XXIII VOYAGE DE LOYOLA

Manfred glissa quelques mots à l’oreille de Cocardère et se précipita au dehors. Dans la rue, il se mit à courir comme un fou dans la direction de la Croix du Trahoir.

Comme il courait ainsi éperdument, il heurta un homme que des gamins suivaient à quelques pas.

L’homme roula à terre en criant :

– Vous avez beau faire ! Je le retrouverai maintenant !

Il ramassa une lanterne éteinte qu’il avait laissé tomber au choc et se mit à inspecter les maisons, en faisant le geste de les éclairer.

Manfred, à la voix de l’homme, s’était arrêté court.

Il se retourna et reconnut le grand prévôt.

Que faisait-il là avec sa lanterne ?

Pourquoi ces gamins le suivaient-ils curieusement ?

Manfred, stupéfait, se posa un instant ces questions, puis, remettant à plus tard l’éclaircissement de ce mystère, reprit sa course furieuse vers le gibet de la Croix du Trahoir.

Il y arriva pantelant, à demi suffoqué, en agitant son papier et en criant :

– Grâce ! Il y a grâce pour le condamné !

Le bourreau avait saisi le papier que lui tendait Manfred.

– Il y a grâce en bonne et due forme ! dit-il à haute voix.

Cette exclamation eût suffi pour lever les doutes du chef des gardes si ce sergent eût eu des doutes.

Il examina en connaisseur les deux parchemins appuyés par l’ordre signé du grand prévôt.

– C’est bien, dit-il enfin. Qu’on délie le condamné. Il est libre !

– Noël ! Noël ! hurla la foule.

– Explique-moi… dit Lanthenay.

– Viens ! viens ! murmura Manfred… Tout à l’heure, tu sauras…

Et il entraîna son ami, tandis que les gardes reprenaient le chemin de la prévôté, et le bourreau celui de la ruelle aux chats.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Loyola, en voyant partir Manfred, avait refoulé une imprécation qui lui montait aux lèvres.

Les bras croisés sous son manteau, les poings serrés, le sourcil froncé, Loyola échafaudait déjà le plan d’une terrible vengeance.

Trois longues heures s’écoulèrent ainsi.

Ni Cocardère, ni Fanfare n’étaient sortis du caveau. Ils ne perdaient pas le moine de vue.

Un instant, Loyola avait calculé s’il pourrait venir à bout de ces deux hommes. Selon son habitude, toutes les fois qu’il sortait, il était couvert d’une cotte de mailles et portait sous sa robe un poignard.

Mais ses deux gardiens improvisés tenaient chacun à la main une forte dague et avaient l’air très déterminés.

De plus, Cocardère lui avait dit :

– Je vous préviens, mon révérend, que j’ai ordre de vous tuer proprement au premier geste suspect que vous feriez. Ainsi, tenez-vous en paix si vous désirez vous conserver au service de Dieu et au bonheur des hommes.

Cocardère avait appuyé ce remarquable discours d’un geste de sa dague qui n’avait pu laisser aucun doute au moine sur l’issue d’un combat.

Il avait donc pris le parti de se tenir immobile et silencieux, supposant que Manfred ne tarderait pas à revenir.

L’attente, comme nous l’avons dit, dura trois heures.

Au bout de ce temps, le moine entendit des pas qui descendaient l’escalier.

Bientôt Manfred et Lanthenay apparurent.

Manfred était radieux, et Loyola augura bien de cette joie manifeste du jeune homme. Mais Lanthenay était sombre, – plus sombre peut-être qu’au moment où il allait au gibet.

Cocardère et Fanfare avaient chaleureusement pressé la main de celui qu’ils avaient si heureusement contribué à sauver.

– Messieurs, dit Loyola en prenant les devants, j’espère que je suis libre maintenant ?

– Nous allons voir ! dit Manfred.

– Oseriez-vous fausser la parole que vous m’avez donnée ? Contre la vie de Lanthenay, vous m’avez juré de respecter la mienne…

Manfred regarda Lanthenay.

– Monsieur, dit alors celui-ci, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, c’est au serment de mon ami… mon frère… que vous devez de vivre. Si Manfred n’avait pas juré de respecter votre vie, comme vous dites, je vous tuerais à l’instant…

– Prenez garde que je porte une robe sacrée ! interrompit Loyola qu’épouvanta un geste de Lanthenay.

– Je vous tuerais, reprit celui-ci, comme un chien enragé, sans le moindre scrupule, et je croirais rendre ainsi un immense service à l’humanité.

Lanthenay était terrible en ce moment.

– Ne craignez rien, railla Manfred. : nous autres, truands, nous avons assez l’habitude de respecter la parole donnée. Vous avez vie sauve, puisque Lanthenay est vivant.

Lanthenay s’arrêta alors et essuya d’une main la sueur qui coulait sur son front.

– Oui, dit-il, vous avez vie sauve… Quant à votre liberté… nous allons en causer.

Loyola, sûr de ne pas être tué, eut un sourire diabolique.

– Vous êtes bien jeunes tous les deux, dit-il, et j’excuse le faux jugement que vous portez sur un homme qui devrait vous être respectable à plus d’un titre. Mais il ne me convient pas de discuter avec vous les actes de ma vie et les mobiles qui les inspirèrent. Dites-moi seulement ce que vous voulez faire de moi… Songez seulement que si vous êtes les plus forts aujourd’hui, il n’en sera pas toujours de même. Si vous me détenez prisonnier, le roi de France, dont je suis hôte, s’inquiétera de ma disparition et me fera rechercher. On finira par découvrir la vérité… C’est dans votre intérêt que je parle et non dans le mien, car j’ai depuis longtemps habitué mon esprit à la pensée des persécutions que je pourrais endurer au service de Dieu et de sa sainte Église…

– Ne parlons pas de persécutions, monsieur, dit Manfred ; ce chapitre entraînerait trop loin, s’il nous fallait dénombrer toutes celles que vous avez suscitées. Causons plutôt de nos affaires.

– Soit ! dit paisiblement Loyola.

– Nous aurons donc, reprit Manfred, à discuter de votre liberté, c’est-à-dire des conditions que nous mettons à cette liberté.

– Des conditions…

– Oui ; cela vous étonne ? Donc, nous aurons tous les deux à traiter cet intéressant sujet. Mais avant de l’aborder, voici mon frère Lanthenay qui a d’abord à vous entretenir d’un sujet qui lui tient à cœur…

Loyola fixa sur Lanthenay un regard interrogateur.

– Monsieur, dit alors celui-ci, vous rappelez-vous les paroles que vous m’avez dites ce matin ?

– Des paroles de consolation chrétienne, murmura vaguement Loyola.

– Non, des paroles de malédiction qui m’ont brûlé le cœur. Vous m’avez dit, monsieur, que j’allais au gibet par le consentement du comte de Monclar.

– Il est vrai…

– Or, je vous demande maintenant si vous n’avez pas menti ?

– L’homme de Dieu ne ment jamais.

– Faites bien attention, reprit Lanthenay avec un calme qui glaça le moine, faites bien attention que je vous demande la vérité absolue… je vous demande de parler du fond de votre conscience. Peut-être le comte de Monclar a-t-il été contraint à ce consentement ?… Dites… En ce cas, je vous connais assez maintenant pour savoir que vous avez pu jouer sur le mot consentement… Comment le grand prévôt a-t-il consenti ? Voilà ce que je veux savoir…

– Qui peut se flatter de connaître le vrai mobile des hommes ?

– Je vois que nous ne nous entendons pas. Je vais vous dire une chose, monsieur. Mon ami Manfred que voici s’est tout à l’heure heurté au comte de Monclar dans la rue…

Lanthenay s’arrêta pour respirer, comme s’il étouffait… Il reprit :

– Or, savez-vous ce que Manfred a constaté ?

– J’attends que vous me l’appreniez.

Lanthenay saisit le bras du moine…

– Le comte de Monclar est fou ! dit-il d’une voix rauque. Fou ! Entendez-vous cela ? Il cherche son fils ! Il l’appelle en pleurant… Pourquoi le comte de Monclar est-il devenu fou ? Parlez, monsieur ! Vous le savez…

– Vous m’étonnez ! dit Loyola.

– Pourquoi, au moment où j’ai été entraîné hors de son hôtel, mon père se débattait-il parmi des gardes ? Cela aussi, vous le savez ! Parlez ! Avoue donc que tu as affreusement menti, misérable ! Avoue donc que ta fourbe et ton audace avaient seules préparé mon supplice…

– Vous vous trompez, je vous l’affirme ! En ce moment, je n’aurais aucun intérêt à mentir… J’ai remarqué en effet d’étranges contradictions dans les ordres que le grand prévôt donnait à votre sujet… Je l’ai entendu moi-même ordonner de vous conduire au gibet… J’ai vu ensuite qu’il essayait de se jeter sur les gardes. Je suis parti à ce moment et n’en sais pas davantage. Vous m’ouvririez la poitrine pour fouiller mon cœur que vous n’y trouveriez pas le mensonge que vous cherchez.

Lanthenay se tourna vers Manfred.

Celui-ci haussa les épaules comme pour dire :

– Tu n’en tireras rien !

– Oh ! murmura Lanthenay, je donnerais vingt ans de ma vie pour savoir que mon père n’a pas consenti au supplice !

Loyola serra les lèvres.

– Bon ! pensa-t-il. Tu auras toujours cette souffrance-là dans le cœur. Pour le reste, nous verrons.

Lanthenay lâcha le bras du moine qu’il serrait violemment, et se recula de quelques pas, découragé.

– Puisque monsieur persiste à se taire, fit alors Manfred, nous allons régler la question de sa liberté…

Loyola tressaillit, mais ne dit pas un mot.

– Nous avons d’abord songé à vous lâcher sur le pavé de Paris après toutefois nous être mis hors de vos atteintes. Mais nous avons réfléchi que les Parisiens pourraient à bon droit nous maudire… D’autre part, n’étant pas doués comme vous et vos pareils d’une nature de tourmenteur, il nous répugne de vous garder en prison… Et puis vous auriez fini par pervertir, avec vos sermons, les braves gens que nous aurions commis à votre garde.

Loyola se taisait toujours. Manfred continua :

– Pour ménager les intérêts de tous, nous avons simplement résolu de vous conduire hors de Paris.

– Je suis prêt ! ne put s’empêcher de s’exclamer Loyola.

– Cocardère et Fanfare, que je vous présente ici, auront l’honneur de vous escorter…

– Me laisserez-vous au moins choisir la ville où je devrai être déposé ?

– Dites toujours… Où désirez-vous être conduit ? Je vous préviens qu’il faut que ce soit assez loin de Paris…

– La ville où je voudrais aller n’est pas très éloignée, il est vrai. Mais je pourrais vous jurer sur le crucifix de n’en pas sortir avant huit jours, ce qui, en somme, répondrait à votre plan…

– Eh bien… quelle est cette ville ?

– Fontainebleau ! dit Loyola, qui ignorait complètement que Manfred se fût préoccupé du départ du roi pour cette ville.

Manfred éclata de rire :

– Demandez-moi donc de vous conduire par la main jusqu’au roi de France, votre digne ami, auquel vous n’auriez plus qu’à demander ma tête !

– Le roi de France ! balbutia Loyola. Vous vous trompez… je voulais me retirer dans le monastère de cette ville.

Manfred regarda Cocardère par-dessus son épaule :

– Tu as remarqué un monastère à Fontainebleau ?

– Ma foi non…

– Vous voyez bien, monsieur… Impossible de vous conduire à Fontainebleau.

– Soit ! Choisissez vous-même la ville où vous prétendez me conduire. Une question seulement : quand devrai-je partir d’ici ?

– Mais à l’instant même !

– Soit ! fit encore Loyola, comme s’il eût consenti un sacrifice, mais en réalité avec une joie qui n’échappa pas à Manfred. Celui-ci continua :

– Il y a là-haut, devant la porte de cette maison, une chaise de voyage confortable à souhait et munie de mantelets fermant à clef. Je te préviens, Cocardère, qu’il y a dans le coffre du siège, un sac où tu trouveras de quoi pourvoir aux besoins du voyage…

– Bon ! fit Cocardère.

– Donc, voici ce qui va se passer : nous montons tous ; le révérend entre dans la voiture sans pousser un cri, car il sait bien qu’au premier appel, il recevrait dans la gorge trois pouces de cette lame… Ensuite, notre brave ami Fanfare y entre à son tour ; les mantelets sont fermés à clef ; Cocardère monte sur le siège et n’a plus qu’à fouetter les deux vigoureux normands qui vont avoir l’honneur de vous entraîner…

– Je suis disposé à obéir sans résistance. Vous abusez de votre force ; mais il ne sera pas dit que l’homme de Dieu aura opposé la force à la force. Dites-moi seulement en quel endroit vous me ferez déposer…

– Vous avez gardé votre secret tout à l’heure, dit gravement Manfred ; à mon tour, je garde le mien !…

Manfred sortit du caveau, suivi de Cocardère.

Il fut plus d’une heure absent. Sans doute, il donna à Cocardère des instructions détaillées.

Au bout de cette heure, Manfred apparut dans le caveau.

– Suivez-moi, monsieur, dit-il à Loyola.

– Puis-je savoir au moins combien de temps durera le voyage ?

– Peuh ! quelques heures… Venez, et songez qu’au premier geste, vous êtes mort…

Manfred monta. Derrière lui venait Loyola. Derrière le moine marchait Lanthenay, son poignard à la main. Fanfare fermait la marche.

Devant la porte du bourrelier stationnait, en effet, une chaise de voyage. Sur un signe de Manfred, Fanfare y prit place. Cocardère était déjà sur le siège.

En arrivant sur le pas de la porte, Loyola, encadré par Manfred et Lanthenay, jeta un rapide coup d’œil à droite et à gauche.

Mais la rue était déserte.

Loyola eut un frémissement de rage et monta dans la voiture en murmurant :

– Que Jésus vous maudisse !

– Bon voyage ! cria Manfred.

La voiture s’ébranla au grand trot de ses deux chevaux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plongé dans la demi-obscurité de sa prison roulante, Loyola méditait sur ce qui lui arrivait. Non seulement il était joué, battu à plates coutures, mais encore le but principal de son voyage en France était manqué. Ce but était de placer, auprès du roi de France, un homme qui le mît au courant de tout ce que ferait et penserait le monarque.

Déjà l’esprit actif du chef des jésuites songeait à l’avenir. Déjà il dressait de nouvelles batteries.

Dès qu’on lui rendrait la liberté, il se dépouillerait de son froc, achèterait un cheval et courrait à franc étrier jusqu’à Fontainebleau.

Là, son premier soin serait de faire agréer par François Ier une de ses créatures comme grand prévôt de Paris, en remplacement du comte de Monclar.

Alors, il bouleverserait Paris jusqu’à ce qu’il eût mis la main sur Manfred et sur Lanthenay…

La nuit vint. Mais la voiture continua son chemin.

Pendant ce temps, Fanfare bâillait à se décrocher la mâchoire. Il tombait de sommeil et de faim, mais il n’osait s’endormir.

Enfin, n’y tenant plus, il frappa aux mantelets.

– Tout à l’heure ! répondit la voix de Cocardère. Patience, que diable !

Il était environ dix heures lorsque la voiture s’arrêta. Loyola attendit avec une avide anxiété.

– Ouvre ! cria Cocardère.

Fanfare obéit avec empressement.

– Quelle diable de commission nous a donnée là Manfred ! s’écria-t-il. Pour un vilain oiseau de cette espèce, est-il besoin de tant de façons ?… Je vais l’étrangler tout bonnement…

– Non pas ! Nous devons conduire le révérend père, nous le conduirons…

– Mais j’enrage de famine, moi !

– Sois tranquille, l’heure du dîner a sonné.

Loyola avait avidement regardé par le mantelet ouvert. Àsa grande stupeur, et à son inquiétude plus grande encore, il constata que la voiture s’était arrêtée en pleine campagne sur une route absolument déserte et noire.

– Mais où me conduisez-vous donc ? gronda-t-il.

– Tenez, mon révérend, je ne veux pas vous faire chercher plus longtemps… je vous conduis en Bourgogne, à Dijon…

– ÀDijon ! exclama le moine. Pourquoi Dijon ?

– Je l’ignore complètement, mon révérend père.

– Mais il nous faut quatre bonnes journées pour y arriver !

– Àpeu près…

– Où allons-nous passer la nuit ?

– Mais il me semble que vous serez très bien dans la voiture…

– Soit, pour moi qui suis habitué à la dure, mais vous, pauvres gens !…

– Ne vous inquiétez pas de cela, mon digne père.

Sous ces questions multiples, Loyola dissimulait la joie profonde qu’il éprouvait.

– Quatre jours pour aller à Dijon, autant pour revenir à Fontainebleau… Allons ! rien n’est perdu !…

Cependant Cocardère avait organisé un dîner sommaire.

Il avait commencé par passer à la tête des chevaux une musette remplie d’avoine ; au préalable, il avait dételé les deux normands et les avait fait boire à un ruisseau dont on entendait le murmure à dix pas de là ; en ayant fini avec les chevaux, Cocardère s’était occupé des hommes.

On mangea dans la voiture à la lueur d’une lanterne.

Loyola prit sa part du repas et dîna de fort bon appétit ; il se montra d’excellente humeur, et trouva moyen d’intéresser ses deux gardiens en leur faisant le récit des batailles auxquelles il avait assisté avant d’entrer dans les ordres.

Si bien, que Cocardère s’écria :

– Sang-dieu, mon père, quel beau truand vous auriez fait ! Et quel dommage que vous ayez mal tourné !

Loyola se mit à rire en buvant une rasade d’un excellent flacon que Fanfare venait de déboucher.

Enfin, ce fut presque avec une certaine cordialité que les deux compères souhaitèrent le bonsoir au révérend et descendirent de la voiture dont ils fermèrent soigneusement les mantelets. Ils se roulèrent alors dans des couvertures et dormirent consciencieusement.

Au soleil levant, la route fut reprise dans les mêmes conditions que la veille. Les journées passèrent en somme assez rapidement pour Loyola.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi.

Le soir du cinquième jour, comme les trois hommes, devenus en apparence les meilleurs amis du monde, s’installaient pour dîner, Loyola demanda :

– Nous ne devons pas être loin de Dijon… nous y arriverions sûrement, si nous poursuivions.

Cocardère se mit à rire.

– Dijon ! Nous l’avons traversé aujourd’hui à midi.

Loyola pâlit, et, un instant, il fut sur le point de se départir du rôle de jovial compagnon qu’il avait pris.

Cocardère continuait déjà :

– C’est que je vais vous dire… Ce n’est pas à Dijon que nous devons vous conduire, mais bien à Lyon…

Un cri de rage faillit échapper au moine.

Mais il se contint et répondit d’une voix indifférente :

– Dijon ou Lyon… cela m’est égal.

– Àla bonne heure ! fit joyeusement Fanfare. Il y a plaisir à escorter un aussi brave compagnon.

ÀLyon, le moine apprit que ses deux gardiens devaient le conduire à Avignon…

Enfin, à Avignon, il lui fut révélé qu’on pousserait jusqu’à Marseille.

Tous ses plans s’écroulaient !

Vers le trentième jour, ou plutôt la trentième nuit, – car on n’ouvrait les mantelets que la nuit – Cocardère dit à Loyola :

– Nous sommes à Marseille, mon révérend.

Loyola pencha la tête et se vit dans une ruelle obscure et déserte.

– Je suis libre, n’est-ce pas ? gronda-t-il.

– Pas encore tout à fait, mon révérend, répondit doucement Cocardère.

– Misérables ! rugit le moine. Il ne sera pas dit que de grands desseins seront renversés par une aussi stupide fatalité ! Mourez donc tous les deux !

En disant ces mots, Loyola avait tiré de sa poitrine un fort poignard et avait bondit hors de la voiture, en portant un coup terrible de son arme à Cocardère…

Mais, à ce jeu-là, il avait affaire à fort partie.

Cocardère, d’un geste prompt comme la foudre, avait saisi le poignet de Loyola et l’avait tordu violemment.

Le moine tomba sur ses genoux en poussant un hurlement de douleur.

Au même instant, Fanfare s’était précipité sur lui.

Loyola se vit solidement maintenu.

– Pardieu, mon révérend, dit Cocardère, vous n’y allez pas de main morte ! Fi ! que faites-vous du commandement qui interdit aux hommes de Dieu de se servir de l’épée !

Loyola écumait.

Ils l’entraînèrent dans un sombre boyau au bout duquel on lui fit monter quelques marches.

En haut de l’escalier, un homme tenant une torche éclairait cette scène.

– Salut à maître Giovanni ! dit Cocardère.

– Salut aux compagnons de Paris ! répondit l’homme. J’ai été prévenu hier de votre prochaine arrivée. Je ne vous attendais que demain.

– Nous avons fait diligence.

Loyola fut poussé dans une pièce assez vaste.

Cocardère lui lia les mains et les pieds.

– Mais enfin ! hurla le moine, que voulez-vous donc faire de moi ?…

– Vous allez le savoir, mon révérend.

Il se tourna alors vers l’homme qu’il avait appelé maître Giovanni. Cet homme portait le costume de marin.

C’était un des innombrables affiliés de la Cour des Miracles, qui comptait partout des compagnons se reconnaissant par une sorte de franc-maçonnerie.

Maître Giovanni était patron d’un brick qui faisait les voyages de Smyrne et de la côte d’Asie.

– Maître Giovanni, demanda Cocardère, êtes-vous sur le point de faire campagne ?

– Mais… la Belle- É toile appareillera dans six jours, au plus tard.

– Qu’est-ce que la Belle- É toile ?

– Mon brick, donc !

Cocardère se tourna vers le moine :

– Donc, mon révérend, encore six jours de patience, et vous serez débarrassé de notre compagnie qui, décidément, n’a pas l’heur de vous plaire.

– Je ne comprends pas, murmura le moine dévoré d’inquiétude.

– C’est pourtant bien simple… Notre ami Giovanni que voilà est maître d’un fort beau brick…

– Après ? gronda le moine.

– Dame… ce brick qui, comme vous venez de l’entendre, s’appelle la Belle- É toile, appareille dans six jours…

Loyola devenait livide. Il commençait à comprendre.

– Après ? grommela-t-il.

– Après ?… eh bien, dans six jours nous aurons l’honneur de vous conduire à la Belle- É toile et de vous y déposer bien et dûment à fond de cale ; après quoi, mon révérend, il ne nous restera plus qu’à vous demander votre bénédiction, que vous ne nous refuserez pas, je l’espère.

Loyola fit sur lui-même un terrible effort :

– Et lorsque ce navire sera arrivé à sa destination, que fera-t-on de moi ?…

– Vous serez libre…

– Qu’entendez-vous par ce mot ?…

– Libre, mon révérend ! Libre comme l’oiseau dans l’air… libre d’aller où bon vous semblera…

– Est-ce définitif, cette fois ?

– Si ce n’était pas définitif, mon révérend, nous vous accompagnerions…

– C’est juste…

Loyola garda un moment un silence pensif.

Il fixa le marin et lui demanda :

– Et quel est le port où vous devez me relâcher ? Puis-je le savoir ?

– Oh ! ceci n’a pas d’importance, répondit Cocardère ; mon révérend, c’est à Smyrne, en Asie, que vous devez être libre.

– Smyrne ! balbutia le moine atterré.

Ce dernier coup le terrassait.

– Combien de temps faut-il à votre navire pour toucher Smyrne ?

– Àtoi, maître Giovanni ! dit Cocardère.

– Pour toucher Smyre, fit le patron de la Belle- É toile… dame… avec nos relâches en Italie, en Algérie, en Tunisie…

Loyola frémissait d’épouvante.

– Oui, acheva Giovanni, je réponds d’être à Smyrne dans quatre mois au plus !

Loyola voulut pousser un cri. Ses yeux se strièrent de rouge. Il tournoya sur lui-même, et s’affaissa lourdement, évanoui, assommé sur le coup !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Loyola revint à lui, il employa tout ce qu’il avait de volonté puissante à se composer un maintien.

Mais si fort qu’il fût, il ne put retenir une larme brûlante, larme de haine et de rage qui tomba comme une goutte de fiel.

Tout un plan longuement combiné s’écroulait.

Il ne pourrait être de retour en France avant six mois au moins. Il baissa la tête, vaincu.

Et les trois hommes l’entendirent murmurer :

– Tout est perdu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les choses se passèrent selon le programme tracé par Cocardère. Le soir du quatrième jour de son arrivée à Marseille, Loyola fut conduit à bord de la Belle- É toile et enfermé dans un réduit d’où il ne pourrait plus sortir qu’au moment où le navire aurait perdu les côtes de vue.

La Belle- É toile appareilla le lendemain.

Cocardère et Fanfare, de loin, virent ses voiles se gonfler peu à peu, puis le brick prendre son vol vers le large. Cocardère eut le mot qu’avait eu Manfred.

– Bon voyage ! cria-t-il.

Puis les deux compagnons montèrent à cheval et reprirent le chemin de Paris.

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