III L’AUTRE PASSION DE RONCHEROLLES

Vers 1541, le baron Gaétan de Roncherolles avait épousé une demoiselle Louvray-de-Sainte-Luce, que François Ier, sur la recommandation de son fils Henri, avait dotée de soixante-mille écus. Elle trembla devant son mari pendant les quinze mois de son mariage, et elle mourut d’une fièvre de lait huit jours après avoir donné naissance à Florise.

Au moment où le grand-prévôt entra dans sa chambre, la jeune fille travaillait à une dentelle. Le cartel marqua 10 heures. Florise murmura avec un soupir :

– Si mon père me voit encore veiller si tard, il grondera. Prions, et allons chercher le sommeil qui me fuit… Madame la Vierge, je vous demande le repos de l’âme de ma mère, de tous ceux de ma famille qui ne sont plus, et de tous les trépassés. Accordez à mon père la satisfaction de ses désirs afin qu’il soit moins triste. À moi je vous prie d’accorder la paix du cœur. Est-ce un mal de refuser ce mariage détesté. Oh ! dites. Est-ce un mal de songer à ce jeune homme au regard si doux et si fier ? Hélas ! ne m’a-t-il pas sauvée ? On dit qu’il est rebelle et impie. Mais moi je suis bien sûre qu’il n’est point tel que les apparences le disent. Vous savez, bonne dame, que je m’efforce de ne plus penser à lui. Est-ce donc ma faute s’il est toujours dans mon cœur ? Madame, protégez-le !…

– Florise !…

La jeune fille fut secouée d’un violent tressaut. Son père était devant elle, la fixant d’un regard aigu. Vaillante, elle se remit promptement, se leva et dit :

– Asseyez-vous, monsieur. Vous êtes le bienvenu.

– Florise, dit Roncherolles en prenant place dans un fauteuil et faisant signe à sa fille de s’asseoir elle-même. Vous avez tort de prolonger ainsi vos veilles. Depuis quelques jours, je vous trouve pâlie, et, tenez, cela date de cette nuit où vous avez voulu donner la liberté à ces truands.

Florise leva des yeux lumineux de franchise. Et alors on eût pu voir la physionomie de Roncherolles s’éclairer d’une lueur d’admiration passionnée. Car elle portait en elle toute l’innocence, toute la fierté que peut contenir ce mot : une vierge.

– Vous travailliez à cette dentelle ? reprit Roncherolles.

– J’avais fini et je faisais ma prière de chaque soir, et suppliais madame la Vierge de me protéger contre ce mariage…

Roncherolles se leva et fit quelques pas. Il tremblait… Mais c’était le chagrin qu’il allait infliger à la fille adorée qui faisait grelotter son rude cœur. Il se rapprocha et, avec timidité :

– J’ai engagé ma parole. Veux-tu donc que je me parjure ?

– Je n’ai pas engagé la mienne à Roland de Saint-André.

L’épouvante était au fond de son âme. Mais son visage adorable gardait un calme suprême et elle souriait. Et Roncherolles lisait dans la conscience de sa fille toute la douleur, et il eût pleuré des larmes de sang à lui infliger ce supplice.

– Il le faut ! rugit-il en lui-même. C’est le seul moyen que j’aie de l’arracher au truand, roi du crime – et au roi, truand de cœurs. – Ô ma fille, je te sauverai malgré toi-même !

Il reprit doucement :

– Tu le hais donc bien, ce pauvre Roland ?

– Non, mon père. Je le méprise, voilà tout. Et vous, comment pouvez-vous oublier que là-bas, dans cette auberge…

– Un désespoir d’amour… le roi veut ce mariage.

– Le roi est maître de ma vie, non de mon cœur… Pardon, permettez que j’aille me reposer.

– Demeure, dit rudement Roncherolles, j’ai à te parler.

Florise comprit que le moment de la lutte suprême était arrivé. Toute sa volonté, elle l’arma pour la résistance. Roncherolles haletait. Une terrible bataille se livrait en lui entre cette ambition, qui était toute sa pensée, et cet amour paternel qui était tout son cœur…

Une voix, soudain, frappa ses oreilles !

– Ton cœur sera broyé !

– Qui a parlé ? hurla Roncherolles en bondissant.

– Personne, mon père, dit Florise. Nous sommes seuls…

– Oui, nous sommes seuls. Cette parole, c’est celle du sorcier… c’est l’affreuse prédiction de Nostradamus… Cette parole me poursuit. Florise, mon enfant, écoute-moi. C’est une grave résolution que je viens de prendre.

– Je vous écoute, père, dit Florise en tressaillant d’espoir.

– Ah ! quand ton regard me réchauffe ainsi le cœur, j’oublierais tout, pour t’écouter et te regarder…

Lui jetant ses bras autour du cou, elle posa sa tête charmante sur la poitrine de son père. Il la considérait, extasié.

En ce moment, cet homme eût paru la plus sublime expression de l’amour paternel. Voici ce qu’il songeait :

– J’étoufferai mon rêve ! Je ne serai ni chancelier, ni conseiller du roi, ni gouverneur, ni duc ! Je serai le père de Florise…

Un instant, il ferma les yeux ; un soupir gonfla sa poitrine… c’était l’adieu à tout ce qu’il avait combiné : gloire, honneur, puissance…

– Il y a un moyen d’éviter le mariage qui te fait pleurer. Florise jeta un cri de joie si passionnée que son père put alors mesurer les ravages que la terreur de cette union avait faits dans cette âme.

– Florise, murmura-t-il, tu es mon bien suprême. Moi qui n’ai jamais aimé… pas même ta mère, moi qui me croyais voué aux seuls sentiments de haine et de vengeance…

– Mon père, mon père ! balbutia-t-elle, que dites-vous !…

– Apprends à connaître ton père ! Moi, dis-je, moi qui niais l’amour, l’amitié, l’affection, je me suis mis à t’aimer, toi !… Oh ! j’ai résisté d’abord. Tu as été la plus forte. Ce fut un soir… un soir que je venais du gibet. Sombre et fatigué, je m’étais assis. Tu vins à moi, tu t’assis sur mes genoux, toute souriante, et moi je me mis à pleurer. C’est de ce soir-là que je compris ce que tu étais pour moi. Je me mis à t’adorer avec fureur ; tu fus l’ange dont un seul regard consolait le damné que j’étais…

– Cher père !… Je veux être toute ta consolation…

– Tu l’es. Jusqu’à cette minute, j’ai cru que mon ambition égalait mon amour. Je me trompais. Je t’aime mieux que cette puissance que lentement j’ai échafaudée ! J’y renonce, la rage et le ravissement dans l’âme. Écoute. Ce mariage avec Roland de Saint-André te fait horreur. Eh bien ! ce mariage n’aura pas lieu. Pour cela, il y a un seul moyen : nous quitterons la cour et, Paris. Je résilierai mes fonctions. Je braverai la colère du roi. Je suis riche. Nous irons vivre ensemble en quelque province, renonçant à tout. Dès demain, nous partirons, nous fuirons…

– Nous fuirons ?… Pourquoi ? Qu’avons-nous à craindre ?

Roncherolles essuya la sueur qui dégouttait de son front. Jamais il n’avait éprouvé pareil déchirement.

– Il faut fuir, te dis-je ! Ne comprends-tu pas qu’il faut qu’un effroyable danger te menace pour que je me sois décidé d’abord à te perdre ! Pour que je me décide maintenant à briser ma vie d’homme, à détruire mon rêve d’ambition !

– Un danger ! palpita Florise. Quel danger ? Je veux savoir !

– Tu le veux ! rugit Roncherolles, les poings crispés. C’est toi qui veux savoir pourquoi il faut fuir !…

– Oui, dit Florise. Il faut que je sache, à moins que vous ne vouliez me faire concevoir d’étranges soupçons.

– Eh bien ! sache-le donc, ce secret qui me fait hurler de rage impuissante à la pensée que je ne puis d’un mot, d’un geste, pulvériser un trône et foudroyer un roi !…

– Le roi !… bégaya Florise. Vous m’épouvantez !…

– Le roi, malheureuse ! Le roi ! Eh bien, il t’aime !…

Florise, sans un cri, se redressa, la lèvre frémissante.

– Il t’aime ! Il te veut ! Pour t’avoir, il m’enverra à l’échafaud s’il est besoin, ou bien il me donnera un trône ! Il te veut pour maîtresse ! Toi ! Toi ! Ma fille !… Tu serais le vil instrument des plaisirs de cet homme ! Fuyons puisque tu ne veux pas de ce mariage, qui te sauverait de l’infamie !…

Roncherolles pleurait, se tordait les mains !…

– Tu sais tout, maintenant, reprit-il d’une voix brisée. Ne parlons plus jamais de cela. Prépare-toi pendant que je me prépare de mon côté. Demain, nous fuirons.

À ce moment, Florise recula, baissa la tête, et murmura :

– Non, mon père.

Roncherolles frissonna. Il eut l’affreuse intuition que ce qui venait de se dire n’était rien, que ce qui allait se dire était tout. Il marcha à sa fille, lui saisit les deux mains, et d’une voix blanche :

– Tu as dit non ?…

Éperdue, stupéfaite de sa propre audace, elle balbutia :

– Je ne veux pas quitter Paris…

– Pourquoi ?

– Je ne sais.

Mot de lumineuse et pure vérité : elle ne savait pas pourquoi elle ne voulait pas quitter Paris. Elle savait seulement qu’elle mourrait si elle s’éloignait de Paris. Florise ne voulait pas mourir ! Roncherolles grinça des dents.

– Tu ne sais pas ? dit Roncherolles à voix très basse. Veux-tu que je te le dise, moi !

– Vous me faites mal, mon père…

Roncherolles n’entendit pas. Il la secoua.

– Je vais te le dire ! haleta-t-il avec fureur.

– Dites, mon père !…

Et Roncherolles éclata, hurla :

– Tu ne veux pas quitter Paris, misérable fille, parce que Paris est le domaine des truands.

– Père ! cria Florise devenue blanche comme une morte.

– Parce que le truand dont tu portes l’image au cœur habite Paris ! Parce que tu aimes, maudite !… Oh ! c’est à devenir fou de honte ! Tu aimes Le Royal de Beaurevers !…

Florise tomba sur ses genoux, une aveuglante clarté inonda son cœur, et elle sourit tandis que Roncherolles rugissait :

– Soit ! Je reste ! Je tiens tête au roi ! Je tue le roi, s’il le faut ! Mais l’infamie ne courbera pas mon front. Et quant au truand, dussé-je te voir mourir de douleur et mourir moi-même du désespoir de t’avoir tuée, je l’empoigne ! je suis sur sa trace ! je le tiens ! Et aussitôt pris, à la Grève ! au gibet ! à la hart ! Regarde, Florise ! Voici ton amant qui se balance au bout de la corde que ton père lui a mise au cou !

Roncherolles s’enfuit, écumant, insensé ; dans l’antichambre il jeta sa dague contre un mur pour ne pas succomber à la tentation de rentrer et poignarder sa fille…

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