XXIX DEUX ASPECTS DE TIGRES

Sandrigo, en sortant du palais Imperia, ivre de joie et d’orgueil, avait quitté Venise et pris en toute hâte le chemin des gorges de la Piave. Il arriva vers neuf heures du soir au village de Nervesa et entra dans l’une des dernières maisons.

Là, une douzaine d’hommes étaient assemblés.

Sandrigo regarda ces hommes qu’il avait péniblement recrutés depuis quatre mois ; c’était tout ce qui lui restait de ses anciennes forces dans la montagne.

Mais on a vu que, loin d’être abattu, le bandit avait reformé dans Venise même une bande plus redoutable peut-être.

« Tout le monde est là ? dit-il. Bien. Combien sont-ils là-haut ?

– Six en tout, répondit l’un des hommes qui semblait être le second de Sandrigo. Quatre aux abords de la grotte ; deux devant la grotte du prisonnier.

– Il faut agir vite.

– Oui, Scalabrino a rôdé par ici pendant deux jours, et il pourrait bien revenir.

– Scalabrino ne reviendra plus ! dit le chef. Le vieux compte est réglé. »

Les bandits frémirent.

« N’oubliez pas ce que je vous ai promis, reprit Sandrigo. Le trésor est dans la grotte. Vous la fouillerez de fond en comble. Et quand vous aurez trouvé, il y a moitié pour vous. En route ! »

En quelques instants, les bandits furent dehors et se dispersèrent par des sentiers différents. Sans doute chacun d’eux avait reçu des ordres antérieurs et savait ce qu’il avait à faire.

Sandrigo sortit le dernier, et, pensif, prit lentement le chemin de la Grotte Noire. Arrivé à mille pas environ de la grotte, il s’étendit derrière une grosse touffe d’arbustes et attendit.

L’attente dura une heure environ.

Au bout de ce temps, un sifflement prolongé traversa la nuit.

« C’est fait ! » murmura le bandit.

Il se leva alors et, sans plus prendre de précautions, s’avança rapidement vers la grotte où il entra.

L’intérieur de la grotte était éclairé par une torche.

Quatre hommes ligotés solidement étaient assis dans un coin, côte à côte, le dos à la muraille de granit.

« Il a fallu en tuer deux », dit le lieutenant de Sandrigo.

Sandrigo fit un geste d’indifférence.

Et jetant un regard sur les prisonniers, il dit :

« Déliez-les. »

En un instant, les quatre prisonniers furent détachés.

« Écoutez bien, dit Sandrigo. Vous étiez de ma bande. Vous vous êtes révoltés contre moi pour obéir à un intrigant, un homme qui n’est pas, qui ne sera jamais des nôtres. Bien plus, je viens de Venise. J’ai pu approcher de près des personnages à qui j’ai arraché la vérité sur cet homme qui est venu porter le trouble dans notre organisation. Savez-vous qui est celui que vous avez aveuglément adopté pour chef ? C’est un des principaux agents du Conseil des Dix. Son plan est bien simple : inspirer confiance à toutes les bandes de la montagne, les amener à Venise et les capturer d’un seul coup.

– Tu mens ! » dit l’un des prisonniers.

Sandrigo se leva, posa le canon de son pistolet sur le front de celui qui avait ainsi parlé et dit :

« Es-tu bien sûr que je mens ?

– Tu mens ! » répéta le prisonnier d’une voix ferme.

Une détonation retentit.

Le malheureux s’affaissa, la tête fracassée, et un murmure de craintive admiration parcourut les bandits. Froidement, Sandrigo se rassit sur l’escabeau qu’il avait pris en entrant.

« Je continue, dit-il. Voulez-vous être des nôtres ? Voulez-vous répéter à nos compagnons égarés ce que je viens de vous dire et les prévenir de l’effroyable danger qu’ils encourent ? Si vous êtes de vrais bandits, vous accepterez, et vous sauverez vos frères. Quant à moi, j’oublierai le passé, et vous admettrai au partage des trésors qui sont ici. Décidez-vous sur l’heure.

– J’accepte ! fit l’un des prisonniers.

– J’accepte aussi, dit le second.

– Et toi ? fit Sandrigo, s’adressant au troisième.

– Moi, je dis comme le pauvre Luigi : tu mens !

– Tu es donc prêt à rejoindre Luigi ? gronda Sandrigo.

– Oui, plutôt que de trahir. Et vous deux, vous paierez tôt ou tard votre lâcheté… Frappe, Sand… »

Sandrigo, d’un geste foudroyant, avait levé son poignard. L’arme s’enfonça tout entière dans la poitrine.

Les deux traîtres détournèrent la tête, un peu pâles.

« Vous êtes pardonnés, leur dit Sandrigo. Vous êtes désormais des nôtres comme si rien ne s’était jamais passé. »

Ils baissèrent la tête en balbutiant un remerciement.

« Surveille-moi ces deux gaillards, murmura Sandrigo à l’oreille de son second, et au premier signe… pas de pitié ! »

Puis, à haute voix :

« Maintenant, que l’on commence les fouilles ! »

Sandrigo s’était dirigé vers le fond de la grotte, une torche à la main. Il parvint à une porte solidement verrouillée, et se pencha pour écouter. Aucun bruit ne lui parvint.

« Est-ce que l’homme serait mort ? » pensa-t-il.

Alors il ouvrit et entra. La lueur de la torche éclaira le cachot.

Dans l’angle le plus lointain et le plus sombre se tenait un homme accroupi, les vêtements en lambeaux, maigre, hâve, les yeux brillant d’un étrange éclat. C’était Bembo.

À la vue de cet inconnu qui entrait, une torche à la main, le poignard nu à la ceinture – la lame toute rouge encore ! – Bembo se mit à grelotter et se rencogna dans son angle.

« Vous venez me tuer ! bégaya-t-il. Oh ! je le vois !… L’impitoyable Roland trouve sa vengeance incomplète… il me fait tuer !… »

Le cardinal se traînait à genoux, Sangrino le regardait avec un étonnement plein de mépris. Et tout haut, d’un ton rude, il dit :

« Allons, messire cardinal, debout ! Vous êtes prince de l’Église, que diable ! Et c’est devant vous qu’on doit s’agenouiller, alors que vous vous traînez à mes pieds. Debout, vous êtes libre ! »

Bembo demeura à genoux, pétrifié.

« Libre ! bégaya-t-il.

– Faut-il vous le répéter ? Libre de sortir d’ici, libre de retourner à Venise, libre de reprendre votre rang dans la société et l’Église, et dans le palais ducal où le doge vous attend.

– Libre ! répéta Bembo, Roland me fait donc grâce ! Je l’avais donc bien jugé ! Il est donc bien l’homme de toutes les générosités ! Oh ! que béni soit-il ! »

Un torrent de larmes s’échappa alors de ses yeux.

Il voulut se relever, mais il retomba.

« Seigneur ! hurla-t-il. Si ce n’était pas vrai ! Si c’était un tourment pareil à celui que je voulais lui infliger quand je descendis dans son enfer !… »

Sandrigo se baissa, saisit le cardinal, le remit debout et le secoua.

« Or çà, gronda-t-il, il faut que vous soyez devenu fou ! Vous êtes libre, vous dis-je ! Et ce n’est nullement une grâce de Roland Candiano qui vous délivre. C’est moi, moi Sandrigo !… Allons, venez ! »

Il l’entraîna, lui fit traverser la grotte pleine d’un bruit de pioches frappant le granit avec fureur.

Lorsque le cardinal fut dehors, lorsqu’il respira l’air pur et embaumé de la montagne, lorsque ses yeux, en se levant, aperçurent les étoiles dont le fourmillement scintillait au ciel, il demeura quelques minutes comme frappé de stupeur.

Sandrigo le fit asseoir et lui présenta un gobelet de vin, que Bembo avala d’un trait. Alors, ses idées devinrent plus nettes.

Il regarda autour de lui et commença à comprendre ce qui se passait.

« Qui êtes-vous ? dit-il à Sandrigo. Dites-moi votre nom, ô vous qui me délivrez, afin que je puisse le répéter dans mes prières jusqu’à la fin de ma vie…

– Décidément, ce n’est plus qu’une loque ! murmura le bandit. Je m’appelle Sandrigo, ajouta-t-il à haute voix. Mais si vous m’en croyez, vous aurez mieux à faire que d’offrir vos prières à Dieu qui ne s’en portera pas plus mal…

– Sandrigo ! répéta le cardinal.

– Oui, et je suis lieutenant des archers de Venise.

– Ah ! vous avez donc été envoyé pour me délivrer ?

– Je vous délivre parce que ça me plaît, répondit Sandrigo.

– Qu’importe ! Soyez béni, mon fils ! »

Bembo saisit les mains du bandit et les pressa fortement.

Tout à coup, il s’élança et disparut dans la nuit.

Ses forces, avec l’exercice, lui revenaient rapidement. Il bondissait, franchissait les crevasses, sautait par-dessus des rochers, poussait des exclamations, bégayait des paroles sans suite.

Cette course folle dura plusieurs heures, et le soleil se levait lorsque Bembo revint à la grotte.

Sans doute il avait longuement réfléchi, sans doute bien des choses qui s’obscurcissaient dans sa mémoire étaient revenues en pleine clarté, car lorsqu’il reparut devant Sandrigo, celui-ci reconnut à peine cette physionomie dure et implacable qu’il voyait.

« À la bonne heure ! gronda le bandit, je vous aime mieux ainsi.

– Vous ne m’avez pas suivi ? interrogea Bembo.

– Pour quoi faire ? Je savais bien que vous reviendriez.

– Bien. Je suis donc réellement libre ?

– Vous en avez maintenant la preuve.

– C’est vrai. Où allez-vous me conduire ?

– À Venise, où vous êtes attendu.

– Bien. Partons donc à l’instant.

– Restaurez-vous d’abord, messire cardinal, puis changez de vêtements, car vous êtes à faire peur. »

Sandrigo indiqua au cardinal une sorte de salle ménagée dans la grotte ; une table s’y dressait, chargée de venaison et de bouteilles ; sur un escabeau, un costume complet de cavalier attendait.

Bembo s’habilla en toute hâte et se mit à dévorer le repas qui avait été préparé pour lui.

« Partons ! dit-il à Sandrigo, quand il sortit de la salle, transformé, plein de forces.

– À l’instant », dit le bandit.

Deux chevaux tout sellés étaient tenus en main par un homme.

Sandrigo sauta sur l’un, Bembo enfourcha l’autre avec une dextérité qui prouvait qu’il avait acquis l’habitude de l’équitation.

Alors, Sandrigo appela le bandit qui lui servait de lieutenant et lui donna quelques instructions à voix basse. Puis il ajouta :

« Et ces fouilles ?

– Aucun résultat.

– Il faut continuer. »

Le second secoua la tête avec un évident découragement.

« Par l’enfer ! gronda Sandrigo, fais plutôt sauter la montagne. »

Il fit un geste énergique et s’élança pour rejoindre le cardinal qui déjà descendait les flancs de la montagne.

Tant qu’ils furent sur les pentes, ils gardèrent le silence. Ils traversèrent ainsi le village de Nervesa, et prirent en plaine la belle route de Trévise pour gagner Mestre et les lagunes de Venise.

« Monsieur le lieutenant, dit alors Bembo, je vous renouvelle l’offre d’une éternelle reconnaissance.

– Je l’accepte, fit narquoisement le bandit, bien qu’il n’y ait rien d’éternel en ce monde, pas même la reconnaissance des princes de l’Église !

– Cette nuit, reprit Bembo sans relever cette ironie, lorsque vous m’êtes apparu comme un sauveur, j’ai dû vous dire des choses dont je n’ai pas conservé un souvenir bien net. Il me semble pourtant vous avoir parlé de Roland Candiano.

– Oui ! vous me demandiez s’il vous faisait enfin grâce. »

Bembo eut un frémissement de rage. Il se contint et reprit :

« Roland Candiano serait-il de vos amis ?

– Je hais cet homme de toutes les puissances de mon être, et si je n’avais supposé en vous une haine semblable à la mienne, je vous eusse laissé pourrir dans le cachot où il vous avait jeté. Excusez ma franchise, messire !

– Parlez, parlez ! s’écria Bembo. Nulles paroles ne pouvaient m’être aussi agréables que celles que vous venez de prononcer.

– Eh bien ! parlons donc net : vous ne me devez aucune gratitude. En venant vous délivrer, je n’éprouvais aucun intérêt pour vous et je cherchais en vous une arme nouvelle contre Candiano. Je lui ai déjà porté quelques coups sensibles, ajouta le bandit avec un sombre sourire, j’ai pensé que vous m’aideriez à lui porter le dernier coup, le bon… celui dont on ne revient pas !

– Comptez sur moi, dit Bembo avec une force qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Mais j’ai besoin de savoir avec qui je fais alliance. Vous savez qui je suis, je ne sais pas qui vous êtes.

– Je vous l’ai dit : je suis lieutenant aux archers du capitaine général Altieri. Mais je ne le suis que depuis peu… depuis quelques heures à peine. Avant d’occuper cette fonction, j’étais bandit. »

Bembo regarda Sandrigo avec stupeur.

« Oui, cela vous étonne, fit Sandrigo ; mais il y a quelqu’un qui vous dira sur moi tout ce que vous désirez savoir, et ce quelqu’un-là, vous devez avoir en lui pleine confiance : le doge Foscari.

– Soit ! J’attendrai d’être à Venise pour savoir à quoi m’en tenir sur votre compte. En attendant, dites-moi ce que vous attendez de moi. »

Sandrigo parut réfléchir quelques moments, puis il dit :

« J’attends de vous deux choses ; la première, je vous l’ai dite, c’est de m’aider de tout votre pouvoir contre Candiano.

– Cela est convenu ; voyons la deuxième chose.

– Eh bien, messire cardinal, si étrange que cela vous paraisse, j’ai été bandit avant d’être archer, et même bandit notable… Or j’aime… depuis peu, il est vrai, mais je suis l’homme des décisions rapides. J’aime donc une jeune fille…

– Et vous voulez que je vous aide à l’obtenir ?

– Non. C’est fait. Ce sont là des besognes que je ne confie à personne.

– Alors ?

– Écoutez-moi. Bandit hier, lieutenant aujourd’hui, j’ai besoin de m’imposer par un coup d’éclat à la société italienne, et de lui imposer en même temps celle qui deviendra ma femme.

– Pourquoi cela ?

– Parce que cette jeune fille, pour certaines raisons que vous comprendrez plus tard, risque de n’être accueillie qu’avec froideur. Or je veux que le lieutenant Sandrigo et sa femme puissent entrer partout la tête haute.

– Je comprends. Que faut-il pour cela ?

– Il faut que de hauts personnages assistent l’ancien bandit au jour de son mariage. Cela, je m’en charge encore. Il faut encore que la cérémonie soit éclatante, magnifique, et que la bénédiction nuptiale soit donnée par le plus haut personnage ecclésiastique de Venise, c’est-à-dire par le cardinal-évêque en personne !

– Voilà donc pourquoi vous m’avez délivré ! s’écria Bembo.

– Non ; je vous ai tiré de la Grotte Noire parce que nous ne serons pas trop de deux hommes tels que nous pour abattre Roland Candiano.

– Je suis de votre avis, dit Bembo. Hâtons-nous donc ! Tant que nous serons dans ces parages, je ne me croirai pas en sûreté. »

Les deux cavaliers reprirent le galop qu’ils avaient interrompu pour converser. Vers deux heures de l’après-midi, Bembo était dans son palais, au grand ébahissement de ses serviteurs qui le croyaient à jamais disparu. Une heure plus tard, accompagné de Sandrigo, il entrait dans le cabinet du doge Foscari.

« Vous voyez, monseigneur, que je tiens parole », dit Sandrigo.

Le doge remercia Sandrigo d’un geste, et examina Bembo.

Il fut réellement effrayé du changement qui s’était opéré dans le visage du cardinal. Ces quelques jours passés dans la Grotte Noire avaient bouleversé Bembo plus que les six ans passés au fond des puits n’avaient bouleversé Roland.

La peur est peut-être en effet l’agent le plus actif et le plus puissant de désorganisation.

Or, Bembo avait eu peur au-delà de toute expression.

« Mon pauvre ami ! fit le doge en lui serrant les mains.

– Oui, je suis changé, n’est-ce pas, monseigneur ? Et pourtant, il n’y a guère que quelques jours que je souffre. Mais chacune de ces journées a été un siècle. »

Il baissa la voix :

« Il faut que je vous parle au plus tôt.

– Dès ce soir.

– Où ?

– Notre rendez-vous ordinaire : le Pont des Soupirs.

– Bien… Roland est vivant.

– Je le sais.

– Il est déchaîné contre nous. La vengeance de cet homme sera affreuse, si j’en juge par ce que je viens de voir. »

Le doge était brave autant que Bembo était lâche.

Mais il ne put s’empêcher de frissonner.

Et s’adressant à Sandrigo, il dit :

« Monsieur le lieutenant, dit-il, je vous rends grâce. Le cardinal est un de nos amis les plus chers, un des plus fermes soutiens de l’État. Soyez donc remercié pour nous l’avoir ramené si promptement. À ce que vous venez de faire, je puis mesurer ce que vous êtes capable de faire. Continuez à nous servir… à servir la république, et soyez assuré que le grade que nous vous avons octroyé n’est qu’un acheminement à d’autres plus dignes de votre valeur. »

Ivre de joie, sûr désormais de sa fortune, Sandrigo s’inclina et déjà il entrevoyait à son côté l’épée dorée du capitaine général.

Bembo et lui prirent congé du doge et rentrèrent ensemble au palais du cardinal.

« Mon cher ami, dit alors Bembo, vous voilà sur le chemin des honneurs et de la fortune. Foscari a l’habitude de mesurer ses paroles et de ne promettre que ce qu’il peut tenir. Soyez sûr que, de mon côté, je vous pousserai autant qu’il sera en mon pouvoir.

– J’y compte, par tous les diables ! répondit Sandrigo.

– Venez me voir demain. Ce soir, je dois m’entendre avec une personne qu’il est nécessaire que je consulte. Demain nous pourrons donc causer utilement.

– D’ici là, je vais commencer à agir, fit Sandrigo en se levant pour se retirer. Mais vous pouvez dès maintenant me donner une réponse à ce que je vous demandais sur la route des lagunes.

– Que me demandiez-vous donc, mon cher ?

– Je veux que mon mariage soit béni en présence de tout Venise, dans la cathédrale de Saint-Marc, par le cardinal-évêque !

– Honneur rare et réservé aux grands dignitaires. Mais je ne puis rien vous refuser : il sera fait comme vous dites. À propos, comment se nomme la jeune fille ?

– Vous allez comprendre la nécessité d’imposer une femme à la société vénitienne. Celle que j’épouse s’appelle Bianca, et c’est la fille de la courtisane Imperia. »

Sandrigo, en disant ces mots, s’était incliné, et il se retira. Bembo était demeuré immobile, comme frappé d’un coup de foudre.

Ce ne fut qu’au bout de dix minutes qu’il put reprendre ses esprits, et alors il murmura :

« Bianca ! Il épouse Bianca !… Et c’est moi qui vais bénir leur union ? L’aventure est plaisante ! »

Il éclata d’un rire terrible. Puis, appelant son valet de chambre, il se fit habiller de ce costume à demi cavalier qu’il portait en dehors de ses fonctions ecclésiastiques.

Bientôt, il sautait dans sa gondole, et dit quelques mots au barcarol. Un quart d’heure plus tard, la gondole de Bembo s’arrêtait devant le palais d’Imperia.

Bembo, en débarquant, marcha droit sur le magnifique escalier du palais. Il redressait sa taille courte et ramassée. Une sombre expression de menace violente convulsait son visage, et sa main se crispait sur le manche de son poignard. Ainsi dépouillé – en cette minute où la passion l’exorbitait – de ce masque d’hypocrisie qui le rendait hideux, emporté comme vers un rêve d’amour et de sang, la démarche fatale, Bembo paraissait un autre homme. Il était presque insupportable à voir. Il entra en grondant :

« Les tuer toutes deux, plutôt que cela ! »

À l’instant même où le cardinal entrait dans le palais, une autre gondole légère et rapide s’approchait de la demeure d’Imperia.

Et l’homme qui en débarquait bientôt, c’était Sandrigo !

Pendant que Sandrigo et Bembo entraient dans cette nouvelle phase de leur destinée, pendant que Roland accomplissait au loin la mission inconnue qu’il avait entreprise et que Scalabrino tombait dans le traquenard de Bartolo, le patron de l’Ancre d’Or, enfin pendant que Juana continuait à veiller sur le vieux Candiano essayant vainement de se soustraire à ses tristes pensées, en cherchant un refuge dans le dévouement, trois personnages de ce récit évoluaient de leur côté dans l’orbe inexorable du malheur ; nous voulons parler de Léonore, d’Altieri et de Dandolo.

Nous reprenons donc le simple exposé de leurs faits et gestes à cette nuit où Roland Candiano fut sauvé dans la maison de l’île d’Olivolo par Léonore.

La jeune femme, on l’a vu, avait péniblement regagné le palais d’Altieri, délivré Imperia, et était tombée dans sa chambre, à bout de forces, presque mourante. Tout de suite, une fièvre ardente s’était déclarée. Ses femmes qui la trouvèrent délirante, la déshabillèrent, la couchèrent dans son lit et prévinrent aussitôt le capitaine général. Altieri ne s’était pas couché.

Après la scène d’Olivolo, il était rentré chez lui, très calme en apparence, mais bouleversé en réalité par une double terreur. D’abord Roland Candiano lui échappait.

Il tenait pour très exact le récit de Léonore et était convaincu qu’elle l’avait prévenu assez à temps pour qu’il pût s’éloigner. Où était-il maintenant ? Que méditait-il ?

Ah ! qu’il fût loin ou près de lui, il n’y avait pas d’existence possible pour Altieri tant que Roland vivrait.

Dans le trajet de l’île d’Olivolo à son palais, Altieri ne songea qu’à ce duel à mort où il pressentait vaguement qu’il ne serait pas le plus fort. Vingt fois il s’arrêta frissonnant, s’attendant à voir l’ennemi surgir de l’ombre et le frapper du coup mortel. Il sondait les ténèbres et s’avançait ramassé sur lui-même, le pistolet chargé à la main. Quand il fut enfin dans sa chambre, il respira.

Il essuya la sueur froide qui coulait de son front et résuma la situation : Roland était fort sans doute, mais lui ! Lui, Altieri qui commandait à toute une armée, qui donc oserait l’attaquer dans ce palais toujours plein, nuit et jour, d’officiers et d’hommes d’armes qui montaient la garde ?

Mais dès qu’il fut parvenu à se rassurer, l’autre terreur s’empara de lui plus violemment encore. Altieri conspirait !…

Depuis des temps lointains déjà, il avait entrevu la magistrature suprême comme le couronnement de sa vie d’ambitieux. Lorsque le doge Candiano fut renversé par la foudroyante et soudaine révolution au palais sur laquelle s’ouvre ce récit, Altieri s’aperçut un peu tard qu’il avait surtout travaillé pour le Grand Inquisiteur Foscari. En effet, à cette époque, Altieri n’avait pour lui que quelques officiers et un certain nombre de patriciens, Foscari tenait le conseil des Dix, le tribunal des inquisiteurs, les Conseils, toutes les forces légales de Venise.

Un moment, dans cette terrible nuit où le vieux Candiano fut aveuglé et où son fils fut jeté dans les puits, Altieri eut la pensée de lutter contre Foscari. Il l’eût entrepris – et peut-être avec succès – si toute son énergie vitale ne s’était concentrée sur un but unique : Obtenir Léonore !

Foscari, devenu doge, lui avait d’ailleurs offert de belles compensations : le commandement suprême de l’armée, qui, légalement, devait rester dans les mains du doge, avait été confié à Altieri.

Après son mariage avec Léonore, lorsqu’il fut bien convaincu que la fille de Dandolo ne serait jamais sa femme que de nom, Altieri s’était rejeté sur l’ambition. Être doge !…

Et pour être doge, il fallait renverser Foscari, son complice !

Lentement, avec des précautions qui révélaient un esprit subtil et prévoyant, Altieri prépara sa conspiration. Il entrevoyait déjà la certitude du succès ; il avait pour lui les principaux chefs de l’armée et la foule de patriciens, toujours ombrageux et mécontents ; il allait enfin tenter un grand coup, lorsqu’il apprit soudain l’évasion de Roland, puis son arrivée dans Venise.

Il fallait tout d’abord se débarrasser d’un pareil adversaire.

Le nom de Candiano était populaire.

Roland était aimé des barcarols, des marins du port, du peuple qui pouvait le porter au palais ducal dans un de ces irrésistibles mouvements dont il avait déjà donné des exemples. Altieri prit avec Dandolo des mesures qui aboutirent au résultat que l’on a vu.

Mais si Altieri conspirait contre le doge Foscari pour mettre sur sa tête la couronne ducale, il était du moins assuré que le secret était rigoureusement gardé. Quelques hommes seulement étaient au courant de l’entreprise, et le capitaine général était sûr de ces hommes. Chacun d’eux, en effet, eût risqué sa tête dans une trahison. Et c’est à ce moment-là que Léonore lui révélait qu’elle savait tout !…

Il n’y avait qu’une personne au monde qui fût en situation de révéler la conspiration sans danger pour elle : c’était Léonore.

Il frémit d’épouvante et d’horreur.

S’il tuait Léonore, il comprenait que son existence était désormais vide et sans but. S’il ne la tuait pas, il était à la merci d’un mot échappé, d’un mouvement de colère…

Le dilemme fut très clair et effroyable :

Vivre sans Léonore, ou mourir par elle !

Comme il en était là de ses pensées, on vint lui dire que Léonore en proie à une fièvre violente délirait dans son lit où on l’avait couchée. Tout disparut à l’instant de l’esprit d’Altieri ; comme autrefois, chez Dandolo il n’y eut plus chez lui que la pensée de sauver d’abord celle qu’il aimait – il verrait ensuite.

Pâle, mais calme en apparence, il pénétra pour la première fois dans la chambre de sa femme. Il vit Léonore dans son lit, le visage très rouge, plaqué de taches livides. Elle était immobile, ses yeux étaient fermés, ses lèvres fortement serrées s’ouvraient seulement par intervalles pour une respiration sifflante.

« Qu’on prévienne notre médecin, ordonna Altieri.

– C’est fait, monseigneur », répondit la femme de chambre de Léonore.

Il fit un signe de tête, s’assit et prit dans sa main la main de Léonore qui pendait par-dessus les couvertures.

Il tressaillit – peut-être de joie, peut-être de douleur.

C’était la première fois qu’il serrait cette main fine et délicate, et c’était la mort proche qui la mettait dans la sienne !

Un silence lugubre pesait sur cette scène.

Tout à coup, ce silence fut interrompu par quelques paroles très distinctes que prononçait Léonore. Le délire la reprenait.

Dès lors, elle se mit à parler longuement, tantôt à son père, tantôt à Roland… Altieri frémissait de rage. Elle demandait pardon, jurait que son amour était demeuré pur, fidèle, comme au jour lointain du premier regard de tendresse !

Et brusquement, elle cessa de parler à Roland.

Ce fut à lui-même, Altieri, qu’elle s’adressa dans son délire.

Des noms lui échappèrent… c’était tout le secret de la conspiration qui allait sortir de ses lèvres…

Livide, terrible, Altieri se tourna vers les femmes et rugit :

« Que faites-vous là, vous autres ? Dehors ! Vous la troublez ! Vous êtes cause que son délire augmente ! Dehors, vous dis-je !… »

Les femmes, terrifiées par cet incompréhensible accès de fureur, étaient déjà sorties, qu’il continuait de crier pour couvrir les paroles de Léonore. Quand il se vit seul avec elle, il eut autour de lui un regard farouche, puis il alla s’assurer que nul ne s’était arrêté dans la pièce voisine.

Alors, il revint s’asseoir près de Léonore, et, hagard, il écouta.

Oui ! elle parlait de la conspiration, elle en disait les détails, les précisait et, à chaque instant, revenait le nom d’Altieri.

Puis, avec la même soudaineté, elle se tut, s’affaissa dans une sorte de prostration. À ce moment, on heurta à la porte.

« Qui est là ? gronda Altieri en sursautant.

– Le médecin ! » répondit une voix du dehors.

Altieri respira. Le médecin, vieillard compassé, entra en se courbant devant le redoutable seigneur.

« Maître, dit Altieri, une chute qu’a faite la signora a provoqué en elle une forte fièvre.

– Bien, bien, nous allons voir, monseigneur. »

Le vieux s’approcha du lit, examina longuement la malade, penché sur elle, grommelant des mots sans suite, invoquant le divin Hippocrate, et finalement, il se releva vers le capitaine général.

Le vieillard demeura tout blême, le visage décomposé par la terreur.

Altieri était penché sur lui, le poignard nu à la main !

Que Léonore eût dit un mot, et c’en était fait du malheureux.

« Monseigneur, balbutia-t-il… je ne comprends pas… »

Altieri éclata de rire :

« Ne faites pas attention, maître ! Je crois en vérité que j’ai le délire moi-même. Mais venez… venez donc !… »

Il avait rengainé son poignard et, violemment, entraînait dans la pièce voisine le vieillard encore tout ébahi et épouvanté.

« Excusez-moi, fit Altieri. On a de ces moments de folie lorsque le cœur est plein d’une mortelle angoisse. Mais veuillez me dire ce que vous pensez… »

Le vieillard commença par donner quelques conseils touchant la précieuse santé de monseigneur.’

Puis, lentement, il expliqua la situation de la signora.

Elle était en danger de mort et devait être veillée nuit et jour.

« Bien ! Je la veillerai, moi.

– Admirable dévouement, monseigneur ! »

Le brave émule d’Hippocrate indiqua alors les remèdes qui lui parurent les plus efficaces en cette circonstance et finit par se retirer en disant qu’il reviendrait dans la matinée.

« Vous ferez mieux, maître ! dit Altieri. Vous vous installerez dans ce palais, et je vais vous faire préparer un appartement. »

Le vieillard s’inclina, très flatté en apparence.

Mais il ne put s’empêcher de jeter un regard inquiet sur le poignard qu’Altieri avait remis à sa ceinture.

Cependant, le capitaine général était rentré dans la chambre de Léonore où il s’était enfermé. Mais, avant, il avait fait venir son intendant, sorte de majordome à demi domestique, à demi soldat, et lui avait dit :

« Tu as vu le maître chirurgien que j’ai installé ici ?

– Oui monseigneur.

– Eh bien, si cet homme sort du palais avant que j’en aie donné l’ordre, tu es mort. »

Le valet savait parfaitement que le seigneur capitaine général plaisantait rarement. Il prit donc la menace fort au sérieux, et plaça des sentinelles devant la porte du pauvre médecin. Il demeura d’ailleurs convaincu que son maître voulait simplement être sûr d’avoir le médecin à portée, et comme tout le monde, il admira le dévouement d’Altieri qui ne quittait plus le chevet de la malade.

Il ne permettait à personne d’entrer dans la chambre et administrait lui-même les médicaments.

Cela dura cinq jours et autant de nuits.

Assis dans un fauteuil, à deux pas du lit, Altieri guettait anxieusement les paroles qui s’échappaient des lèvres de sa femme ; une sorte de régularité s’était établie dans la maladie ; le délire violent pendant lequel elle parlait à haute voix survenait en général le soir vers huit heures et s’apaisait environ deux heures plus tard ; alors, il y avait une accalmie jusque vers les quatre heures du matin ; Altieri verrouillait alors la porte et dormait dans son fauteuil d’un sommeil aussi agité que celui de la malade.

Léonore revint au sentiment de la vie le matin du sixième jour, c’est-à-dire qu’elle eut conscience de souffrir atrocement dans son corps et dans son âme.

Immobile, toute raide, dans le grand silence lourd que le seul bruit imperceptible de sa respiration faisait plus lourd encore, elle espérait vaguement que ses yeux ne se rouvriraient plus, que plus un geste, plus un mot n’émanerait d’elle, et qu’elle allait s’endormir pour ne plus jamais se réveiller. Alors, elle compulsa le drame de sa vie, établit le bilan de son désastre.

Son crime – nous employons ici les termes qui durent se formuler dans cette pauvre pensée affolée – son crime avait duré plus de six ans et s’était traduit par des actes définitifs.

Le crime, c’était de ne pas avoir aimé Roland autant qu’elle en était aimée. Roland était demeuré fidèle. Elle avait trahi.

Elle ne l’avait pas aimé de tout amour, puisqu’elle avait douté de lui ! puisqu’elle avait pu écouter l’accusation de la courtisane !

Dans la nuit des fiançailles, lorsque devant le Conseil des Dix, Imperia affirma que Roland était son amant et qu’il avait tué Davila par jalousie, elle aurait dû penser et crier :

« Tu mens, Roland est à moi tout entier, comme je suis à lui tout entière. »

Lorsque la vieille dogaresse Silvia avait voulu l’entraîner vers l’escalier des Géants pour soulever le peuple, elle aurait dû crier :

« Courons, mourons avec lui ! Car lui et moi nous ne sommes qu’un seul être et rien ne peut nous désunir. »

Lorsque son père lui avait juré que Roland gracié s’était enfui de Venise, elle aurait dû crier :

« Tu mens ! Car Roland libre ne chercherait de refuge nulle part ailleurs que près de moi. »

Lorsque son père, encore, lui avait annoncé la mort de Roland, elle aurait dû crier :

« Tu mens ! Car Roland aurait eu la force de se traîner jusqu’ici pour mourir avec moi, dans mes bras. »

Et lorsqu’elle avait marché à l’église de Sainte-Marie, à l’église consacrée aux vierges fidèles, elle aurait dû crier :

« Je n’épouse pas Altieri, puisque je suis l’épouse de Roland. Et ne pouvant être à lui, j’épouse la mort ! »

Oui ! voilà ce qu’elle aurait dû crier, en se poignardant au pied de l’autel des vierges pures, des vierges qui savaient aimer d’amour.

Il est nécessaire que nous le répétions ici : cet admirable lamento d’amour n’est pas de notre création ; nous en avons retrouvé les motifs dans une longue lettre que Léonore écrivit peu après et qui était une sorte de confession.

Ainsi donc, voilà quelles étaient les formes visibles qu’avait pris son crime. Et ce crime, qui avait été le doute, la négation de l’amour, s’était perpétré six ans – jusqu’à cette minute où l’aveuglante vérité l’avait éblouie.

Roland n’était pas mort.

Roland était demeuré six ans dans les puits.

Et elle, misérable – pour nous pauvre martyre ! – avait trahi, avait terni à jamais la pureté de son amour en acceptant la déchéance d’un mariage.

En vain avait-elle sauvegardé, par une dernière résistance, par un dernier effort de fidélité, la pureté de son corps ; en vain avait-elle mis entre elle et celui qu’elle avait accepté pour mari d’infranchissables barrières, elle n’en était pas moins déchue.

Et c’est cela qu’avait dû penser Roland, puisque dans cette tragique entrevue de l’île d’Olivolo, il était demeuré devant elle muet et glacé. C’était donc fini !

Alors, la mort seule, la mort libératrice devenait un refuge possible. Voilà ce que pensa Léonore dans cette heure de désolation où, le délire l’ayant quittée, la vie se reprenait à sourdre dans sa robuste nature.

Et comme elle demeurait ainsi prostrée dans un anéantissement de tout espoir, comme elle fermait plus violemment les yeux pour appeler plus vite la nuit éternelle, un murmure de voix, tout près d’elle, la frappa soudain. Elle écouta, et pour la première fois depuis qu’elle pouvait penser, songea à s’étonner d’être là, dans son lit.

Elle se rappela tout à coup qu’elle était tombée au milieu de la chambre. Sans doute ses femmes l’avaient couchée. Mais quel temps s’était écoulé ? Une heure ? Un jour ?

Elle écouta. Les voix étaient basses mais très distinctes.

Ce n’étaient pas des voix de femmes comme elle avait imaginé au premier instant : c’étaient des voix d’hommes.

Elle les reconnut presque aussitôt et employa tout ce qu’elle avait encore de forces à ne faire aucun geste, à contenir l’horreur qui voulait exploser sur ses lèvres.

Ces voix qu’elle venait de reconnaître, c’étaient celles d’Altieri et de Dandolo – de son mari et de son père !…

« Cinq jours que cela dure !… disait Altieri. Cinq mortelles journées d’angoisses et de terreur…

– Ainsi elle a parlé ! reprenait Dandolo.

– Elle a parlé… elle va parler encore… dès que le délire lui revient, elle expose toute la conspiration et prononce des noms…

– Le mien ! haleta Dandolo.

– Non ; tous excepté le vôtre. »

Il y eut une minute de silence.

Léonore entendit un rauque soupir. C’était son père qui si près d’elle, respirait fortement à se sentir rassuré.

Elle comprit tout !

Elle avait eu le délire, elle avait dit ce qu’elle savait, et Altieri s’était installé chez elle pour la surveiller !… Et maintenant, il en appelait à Dandolo, le père de la mourante, pour prendre sans doute quelque terrible résolution.

« Peut-être, continuait Altieri, ne sait-elle pas que vous êtes des nôtres ; ou peut-être même, dans son délire, l’idée de ne pas vous dénoncer, vous, son père, demeure-t-elle vivante…

– Ainsi, elle dit tout !… tout, excepté mon nom !

– Tout excepté cela !

– Mais si on l’entendait !… oh ! si on l’entendait !…

– Il est certain que si nous étions arrêtés, vous le seriez fatalement ! »

Encore un silence.

Léonore percevait le frémissement des deux hommes près d’elle.

Altieri reprit :

« Le délire lui vient le soir, et dans la nuit ; maintenant, elle dort tranquille… Oh ! ces nuits… Quelques-unes encore semblables à celles que j’ai passées là écoutant aux portes, le poignard à la main, prêt à tuer quiconque aurait entendu, tressaillant au craquement d’un meuble, inondé de sueur au bruit d’une porte qui s’ouvre… oui, encore quelques nuits pareilles, et je sens que je deviendrai fou… Je n’en puis plus, et je vous ai fait venir… vous, son père…

– Je vous relèverai, dit vivement Dandolo. Reposez-vous, je veillerai à votre place… »

Altieri secoua tragiquement la tête.

« Il n’est pas question de repos, dit-il sourdement.

– De quoi est-il question ? » demanda alors Dandolo d’une voix où Léonore surprit la profonde angoisse de l’être qui se débat devant quelque catastrophe prochaine.

Et tout à coup Altieri prononça :

« Il ne faut pas qu’on l’entende !… Et pour cela il n’y a qu’un moyen… un seul…

– Un moyen ? balbutia le père dont les cheveux se hérissèrent d’horreur.

– Oui : il ne faut plus qu’elle parle !… Écoutez… vous savez si j’ai aimé votre fille, et si je l’aime encore…

– Taisez-vous ! oh ! c’est affreux…

– Je l’aime, vous le savez bien, par l’enfer ! Je l’aime et c’est ce qui cause mon désespoir. Elle me hait, me méprise, me maudit. Et moi, je l’aime… Et je n’en puis plus. Il faut que je meure – ou qu’elle meure !

– Taisez-vous ! gronda le père.

– Je ne me tairai pas ! Car je vous ai fait venir à bout de forces, pour vous dire cela, pour que vous preniez votre part de la fatalité qui m’accable. C’est vous qui me l’avez donnée… Donnée ! Dérision ! Vous ne savez pas que depuis le jour de notre mariage, nous vivons étrangers l’un à l’autre ! Mille fois j’ai été sur le point de la tuer ! Mille fois je me suis approché d’elle pour en finir avec une telle torture, en faisant disparaître la cause même de la torture ! C’en est assez, vous entendez ! Je ne puis plus ! Je n’irai pas plus loin… Je l’aime, j’en deviens insensé… et depuis cinq jours, j’ai souffert plus qu’en cinq ans. Je l’ai entendue appeler son fiancé, le supplier, lui demander pardon, lui crier son amour, et chacune de ses paroles a été un coup de poignard pour moi… Et voici que pour comble, elle devient une menace de mort… C’en est assez, vous dis-je ! Voulez-vous vivre désormais dans une perpétuelle terreur, être à la merci d’un caprice de femme, d’un mouvement de vengeance ! Dites… voulez-vous finir, vous aussi, sur l’échafaud ?…

– Ma fille ! ô ma fille !… » murmura Dandolo.

Et la terreur, une fois de plus, l’emporta dans l’âme misérable de ce père. Seulement, pour sauver sa fille, il essaya d’une faible tentative.

« Peut-être, bégaya-t-il, ne parlera-t-elle jamais plus de ces choses !… Peut-être, quand elle sera guérie, obtiendrez-vous d’elle l’assurance d’un silence absolu… Oh ! grâce… attendez… je suis sûr que ma fille se taira… »

À cet instant, Léonore fit un mouvement.

Les deux hommes, pantelants, se turent et la regardèrent.

Elle se tourna vers eux, ouvrit les yeux… non plus des yeux troublés par le délire, mais des yeux clairs, implacables…

Les deux hommes virent ce regard où brillait la flamme de l’intelligence, où les vapeurs froides du délire s’étaient dissipées.

Tous deux eurent le même frisson glacial.

Ils comprirent que Léonore avait tout entendu.

Elle se souleva, rassembla toutes ses forces pour rendre sa voix plus ferme, et prononça :

« Vous vous trompez, mon père, je ne me tairai pas… je parlerai… Dès que je serai debout, je vous livrerai tous les deux. »

Et comme ils se taisaient, frappés de stupeur, elle ajouta :

« Vous avez rompu le pacte que nous avions conclu dans l’île d’Olivolo ; en profanant cette retraite de votre présence détestée, vous me déliez du silence que je m’imposais ; je parlerai donc. »

Altieri se trouvait le plus près du lit.

Il pencha sur Léonore un visage convulsé par la terreur. À ce moment, la passion qui jusqu’à ce jour avait été le grand mobile de ses actes et de ses pensées s’effondra d’un coup. La minute d’avant, il désirait passionnément Léonore ; la minute après, il la haïssait aussi profondément que s’il l’eût haïe depuis toujours.

Il voulut prononcer quelques mots – probablement une insulte suprême. La voix expira dans sa gorge. Alors, lentement, il leva le bras, cherchant la place pour frapper, pour tuer d’un seul coup.

Léonore, avec un indicible sourire de délivrance, fixa le poignard qui jeta un reflet dans le demi-jour. Le bras, soudain, s’abattit.

Mais sous une brusque et violente poussée, l’arme dévia, laboura l’oreiller, à deux pouces du visage de Léonore, et Altieri, sous cette même poussée furieuse, chancela, fut éloigné du lit de trois pas.

Et Dandolo se plaça devant sa fille, sombre, livide, tragique.

« Je ne veux pas que ma fille meure ! gronda-t-il.

– C’est toi qui m’as repoussé ? demanda Altieri, presque insensé, sachant à peine ce qu’il disait et ce qu’il faisait.

– Oui, c’est moi.

– Tu veux donc mourir aussi ?

– Tout, plutôt que de permettre que tu la touches. »

Altieri souffla fortement, se ramassa. L’instinct de sauvegarde qui dominait la violence déchaînée lui fit comprendre qu’il devait opérer sans bruit.

Il regarda Dandolo. Jamais il ne l’avait vu tel.

Cet homme faible, hésitant, facile à effrayer, venait de se transformer. Il était terrible. L’âme ancestrale des héroïques Dandolo, des vieux doges qui avaient fait la grandeur et la puissance de Venise, se réveillait en lui.

Il était plus encore, il était mieux : il était le père.

Altieri descendait aux abîmes de la terreur à mesure que Dandolo s’élevait. Il bégaya :

« Misérable, tu veux donc que nous portions notre tête au bourreau ! Insensé, tu as donc appétit de l’échafaud !

– Ah ! éclata Dandolo dans un sanglot terrible, la mort, le bourreau, l’échafaud, l’infamie, la prison, tout, tout, plutôt que cette suprême lâcheté ! Lâche ! Je l’ai été ! Toute ma vie, je me suis débattu contre la lâcheté. Je t’ai vendu ma fille, je t’eusse vendu mon âme ! eh bien ! je me reprends, voilà tout ! Le titre que tu m’as donné, je n’en veux pas ; la gloire, la puissance, le vieux palais empli de richesses, reprends tout ! Moi, je me reprends et je reprends ma fille. »

Altieri fit un pas. Dandolo tira son poignard et dit :

« Je te conseille de ne pas approcher de ma fille, si tu ne veux que je devance la besogne du bourreau.

– Mort pour mort, rugit Altieri, j’aime mieux en finir ici ! »

Et il se jeta sur Dandolo écumant. La lutte fut rapide et silencieuse. Il y eut quelques grondements, quelques chocs d’acier.

Puis soudain, Altieri s’affaissa, l’épaule droite traversée de part en part. Il roula au pied du lit et essaya encore de saisir la main de Léonore. Mais le père, d’une poussée, l’envoya rouler plus loin… La blessure était sérieuse, non mortelle.

Altieri ne perdit pas connaissance.

Les yeux agrandis par la terreur, la face décomposée par la rage autant que par la souffrance, il regarda ce qui allait se passer.

Dandolo, une fois Altieri repoussé, s’était tourné vers Léonore.

Il ne dit pas un mot. Mais il s’agenouilla, prit la main de sa fille, y appuya son front brûlant et éclata en sanglots.

Léonore se pencha vers lui et murmura :

« Mon père !

– Pardonné ! cria Dandolo dans une indicible explosion de joie.

– Reconquis, mon père ! » répondit Léonore tandis qu’une expression de fierté illuminait son visage.

*

* *

Dandolo s’était relevé.

« Tu ne resteras pas ici, dit-il d’une voix qui tremblait ; je vais te faire emporter, là-bas, dans notre maison de l’île d’Olivolo… c’est moi qui te guérirai, je te l’assure, va, j’en suis sûr maintenant. Nous reprendrons notre vie de jadis, tous deux seuls, rendus l’un à l’autre… Attends… je vais appeler, donner des ordres… heureusement, il n’y a rien de changé à notre maison… »

Léonore secoua la tête.

« Mon père, dit-elle, vous oubliez qu’Olivolo n’est plus à nous… »

Dandolo demeura atterré…

Il avait oublié cela ! Il avait oublié Roland ! Il murmura :

« La maison est vendue !

– À un étranger ! fit vivement Léonore.

– Eh bien ! peu importe ! reprit Dandolo. Nous louerons une maison…

– Mon père, dit Léonore avec fermeté, vous oubliez qu’une fille des Dandolo n’a jamais quitté la maison du mari qu’elle avait accepté… Ne craignez rien pour moi. Tout à l’heure je voulais mourir. Maintenant il faut que je vive… pour vous, mon père… sinon pour d’autres. Le seigneur Altieri comprend sans doute ma pensée… Il sait que jamais un mot ne sortira de ma bouche qui puisse trahir son secret. Il sait que s’il trompait à nouveau notre pacte, s’il entrait encore ici les conséquences en seraient terribles pour lui… Il sait que si un malheur m’arrivait, l’échafaud se dresserait pour lui, car vous seriez là pour le dénoncer… N’est-ce pas, seigneur Altieri, que vous acceptez ainsi les choses ?…

– J’accepte ! dit sourdement le capitaine général.

– J’ajoute, reprit Léonore, que mon père sera libre d’entrer ici à toute heure de jour et de nuit…

– Cela est inutile, dit alors Dandolo ; puisque tu ne veux pas sortir d’ici, ma fille, j’y reste. La pièce voisine sera mon appartement ; et nul n’entrera dans cette chambre qu’en me passant sur le corps… »

D’un signe de tête, Altieri indiqua qu’il approuvait cet arrangement. Alors, d’un effort qu’une nature aussi énergique que la sienne pouvait seule accomplir, il se leva, et sans tourner la tête vers Léonore et Dandolo, d’un pas presque ferme, il gagna la porte, tira les verrous et disparut.

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