Margentine avait entendu elle aussi !

– Attends ici, dit-elle, en s’élançant vers la chambre où le bruit s’était produit.

Elle en ouvrit brusquement la porte et entra, un flambeau à la main. Un rapide regard la convainquit que cette pièce était vide.

Margentine pénétra alors dans la dernière pièce.

Elle était vide également.

Elle essaya d’ouvrir la porté de la cave, mais cette porte résista, et, à la poussière qui couvrait ses jointures, il était visible qu’elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps. Quant à l’escalier qui conduisait à l’étage du haut, il était bouché.

– Nous nous sommes trompées, dit Margentine en revenant auprès de Gillette. Le vent aura secoué un volet…

La nuit se passa tranquillement, et, pendant la journée du lendemain, rien ne vint éveiller les soupçons des deux femmes.

Àl’heure du dîner du soir, Margentine, comme la veille, ferma soigneusement la porte et enchaîna les volets des fenêtres. Au dehors, la nuit était noire.

Gaîment, elles se mirent à table.

Margentine était assise le dos tourné à la porte de la chambre vide… Face à elle, Gillette était donc tournée vers cette porte.

Les deux femmes se mirent à causer, comme la veille, de Manfred, de Triboulet et de la possibilité de les rejoindre. Tout à coup, comme la veille, Gillette tressaillit.

– Je vous assure, mère, dit-elle à voix basse, qu’on vient de marcher dans cette chambre…

– Petite peureuse ! répondit Margentine, convaincue qu’il ne pouvait y avoir personne qu’elles dans le pavillon. Rassure-toi donc, puisque je suis là !

Mais elle n’avait pas fini de parler que Gillette jeta un cri, se leva toute droite, blanche de terreur, et de son bras tremblant montra à sa mère la porte de la chambre.

Margentine se retourna, et elle aussi se leva, saisissant un couteau sur la table.

La porte venait de s’ouvrir.

Et une forme noire apparaissait, arrêtée dans l’encadrement. C’était une femme.

– Qui êtes-vous ? interrogea Margentine d’une voix ferme. Hâtez-vous de répondre… sinon, malheur à vous !

– Je ne suis pas une ennemie, répondit la dame en noir ; je suis, comme vous, une malheureuse qui a beaucoup souffert du fait de ceux qui vous font souffrir, Voulez-vous que nous causions ? Je vous jure qu’il n’en résultera aucun mal pour vous.

Margentine, cependant, gardait tout son sang-froid.

– Madame, dit-elle, je veux croire que vous ne nous voulez aucun mal ; mais, avant tout, expliquez-nous par où vous êtes entrée dans ce pavillon.

– Je n’y suis pas entrée, dit la dame en noir.

Et elle se hâta d’ajouter :

– Ne donnez à ces paroles aucun sens étrange ; elles signifient simplement que j’étais dans le pavillon avant vous.

– Où cela ?

– Dans les caves. Vous avez en vain essayé hier d’en ouvrir la porte, c’est que je l’avais fermée en dedans au moment ou Mlle Gillette a deviné ma présence. Dès hier, je voulais vous parler… je n’ai pas osé… Aujourd’hui il le fallait de toute nécessité, et pour diverses raisons dont la plus pressante est que, grâce à vous, je suis menacée de mourir de faim…

Elle prononça ces paroles avec une gaieté un peu fiévreuse. Puis s’adressant à Gillette :

– Voyons, mademoiselle, ne me reconnaissez-vous pas ? Rappelez-vous la maison de l’enclos des Tuileries… Rappelez-vous le soir où cette maison fut envahie par les gens du roi… C’est moi qui vous cachai, c’est moi qui vous conduisis rue Saint-Denis, vous, le chevalier de Ragastens et la princesse Béatrix.

– Oh ! je vous reconnais maintenant ! s’écria Gillette… Mère… sûrement, madame n’est pas une ennemie pour nous… Elle m’a sauvée.

Margentine s’avança vers Madeleine Ferron, que nos lecteurs ont certainement reconnue. Elle lui prit la main.

– Soyez bénie, madame, dit-elle d’une voix émue ; non seulement vous n’êtes pas une ennemie, mais vous êtes pour moi une amie bien chère, vous qui avez sauvé ma fille… Pardonnez-moi de vous avoir tout à l’heure menacée… Soyez la bienvenue… prenez place à notre table…

Déjà Gillette avait préparé une place pour la dame en noir qui s’assit et s’écria gaiement :

– Là ! le plus difficile est fait. Je redoutais fort de me présenter à vous, et je ne savais trop comment m’y prendre, car je craignais de vous épouvanter… Il l’a fallu cependant… Je n’avais plus de vivres et on ne pouvait plus m’en apporter… votre installation ici a contrarié bien des projets…

Le dîner terminé, Madeleine se leva et dit :

– Je veux d’abord vous montrer mon appartement. Ensuite, je répondrai aux interrogations que vous avez la politesse de ne pas m’adresser, mais que je devine dans vos regards. Venez…

Margentine et Gillette suivirent sans crainte la dame en noir. Avec elle, elles descendirent dans la cave, et elle leur montra le réduit où elle s’était installée.

– Mais c’est affreusement humide ici ! s’écria Gillette.

– En effet, dit simplement Madeleine.

Margentine remarqua alors que l’étrange femme toussait par moments d’une toux sèche, que ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, et que ses pommettes étaient très rouges.

– Il ne faut pas rester ici ! dit-elle, émue de pitié. Vous allez vous installer avec nous, là-haut… Et je vous soignerai, moi… Vous avez bien sauvé ma fille…

– Croyez-vous donc que je tienne beaucoup à la vie ?

Cette question, le ton dont elle fut faite frappèrent Margentine et Gillette.

– Si vous devez rester dans ce pavillon, s’écria celle-ci, je ne supporterai pas que vous habitiez cette cave… Pauvre femme ! Si vous saviez comme je vous plains… Et pourtant je ne connais pas vos tourments… mais là-bas, aux Tuileries, j’ai déjà eu cette sensation que vous étiez bien à plaindre…

– Et moi, dit sourdement Madeleine, j’ai eu dès lors cette impression que vous étiez un ange…

Puis, comme si elle eût craint de s’abandonner à l’émotion :

– Remontons ! dit-elle brusquement.

– Pas avant que vous n’ayez promis de venir habiter là-haut avec nous, dit fermement Gillette.

– Vous le voulez ? Eh bien, soit !

En elle-même, Madeleine ajouta :

– Au fait, cela vaudra peut-être mieux ainsi…

Lorsqu’elles furent remontées, Madeleine poursuivit :

– Voilà trois jours que j’habite cette cave. J’ai pu m’introduire à grand’peine dans le parc, et gagner ce pavillon, grâce à la complicité d’un domestique du château dont je me suis assuré le dévouement en le payant très cher. Car tout se paie, – surtout le dévouement !

Gillette écoutait avec une surprise mêlée d’effroi, cette femme qui parlait simplement des choses audacieuses qu’elle avait accomplies.

– Cet homme, continua Madeleine Ferron, devait tous les soirs m’apporter les vivres de chaque lendemain. Il a dû être bien étonné hier de ne pouvoir entrer, puisque vous aviez fermé la porte. Quant à moi, jugez des heures d’angoisse que j’ai passées dans ma cave lorsque j’ai entendu des allées et venues dans le pavillon… Enfin, je suis montée en haut de l’escalier, j’ai écouté et j’ai compris qu’on remettait le pavillon en état pour deux personnes qui allaient l’habiter par ordre du roi. Quelles pouvaient être ces deux personnes ? Comment ferais-je pour sortir ? Est-ce que je m’étais moi-même prise à mon piège ? Voilà les questions qui me tourmentaient… Mais hier, j’ai pu écouter votre entretien et j’ai été rassurée… Voilà mon histoire…

Il y eut quelques minutes de silence pénible au bout desquelles Madeleine reprit :

– Maintenant, vous vous demandez sans doute pourquoi je me suis introduite secrètement dans le parc, pourquoi je me cache dans ce pavillon, enfin qui je suis et ce que je viens faire au château de Fontainebleau ?

Appuyée contre sa mère, Gillette écoutait avec terreur et pitié. Pour Margentine, c’était l’étonnement qui la dominait.

– Écoutez, continua Madeleine Ferron, mon cœur est si gonflé d’amertume qu’il en éclate. J’ai si longtemps souffert en silence que le silence m’est devenu odieux, intolérable…

– Nous vous consolerons, dit doucement Gillette.

– Il n’est pas de consolation pour moi, répondit Madeleine en secouant la tête. Je suis perdue, je suis damnée… Corps et âme, tout en moi souffre les dernières convulsions d’une abominable agonie…

– Espérez ! espérez dit Gillette.

Et, entourant de ses bras le cou de Madeleine, elle voulut l’embrasser.

Mais Madeleine se leva, la repoussa presque avec violence, et devint toute pâle…

– Malheureuse enfant, dit-elle d’une voix sombre à Gillette interdite et tremblante, qu’alliez-vous faire ! Ne savez-vous pas qu’à me toucher on peut gagner la mort !

Margentine poussa un cri, saisit sa fille et la serra contre elle…

– Ne craigniez rien, reprit Madeleine en passant sa main sur son front couvert de sueur. Il suffit que vous me touchiez le moins possible… Où en étais-je ? Ah ! oui, je voulais vous, expliquer ce que je suis venue faire au château de Fontainebleau…

Elle garda un long silence, comme si maintenant elle eût hésité à parler.

– Écoutez, reprit-elle tout à coup, vous haïssez le roi de France, n’est-ce pas ?

– Je le redoute, voilà tout ! fit Gillette en frémissant.

– Et moi, je le hais, ajouta Margentine.

– Voilà par où nos destinées se touchent : nous avons un ennemi commun ; vous, vous ne cherchez qu’à vous défendre ; moi, je songe à l’attaquer… Pourquoi je hais le roi de France ? Sachez seulement qu’il m’a infligé la plus cruelle torture que puisse souffrir un cœur de femme, l’insulte la plus odieuse dont on puisse frapper Un esprit fier… J’ai résolu de me venger. Je le suis déjà. Je suis venue ici pour assister à ma vengeance. J’ai suivi le roi en son château pour le voir mourir.

– Le roi va donc mourir ?…

– Oui ! dit tranquillement Madeleine. Il est plus sûrement condamné que la malheureuse sur qui le bourreau porte la main, alors qu’il n’est plus de grâce possible et que la corde se balance au-dessus de la tête de l’infortunée…

Madeleine parlait avec une telle âpreté que Margentine et Gillette ne purent s’empêcher de frémir.

Comment savait-elle que le roi devait mourir ?

Elles n’osèrent pas le lui demander.

Et elles la contemplèrent avec une curiosité mêlée de pitié et d’effroi. Madeleine reprit :

– Maintenant, il faut que je sache certaines choses… Et d’abord, que s’est-il passé depuis l’aventure de la grotte de l’Ermite ? Je vous vois étonnée, mon enfant, de m’entendre parler de cet incident comme si je le connaissais parfaitement… Je le connais, puisque c’est moi qui ai conduit pour ainsi dire la duchesse d’Étampes à la grotte…

– Vous m’avez donc sauvée une deuxième fois ! Eh bien, depuis ce moment, il s’est passé pour moi un événement qui est le plus merveilleux de ma vie, j’ai retrouvé ma mère !…

Madeleine regarda attentivement Margentine.

– Vous voulez savoir comment ?… dit celle-ci.

– Oui… si cela ne vous ennuie pas…

– C’est la duchesse d’Étampes qui est venue me prévenir à Paris que ma fille se trouvait ici.

– Je comprends, je comprends… Maintenant, comment vous êtes-vous transportées dans ce pavillon ? Est-ce vous qui l’avez demandé au roi ? Est-ce lui, au contraire, qui vous y a obligées ?…

– Ni l’un ni l’autre. La duchesse d’Étampes nous a proposé de nous installer ici, et nous avons accepté, pensant que nous pourrions peut-être mieux nous défendre et préparer notre évasion.

– Ah ! c’est la duchesse d’Étampes, dit Madeleine. Et elle murmura :

– Cette fois, je ne comprends plus… à moins que… oui… tout est possible dans cette cour gangrenée, pourrie jusqu’à la moelle…

Elle reprit à haute voix :

– Écoutez, je vais réfléchir à notre situation. Quant à vous faire sortir d’ici, je vais l’essayer…

Gillette poussa un cri de joie.

– Oh ! ce sera difficile… mais non impossible. En attendant, veillez, soyez vigilantes, tenez-vous sur vos gardes nuit et jour…

Madeleine se leva.

– Voyons la porte, dit-elle.

Elle alla la visiter, la secoua, s’assura que les vis de la serrure tenaient bien, que la barre de fer qu’on mettait en travers n’était pas limée, que les crampons étaient solides.

– Tout va bien de ce côté ; ce n’est pas par là que viendra l’attaque.

Elle fit là même visite à toutes les fenêtres.

Ayant constaté que les volets en étaient également solides, elle demeura quelques minutes pensive. Tout à coup, elle eut un sourire ironique.

– J’ai trouvé, murmura-t-elle.

Et tout haut :

– Tenez, dit-elle, je crois que vous avez raison. Je ne puis demeurer dans cette cave où je toussais, où je souffrais inutilement. Et puisque vous le permettez, je vais m’installer près de vous, dans la chambre vide… Mademoiselle Gillette va se coucher et dormir bien tranquille. Je lui réponds qu’il n’arrivera rien cette nuit au moins. Quant à vous, madame, nous avons à causer… voulez-vous ?

– Mais, s’écria Gillette, comment allez-vous dormir vous-même ?… Oh ! ce canapé !

– Il fera admirablement mon affaire, dit Madeleine. Dans la chambre de Gillette, il y avait en effet un excellent canapé large et profond, sur lequel une personne pouvait dormir aussi bien que dans son lit.

– Voilà un canapé qui sera mieux dans la chambre vide que dans la chambre de cette enfant ! songea étrangement Madeleine.

Àelles trois, elles le poussèrent dans la pièce voisine, celle qui attenait à la salle à manger.

Puis, Gillette, rêveuse, se retira dans sa chambre.

Margentine et Madeleine demeurèrent seules dans la salle à manger. Alors Madeleine alla examiner la porte qui séparait cette salle de la chambre vide.

La porte ne fermait qu’au loquet.

– Avez-vous remarqué ce détail ? demanda Madeleine.

– Non, car je m’étais assurée qu’il est impossible d’ouvrir la fenêtre de la chambre, et qu’on ne peut entrer que par là.

Les volets paraissaient tenir solidement, et en les secouant par le milieu, il semblait impossible d’ouvrir la fenêtre. Madeleine examina alors les gonds.

Avec un clou, elle gratta la pierre autour de ces gonds.

– Voyez ! dit-elle à Margentine.

– Oh ! les misérables !

Sous l’action du clou, la pierre s’effritait comme du plâtre. C’était du plâtre, en effet. On avait descellé les crampons des gonds, et on avait simplement bouché au plâtre les trous qu’on avait dissimulés ensuite en enduisant le plâtre de poussière.

– C’est par là que le larron devait entrer. Je vois la scène comme si j’y assistais. Il arrive par ce côté du parc, escorté de deux ou trois de ses séides ; en quelques minutes ils disloquent les gonds, retirent les volets et entrent. Alors, pendant que ses acolytes se jettent sur vous et vous tuent, au besoin, lui court à la chambre de Gillette… Demain matin, je reboucherai le trou que je viens de faire pour qu’on ne se doute pas que vous savez maintenant la vérité.

– Que faire ? Que faire ? Oh ! je ne dormirai plus ! Je veillerai devant la porte de ma fille ! Fussent-ils vingt ! Ils ne savent pas ce que c’est qu’une mère !…

– Ne craignez rien ! dit Madeleine.

– Comment ! que dites-vous là ?

– Je vous dis de ne plus rien craindre, car je suis là ! Je vous jure que l’infâme reculera devant moi plus facilement que devant un poignard.

– Je ne comprends pas…

– Ne vous inquiétez pas de cela. Rassurez-vous seulement, et dormez bien tranquille dans votre lit : le larron n’entrera pas… Cependant, pour plus de précautions, vous pourrez barricader la porte de séparation…

– Non ! non ! je ne ferai pas cela ! s’écria Margentine. Je veux être prête à vous porter secours… Oh ! vous prendriez donc tout le danger pour vous…

– Eh bien, soit ! dit Madeleine avec un sourire ému. Ànous deux nous serons plus fortes pour défendre l’enfant…

Elles revinrent alors dans la salle à manger, et s’assirent, gardant le silence.

Chacune d’elles lisait dans les regards de l’autre la question qui était dans sa pensée.

Ce fut Madeleine Ferron qui osa.

– Ainsi, dit-elle, le roi sait, que Gillette est sa fille, et pourtant…

– Oui !

– C’est à confondre l’imagination… c’est à croire que l’infâme est atteint d’une sorte de folie qui l’empêche de ne plus rien reconnaître, lorsque sa passion se déchaîne…

– Vous le haïssez bien ?…

– Comme vous !

– Mais moi, dit Margentine, d’une voix sombre, j’ai des raisons…

– Je vais vous les dire : il vous est apparu un jour, au printemps de votre vie, alors que votre cœur s’ouvrait aux premières aspirations de l’amour… Alors, il vous a juré qu’il vous aimait et qu’il vous donnait sa vie…

– Oui, oui !… Oh ! comment savez-vous…

– Hélas !… Et alors, sous le feu de cette ardeur, sous ces regards brûlants et désespérés, peut-être devant la menace de se tuer, vous avez cédé, vous avez aimé, vous avez adoré avec passion l’homme qui dès l’instant où vous lui aviez appartenu, ne songeait plus qu’à la bonne plaisanterie qu’il pourrait vous faire, en vous abandonnant ! Est-ce bien cela ?…

– Mot pour mot ! s’écria Margentine, palpitante.

– Je reconstitue facilement votre histoire parce que c’est celle de beaucoup de malheureuses que cet homme a poussées au désespoir…

Margentine la regardait, tourmentée par le besoin de lui poser une question qu’elle n’osait formuler…

Enfin, se décidant :

– Cette histoire, fit-elle en hésitant, peut-être est-ce aussi la vôtre ?…

– Oui ! dit nettement Madeleine.

Madeleine reprit :

– Oui, c’est mon histoire, et comme toutes les histoires d’amour se terminent gaiement avec le roi, voici ce qu’il a imaginé pour égayer la mienne : il a remis à mon mari la clef de la maison où nous devions nous voir un soir et lui a indiqué l’heure du rendez-vous !…

– Horreur !

– Mon mari vint ! continua Madeleine en éclatant d’un rire nerveux, mais il se fit accompagner par le bourreau. Et si mes ossements ne reposent pas en ce moment dans le charnier de Montfaucon, c’est grâce à un hasard qui tient du miracle.

– Horreur ! répéta Margentine.

– Et vous ?… Qu’a-t-il imaginé pour vous quitter ?

– Ce fut atroce, murmura Margentine d’une voix sourde. Le soir où ma fille vint au monde… le soir où, presque mourante, j’agonisais sur ma couche, lui, dans une pièce voisine, se livrait à l’orgie… j’entends sa voix… je pus me lever… et lorsque j’ouvris la porte de la salle du festin, je le vis qui levait son verre en riant et qui embrassait une femme assise sur ses genoux…

– Oui, fit lentement Madeleine, ce n’est pas mal imaginé… Je le reconnais bien à ce coup.

Enfin Madeleine Ferron se leva et souhaita le bonsoir à Margentine.

– Dormez sans crainte, acheva-t-elle.

Alors elle se retira dans la chambre du canapé, tandis que Margentine passait dans la sienne.

Madeleine Ferron, cependant, descendit dans la cave.

Sur ses ordres, le valet du château, qu’elle avait soudoyé à prix d’or, avait placé dans cette cave tous les objets dont elle avait prévu qu’elle pourrait se servir.

C’est ainsi que, sur la petite table, il y avait des feuilles de papier, de l’encre, des plumes. Sur l’une de ces feuilles, Madeleine écrivit quelques mots, puis plia et cacheta.

Puis elle écrivit l’adresse suivante :

– Monsieur le chevalier de Ragastens, à l’auberge du Grand-Charlemagne.

Alors elle remonta et, entr’ouvrant doucement la fenêtre, examina les environs. Mais la nuit était trop profonde. Àdeux pas, on n’y voyait rien.

– Comment faire ?… murmura-t-elle.

Elle avait espéré que le domestique reviendrait errer autour du pavillon. Mais sans doute cet homme avait pris peur et il était peu probable qu’il se montrât.

– Il faut pourtant que cette lettre arrive ! songeait Madeleine.

Elle referma la fenêtre et entra dans la chambre de Margentine.

– Écoutez, dit-elle, pouvez-vous pendant une heure veiller seule ?

– Toute la nuit s’il le faut.

– Bien. Pendant mon absence, installez-vous donc dans ma chambre, près de la fenêtre. Si on vient, il suffira je pense, que vous fassiez du bruit, et au besoin que vous profériez quelque menace. Car je suis sûre que le larron compte vous surprendre pendant votre sommeil…

– Vous allez donc vous absenter ?

– Oui. Il faut que quelqu’un soit prévenu de ce qui se passe ici… quelqu’un qui peut vous être d’un grand secours…

– Allez donc ! et puissiez-vous réussir !…

Madeleine, alors, redescendit dans la cave, et, en quelques instants, se dépouillant de ses vêtements de femme, s’habilla en cavalier.

– Lorsque je reviendrai, dit-elle à Margentine, je frapperai trois coups espacés, sur le volet et je prononcerai votre nom et le mien à voix basse…

– Votre nom ! fit doucement Margentine ; vous ne me l’avez pas encore dit…

– Je m’appelle Madeleine…

– Madeleine… un nom que je n’oublierai jamais !

Madeleine déjà avait ouvert la fenêtre, scruté les alentours d’un coup d’œil perçant, puis elle avait légèrement sauté à terre et avait disparu dans l’ombre.

Margentine referma la fenêtre et attendit…

Madeleine Ferron s’était enfoncée dans un bouquet d’arbres.

Elle se dirigeait droit vers la petite porte dérobée par où elle était sortie une fois pour aller retrouver la chasse du roi.

Le jour, il n’y avait pas de factionnaire devant cette porte. En serait-il de même la nuit ?

Madeleine marchait rapidement. Tout à coup, il lui sembla entendre des pas derrière elle.

Elle se jeta brusquement derrière le tronc noueux d’un hêtre séculaire et attendit.

Deux secondes plus tard, une ombre se dressa près d’elle.

L’ombre paraissait hésiter, l’ayant perdue de vue.

Àun moment, l’inconnu qui, de toute évidence, la cherchait, passa si près d’elle qu’il la toucha. Madeleine tressaillit. L’inconnu bondit…

Madeleine vit briller dans la nuit l’éclair d’un poignard… Elle se baissa vivement…

Le poignard s’enfonça profondément dans le tronc du hêtre.

– Malédiction ! gronda l’inconnu, qui en même temps mit l’épée à la main.

Prompte comme la foudre, Madeleine avait également tiré la sienne.

Elle ne disait pas un mot.

L’inconnu, de son côté, se taisait.

Soudain, les épées se touchèrent.

Madeleine, sans un battement de cœur, le front plissé dans l’effort violent qu’elle faisait pour distinguer son adversaire, para le coup qui lui était porté.

Au même instant, elle riposta au jugé par un coup droit… Le coup porta…

Elle sentit la lame pénétrer dans de l’étoffe, dans de la chair…

– Vous êtes touché ! ne put-elle s’empêcher de dire.

– Ce n’est pas lui ! répondit l’inconnu qui, aussitôt, bien que grièvement blessé selon toute probabilité, s’éloigna rapidement et s’effaça dans les ténèbres.

Alors seulement Madeleine sentit son cœur battre à grands coups.

Qui pouvait être cet homme ? Àqui en voulait-il ?…

Sûrement, ce n’était pas à elle, d’après les paroles qu’avait prononcées cet homme.

Et l’idée que l’incident se rattachait à la situation de Gillette se présenta irrésistiblement à son cerveau.

Elle secoua la tête, comme pour se dire :

– Je verrai bien !

Puis elle se remit en route.

Un quart d’heure plus tard, elle arrivait à la petite porte dérobée. Elle s’était arrêtée derrière un massif d’arbustes d’où elle pouvait facilement inspecter le mur d’enceinte du parc.

Le long de ce mur se mouvaient lentement des ombres.

C’étaient des sentinelles. Madeleine eut une minute d’angoisse à la pensée qu’elle ne pourrait pas sortir.

Mais bientôt elle eut remarqué que la sentinelle placée devant la porte se promenait avec lenteur ; elle faisait une vingtaine de pas à droite de la porte, puis, revenant, parcourait à peu près le même espace sur la gauche.

En sorte qu’elle restait près d’une demi-minute le dos tourné à la porte.

Madeleine possédait une clef de la petite porte.

Elle lui avait été donnée par l’homme qui l’avait introduite dans le parc et de là dans le pavillon des gardes.

La manœuvre que médita Madeleine à ce moment était périlleuse. Mais elle était résolue à tout tenter pour arracher Gillette à François Ier. Et peut-être, dans cette résolution y avait-il encore un reste de jalousie amoureuse.

Le massif derrière lequel elle s’abritait se trouvait à cinq ou six pas de la porte. Elle attendit que la sentinelle fût passée devant cette porte et commença à s’éloigner en sa promenade somnolente.

Alors Madeleine s’avança vers la porte.

Elle n’y courut pas : elle y alla doucement, si doucement qu’il était difficile d’entendre le bruit de son pas léger.

Madeleine tenait à la main une courte dague, résolue à frapper s’il le fallait.

Elle avait atteint la porte et l’avait ouverte avant que le soldat se fût retourné.

Elle se glissa au dehors et referma sans bruit.

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