XXVIII LA GRANDE COURTISANE

Sandrigo sortit par une porte du fond et monta un escalier aboutissant à l’unique étage qui s’élevait au-dessus du bouge de Bartolo. Ce premier étage était divisé en plusieurs chambres dont les portes donnaient toutes sur le même palier. Il pénétra dans une chambre et se jeta tout habillé sur un lit, où presque aussitôt il s’endormit d’un pesant sommeil.

Il faisait grand jour lorsque Sandrigo se réveilla. Il songea :

« L’affaire de cette nuit m’a fatigué plus qu’une journée de bataille… »

Il secoua violemment la tête, tout pâle. Puis sautant hors de son lit, il commença une toilette méticuleuse, s’habillant de ses vêtements les plus riches, s’ornant de bijoux, et ceignant enfin une épée.

À mesure qu’il se livrait à cette occupation, ses idées prenaient un autre cours, mais gardaient la même violence. Lorsqu’il fut habillé, il parut tel qu’un riche Vénitien de l’époque. Il ne manquait pas d’élégance naturelle, et en dépit des naïves exagérations de son costume, il pouvait passer pour un beau cavalier.

Une demi-heure plus tard il pénétrait au palais ducal.

Il remit une lettre à un huissier et, s’asseyant sur une banquette en bois, il attendit. L’attente dura deux heures, au bout desquelles le même huissier vint le chercher et l’introduisit dans ce cabinet où nous avons vu entrer l’Arétin et Bembo.

Le doge Foscari jeta sur son visiteur un regard presque indifférent.

« Monsieur, dit-il, vous m’avez fait remettre une lettre de notre Grand Inquisiteur Dandolo qui vous recommande à notre bienveillance. Mais, cette lettre oublie…

– Mon nom, n’est-ce pas, monseigneur ?

– En effet, dit le doge étonné. Et je dois dire que sans l’affection que j’ai pour notre Grand Inquisiteur, je ne vous eusse pas reçu. »

Foscari ne disait pas qu’au contraire cette omission qu’il avait devinée volontaire avait excité sa curiosité.

« C’est moi-même, reprit Sandrigo, qui ai prié monseigneur Dandolo de ne pas dire mon nom. Permettez-moi donc de me nommer moi-même. Un des premiers actes de votre haute magistrature a été de mettre ma tête à prix : je suis Sandrigo. Et je suppose que ce nom me dispense d’une longue présentation. »

Foscari ne donna aucun signe extérieur des pensées qui l’agitaient. Il réfléchit que si le Grand Inquisiteur lui envoyait Sandrigo, c’est qu’il y avait sans doute utilité à ménager le bandit.

Il se contenta donc de dire :

« Vous êtes ici mon hôte, maître Sandrigo. Je veux oublier le reste pour un instant.

– Eh bien, monseigneur, c’est justement ce reste que je suis venu vous prier d’oublier non pour un instant, mais pour toujours.

– Vous parlez bien audacieusement, l’ami !

– J’en ai peut-être le droit, monseigneur, dit le bandit, qui comprenait parfaitement qu’il jouait sa tête et que l’audace seule pouvait lui donner la victoire. J’ai rendu un grand service à la république. Je puis lui en rendre un autre plus grand encore et j’ajoute que, seul, je puis apporter ce que j’apporterai…

– Quoi donc ? interrogea le doge.

– La tête de Roland Candiano ! » répondit le bandit.

Foscari ne broncha pas. Il s’exerçait depuis des années à conserver un visage impassible comme si son âme eût été au-dessus des sentiments qui agitent les autres hommes.

En réalité, il éprouva une joie profonde.

Sandrigo, cependant, continuait :

« Pour preuve de ce que j’avance, monseigneur, je commence par vous dire que j’ai tué Scalabrino… Cet homme ne m’avait rien fait, à moi. Mais il était pour vous un redoutable danger.

– Et en quoi ce bandit pouvait-il être un danger ?

– En ce qu’il était le bras droit de Roland Candiano… Roland pensait, Scalabrino exécutait. À eux deux, ils étaient très forts. Roland tout seul est déjà plus faible, bien que tout-puissant encore.

– Tout-puissant !…

– Oui, monseigneur. Votre Grand Inquisiteur vous a dit que Roland Candiano est à la tête d’une véritable armée de bandits. Ce qu’il peut entreprendre, vous devez le supposer. Quant au but véritable qu’il poursuit, cela ne me regarde pas. Il suffit que je vous répète que, seul, je puis atteindre Roland, parce que seul je sais où il est et comment il faut le prendre… J’ai commencé par tuer Scalabrino sans intérêt personnel et c’est comme si j’avais arraché le poignard des mains de Roland. Maintenant voulez-vous me permettre une question ?

– Parlez.

– Savez-vous où est l’évêque de Venise ?

– Le cardinal Bembo ! s’écria Foscari avec une agitation dont il ne fut pas maître.

– Oui ! Le cardinal Bembo ! il est au pouvoir de Roland Candiano qui a sans doute quelque vieille haine à assouvir contre lui… je ne sais laquelle, ce n’est pas mon affaire. »

Foscari devint pâle sous le regard fixe du bandit.

Il ne la savait que trop, lui, cette haine !

Et puisque Roland avait atteint Bembo, sans doute il saurait atteindre Dandolo, Altieri, et lui, Foscari !…

Dès lors, il déposa le masque. Le bandit triompha.

« Ce n’est pas le tout, reprit-il, que de savoir où se trouve le cardinal-évêque. L’essentiel est de le délivrer et de le ramener à Venise. Je m’en charge. Dès demain, monseigneur, l’évêque sera assis à cette place où je suis… si vous le voulez. Et puis ensuite… toujours si vous le voulez, je vous amène Roland pieds et poings liés.

– Que faut-il pour cela ? demanda sourdement le doge.

– Eh bien, maintenant que j’ai dit ce que j’apporte, je vais dire ce que je demande. Je suis las, monseigneur, de vivre hors la société. Je sens que je n’étais pas fait pour la vie errante, toujours sur le qui-vive, et que mes dons personnels ne peuvent se déployer à l’aise que dans une société privée… Bref, monseigneur, je désire désormais vivre dans Venise…

– Vous avez grâce pleine et entière, dit le doge.

– Je l’ai déjà, monseigneur, fit-il. Votre Grand Inquisiteur m’a octroyé la grâce que vous m’accordez. Vous ne me donnez donc rien, vous ?…

– Que vous faut-il donc ?

– Un grade honorable dans l’armée du capitaine général, quelque chose comme une lieutenance dans une compagnie d’archers ou d’arquebusiers. »

Et voyant que le doge demeurait pensif, le bandit ajouta :

« Il m’est impossible d’agir et de m’emparer de Roland si je ne puis user d’une certaine autorité. »

Foscari était l’homme des promptes décisions.

Il venait d’étudier Sandrigo. Il se disait que cet homme pouvait lui rendre de grands services et qu’enfin, pour le moment, il le sauvait en lui livrant Roland Candiano.

« Et puis, ajouta-t-il en lui-même, nous verrons plus tard. Qu’il m’apporte, comme il dit, la tête de Roland, et je me débarrasserai ensuite de lui. »

Sandrigo se taisait et attendait.

« Ce que vous me demandez, dit enfin le doge, est énorme…

– Je le sais, monseigneur. Mais la tête de Roland et la vie du cardinal Bembo valent bien un grade. Demain, lorsque votre ami (il appuya sur ce mot) sera ici devant vous, vous déciderez ensemble si je mérite ma lieutenance. »

Foscari prit un parchemin et le remplit de sa main.

Au moment de signer, il eut une dernière hésitation. Puis, brusquement, il signa, apposa un cachet et tendit le parchemin à Sandrigo qui, réellement ému, se courba en deux.

« Monseigneur, dit-il, je suis entré en simple négociateur, j’en sors profondément dévoué à votre personne.

– Soyez surtout dévoué aux intérêts de la république, dit Foscari en reprenant son rôle. Ainsi, demain, avez-vous dit ?

– Demain, le cardinal-évêque de Venise sera ici et vous dira lui-même quel rude adversaire c’est que Roland Candiano ! Quant à Roland lui-même, dans un mois il sera en votre pouvoir.

– Bien ! Allez, monsieur le lieutenant… »

Sandrigo tressaillit de joie et courut au palais d’Imperia.

Celle-ci l’attendait, depuis l’avant-veille, dans une mortelle impatience. En effet le bandit, malgré sa promesse, avait laissé s’écouler la journée de la veille sans se présenter.

Aussi, lorsqu’il arriva, fut-il introduit séance tenante.

« Eh bien, madame, avez-vous réfléchi ? demanda Sandrigo.

– Je vous attendais, voilà tout ! Je ne sais à quoi m’arrêter. Ma fille est en votre pouvoir… vous êtes plus fort…

– Mais vous hésitez à la donner en mariage à un bandit ! Ne craignez pas de dire ce que vous pensez. D’ailleurs vous ne m’avez pas caché votre répugnance. Et voulez-vous que je vous dise une chose ?… C’est que votre répugnance me paraît des plus naturelles. Si j’étais à votre place, je penserais et j’agirais comme vous.

– Que voulez-vous dire ? balbutia la courtisane.

– Pas autre chose que ce que je vous dis là… Bianca est une personne trop accomplie, trop belle et trop pure pour devenir la femme d’un bandit. »

Imperia, palpitante et angoissée, attendait, persuadée que Sandrigo jouait avec quelque terrible jeu d’ironie.

Mais le bandit avait pris une physionomie de gravité qui stupéfiait la courtisane. Il continua :

« Donneriez-vous votre fille à un homme qui occuperait une situation officielle et honorable dans la société vénitienne ? Par exemple, quelqu’un qui aurait un grade dans l’armée de Venise.

– Oui, vous m’avez déjà parlé de cela ; mais c’est là une hypothèse irréalisable.

– Que penseriez-vous de moi si je parvenais, à force de courage, d’audace et de ruse, à réaliser cette hypothèse ?

– Je penserais que vous avez accompli une chose étonnante. Car tout s’oppose à ce que vous deveniez l’homme que vous dites.

– C’est vrai, fit Sandrigo avec un sombre sourire ; tout s’y oppose, ma tête est à prix. Pour arriver au but que je me suis proposé, il me faudrait rendre à l’État quelque service éclatant. Et encore peut-être serait-ce insuffisant. Il me faudrait peut-être sauver de la mort quelque personnage haut placé… que dis-je ! le doge lui-même !… »

Sandrigo, en parlant ainsi, s’animait.

Et tout à coup, sortant le parchemin de son pourpoint, il le jeta devant Imperia, se leva et prononça :

« Eh bien, madame, c’est fait. Voyez ! lisez ! »

Imperia s’empara du parchemin et le parcourut. Elle ne fit aucun geste de surprise. Elle n’eut aucune exclamation.

Depuis quelques instants, Sandrigo lui apparaissait capable d’entreprises plus grandes.

Elle avait comparé Sandrigo à Roland Candiano.

Et elle le jugeait plus fort. Ses yeux flamboyaient.

« Vous voilà donc officier, dit-elle d’une voix tremblante. C’est beau, c’est grand et vous ferez plus encore. Ce que vous disiez, vous l’avez fait, je le sens, j’en suis sûre… Vous avez sauvé la République… vous avez sauvé le doge… Comment ? peu importe !… Comme vous devez être fort, et comme les autres hommes doivent trembler devant vous ! Comme vous deviez être terrible à la tête de votre bande déchaînée ! Pourquoi n’est-ce pas vous que j’ai rencontré jadis dans les gorges de la Piave ! »

Sandrigo tressaillit et regarda Imperia avec une attention étonnée.

« Mais il me semble vous voir, continua Imperia dont l’esprit s’égarait. Et c’est tel que je vous vois que je vous eusse aimé : terrible, impitoyable ! Et c’eût été une grande chose que l’amour de la courtisane Imperia pour le bandit Sandrigo !… »

Elle s’était rapprochée de lui et avait jeté ses deux bras autour de son cou ; ses lèvres pâlies s’offraient, sa gorge palpitait.

Une indicible émotion s’empara du bandit qui, à cette minute où cette magnifique créature, superbe d’impudeur, s’offrait à lui, oublia Bianca, le doge, Roland, le monde entier.

Ils roulèrent sur le tapis, et ce fut pendant deux heures l’étreinte sauvage et puissante de ces deux êtres violents et indomptés.

Sandrigo revint à lui le premier.

Il songea à Bembo qu’il devait ramener au doge.

Il songea à Bianca. Par un rapide effort de volonté, il se reconquit, et froidement demanda :

« Vous n’avez pas encore répondu à la question que je vous posais, madame.

– Laquelle ? balbutia Imperia.

– Êtes-vous décidée à donner votre fille à Sandrigo, officier ?… Si oui, dans une heure, Bianca vous sera rendue… »

Imperia jeta ses bras autour du cou du bandit, colla ses lèvres à ses lèvres et murmura :

« Oui, Sandrigo, à toi ma fille ! Car toi seul en es digne ! »

*

* *

Bianca avait passé ces trois journées dans une mortelle angoisse.

Une servante sourde et muette, à en juger par le mutisme absolu qu’elle opposait à toute question, entrait dans cette chambre deux fois par jour et lui servait un repas sinon raffiné du moins convenable, auquel elle touchait à peine.

Bianca pleura beaucoup dans ses heures de solitude. Son imagination allait jusqu’à supposer une éternelle séquestration dans ce réduit où elle étouffait, lorsque la porte s’ouvrit et Sandrigo entra.

Bianca l’avait à peine entrevu dans la nuit de l’enlèvement.

Mais elle le reconnut aussitôt et ne put s’empêcher de reculer, avec un geste de crainte. Sandrigo vit ces signes évidents de la répulsion qu’il inspirait à la jeune fille, et sourit, en homme sûr de triompher quand même.

« Signorina, dit-il en cherchant à adoucir le plus qu’il pouvait sa voix rauque et dure, voilà vos peines finies et, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire auprès de votre mère. Venez, signorina, venez sans crainte. Une gondole vous attend, et dans peu de minutes vous serez dans les bras de celle qui vous aime plus que tout au monde. »

Une demi-heure plus tard, Bianca se jetait dans les bras de sa mère. Lorsque les premières effusions de joie se furent calmées, Imperia prit Sandrigo par la main, et avec un étrange frémissement :

« Mon enfant, dit la courtisane, voici le seigneur Sandrigo, brillant officier de Venise, lieutenant des archers. C’est un ami bien cher à qui je dois de te revoir saine et sauve. Aime-le, Bianca, car il mérite d’être aimé de toi autant que de moi… »

Bianca se sentit pâlir. Son regard alla de sa mère à Sandrigo.

Elle eut peur de sa mère autant que de Sandrigo.

« Ô Juana ! murmura-t-elle, douce et bonne compagne, où es-tu ?… Et vous mon noble protecteur inconnu, dont un seul regard m’apaisait et me calmait, où êtes-vous ? »

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