Dans son cabinet, le roi François Ier avait attendu le résultat de la démarche de la duchesse, comme si sa vie en eût dépendu.
La pensée que Gillette était sa fille ne le tourmentait plus. Il en avait pris son parti.
Lorsque la duchesse d’Étampes, vint lui annoncer que Margentine et Gillette allaient s’installer dans le pavillon des gardes, elle le trouva en conférence avec La Châtaigneraie. Le gentilhomme, par discrétion, se retira.
Mais le roi lui cria :
– Ne t’en va pas, reste dans l’antichambre… Eh bien ? demanda-t-il fiévreusement à la duchesse.
– Eh bien, sire, cela n’a pas été sans mal, mais nous avons la victoire.
– Vous êtes mon bon ange ! s’écria François Ier.
La duchesse sourit avec mélancolie.
– Quand la chose se fera-t-elle ? reprit-il.
– Je vais m’employer à ce que qu’elle se fasse dès aujourd’hui, sire.
Au sortir de la duchesse, La Châtaigneraie rentra dans le cabinet royal.
Il vit le roi tout joyeux, et jugea sans doute que le moment était arrivé pour lui poser une question.
– Je vois, sire, dit-il, que vous avez de bonnes nouvelles.
– Excellentes, ami, excellentes… Je renais… je respire à pleine poitrine…
– Sire, dit alors La Châtaigneraie, puisque Votre Majesté est si heureuse, elle devrait en profiter pour faire rayonner son bonheur autour d’elle.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire, sire, que je sais quelqu’un qui a une supplique à vous adresser et qui n’ose pas. Si vous le permettez, je vais parler pour lui.
– Parle donc ! fit le roi en se jetant dans un fauteuil.
– Votre Majesté se souvient-elle de la promesse qu’elle fit un jour à trois de ses gentilshommes ?
– Àquel sujet ?
– Au sujet de Mme la duchesse de Fontainebleau, sire.
La Châtaigneraie prononça cette phrase sur le ton le plus naturel et le plus indifférent. En réalité, il savait parfaitement l’effet qu’elle allait produire sur le roi.
– Je me souviens ! dit François Ier d’une voix brève.
– Eh bien, sire, je demande à Votre Majesté si elle se trouve toujours dans les mêmes intentions. Je précise : le roi voulait alors donner en mariage la jeune duchesse à l’un de ses trois favoris.
François Ier se demanda un instant si La Châtaigneraie ne devenait pas fou. Le gentilhomme était au courant de l’amour du roi, qui ne se gênait pas devant lui, pensait tout haut et le prenait pour confident.
La Châtaigneraie suivait d’un œil attentif la pensée royale.
– Sire, dit le gentilhomme en souriant, je fais d’abord observer à Votre Majesté que je ne parle pas pour moi, mais pour un de mes amis…
– D’Essé ?
– Je ne dis pas que c’est lui.
– Sansac, alors ?
– Je ne dis pas celui-là non plus. Mais laissez-moi achever, sire. Cet ami n’ignore nullement les sentiments dont Votre Majesté veut bien honorer la jeune duchesse.
– Alors, ton ami éprouve le besoin d’aller faire un tour à la Bastille ?
– Non, sire ; mon ami éprouve le besoin de donner à son roi une preuve de dévouement absolu…
– Explique-toi donc, mort-dieu !
– Eh ! sire, la chose est difficile après tout ! Et s’il s’agissait de moi, je me tairais, certes ! Eh bien, pour parler net et franc, mon ami m’a ouvert son cœur. Il m’a laissé entendre qu’il était disposé à accepter le titre d’époux sans en réclamer les droits… Je vois que Votre Majesté commence à comprendre, car elle sourit… Il est certain, sire, que la jeune duchesse aura avant peu besoin d’un défenseur… Il ne faudra pas qu’elle puisse être soupçonnée ! Il ne faudra pas qu’on puisse sourire quand elle passera… Et qui pourra renfoncer les calomnies dans la gorge des médisants, qui pourra faire se glacer les sourires sur les lèvres, sinon un homme à qui le titre d’époux en donnera le droit et qui appuiera ce titre par quelque bonne et solide épée ?
Le roi demeura pensif pendant quelques minutes.
– Tu as raison, dit-il enfin.
La Châtaigneraie tressaillit de joie.
– Que dois-je annoncer à mon ami ? demanda-t-il.
– Annonce-lui que le roi est content d’avoir un ami tel que lui et que son dévouement recevra une éclatante récompense. Maintenant, dis-moi, ton ami – s’appelle La Châtaigneraie ?
Le gentilhomme s’inclina profondément. Le roi lui frappa amicalement sur l’épaule :
– Dis-lui que je suis content de lui. Avant un mois, le titre de duc de Fontainebleau sera à lui…
La Châtaigneraie, pour cacher la joie, qui brilla dans ses yeux, s’inclina encore, se courba jusqu’à terre, pendant que le roi, avec un sourire de mépris, songeait :
– Ramasse !
La Châtaigneraie sortit de chez le roi rayonnant. Dans l’antichambre, il rencontra le capitaine des gardes Montgomery, qui lui prit le bras et lui dit :
– Je crois, cher ami, que nous avons à causer de choses très importantes et très pressées.
Montgomery avait, entre autres qualités, une science parfaite qu’il avait poussée aussi loin qu’il avait pu : la science d’écouter aux portes.
Il avait entendu l’entretien du roi et de La Châtaigneraie.
– De quoi s’agit-il ? demanda celui-ci.
– De votre mariage avec la duchesse de Fontainebleau, répondit avec impudence le capitaine des gardes.
La Châtaigneraie regarda Montgomery dans les yeux.
– Diable ! fit-il, vous êtes bien informé, mon cher, et je vous en fais compliment.
– Écoutez donc, on fait ce qu’on peut ; mon intérêt est de savoir ce qui se passe à la cour ; je tâche donc de le savoir de mon mieux.
– Oui, mais mon mariage avec la duchesse de Fontainebleau vient à peine d’être décidé, – et encore n’est-il pas sûr qu’il le soit.
– Allons causer plus loin, car il y a ici des oreilles indiscrètes… sans compter les miennes.
En effet, un gentilhomme de Mme Diane de Poitiers, Guy de Chabot de Jarnac, se promenait dans l’antichambre et paraissait assez curieux de savoir ce qui se disait entre La Châtaigneraie et Montgomery.
La Châtaigneraie réfléchit que le capitaine des gardes était en grande faveur. Il accepta donc le bras que lui offrait Montgomery, et ce fut ainsi, bras dessus bras dessous, qu’ils descendirent dans la cour d’honneur.
– Parlez, fit Montgomery.
– Vous disiez donc, cher ami, qu’il n’est pas tout à fait sûr que votre mariage avec la duchesse de Fontainebleau se fasse. Et vous aviez raison de le dire…
– Ah ! Ah !… Vous savez quelque chose, vous !… Il y a un obstacle, n’est-ce pas ?
– Vous rappelez-vous certain truand nommé Manfred ?
– Manfred ! fit La Châtaigneraie en pâlissant de fureur ; mais vous avez dit au roi que cet homme a quitté Fontainebleau !
– C’est la vérité… mais pensez-vous que cet homme renonce si facilement à la femme qu’il aime ?… Il me semble qu’il a donné déjà des preuves d’audace et de courage qui doivent vous le rendre redoutable.
– Tout cela n’est que trop vrai.
– Eh bien, voici où je voulais en venir. Je crois pouvoir vous affirmer que Manfred reviendra avant peu à Fontainebleau.
– Si seulement on savait où il se gîte !
– Voilà un point sur lequel je puis vous donner satisfaction. Connaissez-vous l’auberge du Grand-Charlemagne ?
– Rue aux Fagots ?
– C’est cela. Eh bien, allez au Grand-Charlemagne, mon cher, tâchez d’interroger habilement, de voir sans être vu, d’écouter enfin… et je crois que vous aurez rapidement des nouvelles de votre homme.
– Par le diable, Montgomery, vous êtes un véritable ami. Je hais cet homme plus que je ne saurais dire ; il m’a humilié deux fois, et si vraiment j’arrive à le tenir un jour au bout de mon épée, je vous en aurai une reconnaissance…
– Dont je compte bien user, mon cher… Je vous l’ai dit : nous avons besoin l’un de l’autre. Vous étiez trois auprès du roi. Il ne reste plus que vous et Essé. Sansac a disparu… Si je pouvais prendre sa place…
– Je comprends…
– Que faut-il pour cela ? Un mot dit adroitement et à propos…
– Comptez sur moi.
– Comme vous pouvez compter sur mon amitié.
Ils se serrèrent la main et se séparèrent.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Àquel mobile obéissait Montgomery en envoyant La Châtaigneraie à l’auberge du Grand-Charlemagne ? Simplement, il espérait que le spadassin qu’était La Châtaigneraie se rencontrerait avec Triboulet.
Or, si le gentilhomme en voulait fort au truand, il en voulait encore bien plus au bouffon. Il y avait entre eux une vieille inimitié, et Montgomery pensait que si La Châtaigneraie rencontrait Triboulet, il y avait des chances pour que celui-ci restât sur le carreau.
Le bouffon une fois tué, Montgomery se flattait d’obtenir facilement de la Châtaigneraie une discrétion absolue, en lui rendant quelque service important.
La Châtaigneraie, une fois seul, se dirigea séance tenante vers l’auberge du Grand-Charlemagne. Il entra dans l’auberge, s’assit à une table et commanda qu’on lui apportât du vin.
Mais il n’était pas plutôt assis qu’un gentilhomme entrait à son tour dans la salle et s’asseyait non loin de lui.
C’était Jarnac.
La Châtaigneraie fronça les sourcils. Il avait vu Jarnac le regarder avec impertinence dans l’antichambre royale.
Dans la cour d’honneur du château, Jarnac, descendu presque en même temps que lui, avait continué son manège.
Maintenant, il le suivait jusque dans cette auberge retirée…
L’intention de la provocation était évidente.
Cependant La Châtaigneraie se contint.
Mais, comme l’aubergiste remontait de sa cave avec la bouteille qu’avait demandée La Châtaigneraie, Jarnac se leva, saisit la bouteille des mains de l’aubergiste ébahi, et en brisa le goulot en disant :
– Apprends, manant, que lorsque je suis dans une taverne, c’est moi qu’on sert le premier… Va-t’en chercher d’autre vin pour monsieur, s’il en reste dans ta cave !
La Châtaigneraie se leva et marcha droit à Jarnac :
– C’est une querelle que monsieur est venu chercher ici ?
– Il paraît qu’il vous faut du temps pour comprendre, répondit Jarnac avec insolence.
– S’il me faut du temps pour comprendre, il m’en faudra peut-être moins pour vous mettre six pouces de fer dans le ventre !…
– Messieurs ! messieurs ! implora l’aubergiste.
– Tais-toi ivrogne ! fit Jarnac en écartant le pauvre diable d’un revers de main… Monsieur de La Châtaigneraie, ajouta-t-il en se mettant en garde, savez-vous où est en ce moment votre ami d’Essé ? Je vais vous le dire… Il est sur la pelouse du parc où je l’ai laissé pour mort, et comme vous iriez me dénoncer au roi, il faut que je vous tue, vous aussi…
– Misérable ! rugit La Châtaigneraie, si tu as tué d’Essé, tu ne vas pas tarder à l’aller rejoindre…
Tout en s’invectivant, les deux gentilshommes se portaient botte sur botte, et pour quiconque eût pu assister en impassible spectateur à ce duel, la scène eût été vraiment digne d’intérêt.
Pendant un long quart d’heure, les deux combattants ferraillèrent avec une égale ardeur, multipliant les coups compliqués de contres et de doublés.
Puis, d’un commun accord et sans qu’ils se le fussent dit, il y eut une trêve.
La Châtaigneraie surtout n’eût pas demandé mieux que d’en rester là.
Et peut-être allait-il faire une ouverture dans ce sens lorsque Jarnac se remit en garde, en disant :
– Quand vous voudrez…
La Châtaigneraie attaqua aussitôt et fondit sur son adversaire avec une fureur d’autant plus avivée qu’il avait été sur le point de capituler.
Jarnac ne rompit pas. Les deux épées se trouvèrent engagées jusqu’à la garde.
Tout à coup Jarnac se baissa avec une foudroyante rapidité. La Châtaigneraie crut qu’il le tenait et leva son épée pour le frapper de haut en bas.
Mais il n’eut pas le temps d’exécuter ce mouvement.
Il lâcha soudain l’arme et tomba comme une masse, en râlant et en rendant le sang par la bouche : Jarnac, en se baissant, avait tiré sa dague et en avait violemment frappé au ventre l’infortuné gentilhomme.
Jarnac le contempla un instant.
Puis il essuya tranquillement sa dague, rengaina son épée, et voyant dans un coin l’aubergiste blême de terreur, il alla à lui, le saisit par l’oreille et lui dit :
– Toi, si jamais tu dis un mot, je t’arrache les deux oreilles avant de t’éventrer à coups de dague.
Incapable de parler, l’aubergiste fit signe qu’il se tairait.
Sur ce, Jarnac sortit de l’auberge.
Jarnac ne fut pas plutôt sorti qu’un homme apparut par la porte vitrée et se pencha sur le blessé.
– Ne puis-je rien pour vous ? demanda-t-il.
La Châtaigneraie ouvrit les yeux.
Et une indéfinissable surprise se mêla sur son visage aux affres de la mort toute proche : il venait de reconnaître l’homme qui se penchait sur lui. C’était Triboulet.
– J’ai tout vu, reprit celui-ci. Vous vous êtes bravement battus tous deux, et j’ai vraiment regret que vous soyez en si triste état, bien que je n’aie pas toujours eu à me louer de votre amitié à mon égard. Si je puis vous être utile, disposez de moi, je vous prie, et oubliez que vous m’avez haï jadis.
La Châtaigneraie fit un effort pour parler.
Peut-être l’idée lui vint-elle de donner à son ancien ennemi une preuve de cette gratitude.
Car, rassemblant toutes ses forces, il essaya de prononcer une phrase. Mais le premier mot seul fut proféré :
– Gillette…
Au même moment, La Châtaigneraie se renversa, se raidit, un rauque soupir lui échappa, et ce fut tout…
Au nom de Gillette, Triboulet avait tressailli, s’était penché encore davantage, aspirant pour ainsi dire de ses yeux ardents la pensée du blessé.
Mais à l’instant où il espérait, avec un terrible battement de cœur, qu’il allait apprendre quelque nouvelle de sa fille, il s’aperçut qu’il ne tenait plus qu’un cadavre dans ses bras.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jarnac était rentré au château, et s’était rendu directement à l’appartement qu’occupait Diane de Poitiers.
Celle-ci l’interrogea du regard.
– C’est fait, répondit Jarnac.
– Vous êtes un héros… Racontez-moi cela…
– Oh ! ce fut bien simple. Je trouvai d’abord d’Essé et lui reprochai amèrement de porter un pourpoint cerise, en satin, alors que le mien est en velours noir. Il eut le mauvais goût de prendre mes reproches en mauvaise part, et trois minutes plus tard, par un contre de quarte suivi d’un coup droit en prime, je lui démontrai pour jamais qu’il avait eu tort de se fâcher. Àl’heure qu’il est, le pauvret ne mettra plus de pourpoint cerise ou noir, velours ou satin.
Si impassible et si dure que fût en réalité Diane de Poitiers, elle ne put s’empêcher de frémir.
– Et l’autre ?…
– Pour La Châtaigneraie, continua alors Jarnac, la chose fut également expédiée au mieux, bien que l’adversaire fut plus sérieux. Je le trouvai dans une misérable taverne, et du diable si je sais ce qu’il y allait faire, car le vin y est détestable. Bref, je le trouvai là attablé, et comme l’aubergiste émettait l’exorbitante prétention de le servir avant moi, je me saisis de sa bouteille et j’en brisai le goulot. Ce pauvre La Châtaigneraie eut le tort de se fâcher, et je fus obligé de lui renfoncer sa colère dans le ventre, d’un bon coup de dague.
Diane de Poitiers demeura pensive.
– Vous êtes un terrible serviteur, dit-elle au bout de quelques instants de cette songerie spéciale qu’ont les criminels lorsqu’ils ont accompli l’acte irréparable.
Jarnac fixa froidement la maîtresse du dauphin Henri.
– Madame, dit-il, je ne vois pas trop ce qu’il y a de terrible en tout ceci. Convenons donc une bonne fois de nos pensées et de nos sentiments. Que suis-je, moi ? Un bras qui frappe, voilà tout. Mais vous, madame, vous êtes le cerveau qui médite et conçoit. Or, si la mort de La Châtaigneraie et de d’Essé sont choses terribles, cela ne me regarde pas, moi.
– Bien, bien, fit Diane de Poitiers en reprenant tout son sang-froid, je ne rejette pas ma part, croyez-le. J’ai mes nuits d’insomnie, comme vous avez peut-être les vôtres (Jarnac fit un signe de dénégation). Ce sera deux spectres de plus, voilà tout…
– Spectre de bas étage, ricana Jarnac ; simple canaille… tandis que le vrai spectre…
– Taisez-vous ! fit Diane de Poitiers, en regardant autour d’elle avec terreur.
– Le spectre royal, acheva Jarnac, eh bien, madame, quand voulez-vous qu’il vienne hanter vos nuits ?… Je suis pressé, moi ! Vous m’avez promis la connétablie lorsque vous serez reine. Mais pour que vous soyez reine, et pour que je sois, moi, connétable de France, il faut que le vieux roi s’en aille reposer ses os à Saint-Denis… Le terrain est déblayé, maintenant… Il n’y a plus qu’à donner le dernier coup.
– Je crois que vous avez raison… Il est temps d’agir.
– Si nous attendons que le roi revienne à Paris, tout est perdu, madame.
– Assez sur ce sujet, dit Diane de Poitiers d’une voix qui indiqua à son complice qu’elle venait de prendre une terrible résolution.
Jarnac comprit et s’inclina.
– Quand voulez-vous que nous prenions nos dernières dispositions ? murmura-t-il.
– Je vous préviendrai… En attendant, je puis vous dire l’endroit où la chose pourra avoir chance de se tenter avec succès…
Jarnac tendit avidement l’oreille.
– Je crois, acheva Diane de Poitiers, que vous ferez bien de surveiller de près le pavillon des gardes…
– Le pavillon des gardes !
– Oui, j’ai des raisons de penser qu’il ne tardera pas à y faire des visites nocturnes… et on pourrait profiter de l’une de ces visites…
– Il suffit, madame ! dit Jarnac en s’inclinant.
Puis il sortit.
Demeurée seule, Diane de Poitiers s’abîma dans une de ces rêveries sinistres où nous l’avons surprise déjà.
Au bout d’une heure de méditation, elle parut s’éveiller, se regarda dans un miroir, y étudia un instant le dessin d’un sourire, puis, appelant une de ses suivantes favorites, elle se rendit chez le dauphin Henri qu’elle trouva bâillant dans l’embrasure d’une fenêtre et tambourinant une marche sur un vitrail, tandis que sa femme, la jeune Catherine, entourée de toute une cour de dames et de gentilshommes, écoutait des ballades que le poète Clément Marot récitait de sa belle voix chaude.
Àl’entrée de Diane de Poitiers, Catherine de Médicis prit son visage le plus riant, et d’un signe l’invita à s’asseoir près d’elle, honneur que Diane de Poitiers n’eût pu esquiver si le dauphin ne l’eût aperçue à ce moment et ne se fût écrié :
– Voici mon Égérie !… Venez ça, madame, que je vous dise combien je m’ennuie.
Et, sans plus faire attention ni à sa femme ni à Marot, ni au reste de cette brillante société, le dauphin avait saisi la main de Diane, et l’avait fait asseoir près de lui, assez loin du groupe formé par la cour de poésie que tenait Catherine.
– Vous vous ennuyez, Henri, dit Diane de Poitiers à voix basse ; j’en avais le pressentiment… car je suis accourue après un rêve que je viens de faire…
– Un rêve ? Racontez-le moi. J’adore les rêves, moi.
– Je vous voyais triste… mais d’une mortelle tristesse…
– Cela est assez mon air habituel.
– Oui, mais dans mon rêve, vous aviez un sujet réel d’être si triste.
– Voyons donc le rêve.
– Eh bien, je me promenais dans le parc ; il faisait nuit ; j’étais seule ; j’allais, me semblait-il, à un rendez-vous que vous m’aviez donné…
– Chère Diane !
– Tout à coup, cette idée de rendez-vous se précisa dans mon rêve. Il me parut que j’étais fort en retard, et je fis un effort pour me hâter vers le lieu du rendez-vous qui était, s’il m’en souvient bien, le pavillon des gardes… Mais plus je voulais me hâter, plus je me sentais comme paralysée…
– C’est l’effet ordinaire des cauchemars.
– Oui, mais voici où mon rêve se complique. Ne pouvant courir vers le pavillon des gardes, je vous appelai d’un grand cri, et je vous vis alors sortant d’entre les arbres, mais pâle et défait et sanglotant… Et passant près de moi, vous me dites : « Un grand malheur est arrivé, mon père est mort ! »
– Ah ! ah ! fit le dauphin en considérant sa maîtresse avec plus d’attention.
– Àce moment, poursuivit Diane de Poitiers, je vis venir plusieurs hommes portant un brancard sur lequel était couché le roi. Il avait à la poitrine une affreuse blessure par où tout son sang s’était échappé. Et l’un des hommes me parla comme vous m’aviez parlé, et me dit : « C’est un grand malheur ; on vient de tuer le roi ! »
– Ainsi, non seulement le roi était mort, mais il était mort assassiné ? demanda froidement le dauphin.
– Oui, Henri. Et je songeais dans mon rêve que vous étiez roi de France !
Le dauphin tressaillit.
– Mais, acheva Diane, je vous voyais si triste de cet accident, que je n’arrivais pas à me réjouir de votre élévation au trône… J’entendis crier autour de vous : « Vive le roi Henri ! » et c’est à ce moment que je me suis réveillée…
– C’est, en effet, un rêve bien étrange… On dit que les rêves précèdent parfois la vérité de bien près…
Diane de Poitiers garda le silence et prit un air songeur.
– Si le vôtre devait se réaliser bientôt, reprit Henri, ce serait certes un bien grand malheur… Mais que pouvons-nous contre les décrets du ciel ? Si Dieu m’appelait demain à monter sur le trône de France, je crois que je ferais de grandes choses. Je restaurerais la chevalerie qui s’en va… Je voudrais, par des tournois, me préparer à de grandes guerres où j’irais, secourant les peuples faibles contre les peuples forts… Oui, Diane, vous savez si je ronge mon frein et si je me morfonds dans l’inaction… Car mon père, jusqu’ici, m’a tenu à l’écart de son gouvernement. Ne croyez pas, au moins, que je souhaite la mort du roi… Dieu veuille au contraire prolonger ses jours aux dépens des miens, s’il le faut.
– Moi aussi, je souhaite, de tout mon cœur que mon rêve ne se réalise pas. Moi aussi, je suis prête à donner ma vie pour sauver celle du roi… Mais enfin, si le malheur se produisait… vous seriez roi, Henri !
– Roi ! c’est-à-dire le premier parmi les chevaliers français…
Le dauphin allait peut-être s’exprimer avec plus de précision ; mais il s’arrêta à temps.
Diane avait d’ailleurs touché le fond de sa pensée.
Elle savait que cette idée qu’il pourrait bientôt être roi par suite d’un « accident » survenu à François Ier allait germer dans son faible cerveau et y donner les fruits empoisonnés dont elle venait de jeter la semence.
Elle se leva et, sans affectation, alla se mêler au groupe qui entourait Catherine de Médicis.
– Qu’avez-vous donc comploté avec mon époux ? lui demanda celle-ci avec son plus charmant sourire.
– Monseigneur le dauphin m’a confié que s’il n’avait le bonheur de vous avoir près de lui, il serait mort d’ennui depuis longtemps, répondit Diane.