V L’ESCADRON DE FER

Henri II était sorti du Louvre vers 11 heures et demie, accompagné de son favori et escorté de douze gardes spécialement choisis pour ces expéditions nocturnes auxquelles il se livrait fréquemment. Le roi de France, suivant en cela l’exemple de son père, adorait les escapades.

Ces expéditions n’étaient pas sans danger. Parfois, il fallait en découdre avec quelque bande de coupe-jarrets. Mais cela même était un tel amusement pour Henri que, souvent, il sortait accompagné seulement d’un ou deux gentilshommes, surtout lorsqu’il n’y avait pas de rendez-vous, – car, dans ce cas, le roi, pour être sûr de n’être pas inquiété, s’entourait de gardes.

Cette race des Valois, il faut le dire, était brave.

Ce soir-là, le maréchal de Saint-André lui avait dit :

– Je suis parvenu à gagner l’une des femmes de la belle. On nous jettera une échelle de corde. Ce sera pour minuit.

– Tu as fait cela ! s’écria Henri II palpitant.

– Oui, sire. Mais cela m’a coûté très cher. La femme veut fuir, et il a fallu assurer son existence.

– Combien ? demanda Henri.

Saint-André, hésita un instant, puis, frémissant :

– Dix mille écus, sire !…

Henri II écrivit trois lignes et tendit le papier au courtisan qui le dévora du regard et étouffa un rugissement d’avare : c’était un bon de vingt mille écus sur le trésor du roi. Saint-André avait dépensé trois cents écus !…

À l’heure convenue, le roi et Saint-André sortirent donc du Louvre, escortés comme nous l’avons dit. Henri II s’avançait d’un pas rapide. Il riait.

– Vois-tu, mon brave Saint-André, disait-il (et nous traduirons en français honnête) ; vois-tu, cher ami, ton fils est à coup sûr un mignon gentilhomme, et je l’aime bien. Je ferai sa fortune, quand il l’aura épousée. Mais tu avoueras que cette noble enfant est un fruit trop délicat pour lui. J’ai la prétention d’y goûter avant lui !

– Pauvre Roland ! fit tranquillement le père de Roland.

– Plains-le ! Voilà trois nuits de suite que je passe mon temps à regarder quoi ? une fenêtre éclairée – jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. Ce n’est pas un métier de roi, cela, avoue !… Saint-André, ton idée de l’échelle de corde est superbe !

Devant eux, ils entendirent comme une plainte.

– Qu’est-ce ?

Arrêtés, le cou tendu, ils écoutèrent.

– Ce n’est rien, dit Saint-André. S’il y avait quelque chose, nos hommes nous préviendraient.

– C’est vrai. Marchons…

Au point où la rue Vieille-Barbette s’embranchait sur la rue de la Tisseranderie, que suivait alors Henri II, il y avait un petit carrefour. Sur la maison qui faisait l’angle nord de ce carrefour, il y avait une niche et, dans cette niche, une statue de saint Paul. Au-dessous de la niche, un auvent. Sous l’auvent, une porte en contre-bas de trois marches. Cela faisait un recoin d’ombre opaque. L’angle opposé, au contraire, était éclairé en plein par la lune.

La porte était ouverte, sur une façon de boutique ou de cave, espace surchargé de ténèbres. Dans ces ténèbres, un groupe formidable de silence et d’immobilité. Ils étaient douze, un masque au visage, le poignard à la main. En avant du groupe, un homme à demi-penché. Ces douze, c’était l’escadron de fer.

Lagarde écoutait le silence. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Deux ou trois heures, peut-être. Lagarde écoutait… Soudain, il se redressa, et, sans se retourner, il parla. À trois pas, on n’eût pas entendu ce murmure. Mais l’escadron de fer entendit… Lagarde disait :

– Les voici. Quand je lèverai le bras. Qu’il n’y ait pas un cri. Visez à la gorge. D’un seul coup. Deux pour chaque homme.

Un silence noir… Tout à coup, six hommes formant l’avant-garde royale apparurent, sondant les coins obscurs, l’oreille aux aguets, la main à la rapière. Lagarde ne bougea pas. Les six traversèrent silencieusement le carrefour et entrèrent dans la rue Saint-Antoine. Alors, Lagarde leva le bras.

En une seconde, l’escadron de fer fut hors des ténèbres. En une autre seconde, l’escadron de fer se divisa en six groupes de deux hommes chacun.

Les six hommes de l’avant-garde d’Henri eurent l’impression d’un coup de vent derrière eux. Ils se retournèrent, ou du moins deux d’entre eux qui demeurèrent la bouche grande ouverte. Ils ne crièrent pas. Ils tombèrent d’une masse. Dans le même instant, les quatre autres s’abattirent. Cela avait demandé cinq ou six secondes. Un seul des six malheureux avait eu le temps de jeter une plainte qui s’arrêta court…

Alors, chaque groupe de deux empoigna son cadavre par la tête et les pieds… Quelques instants plus tard, les six cadavres gisaient au fond de l’antre, et tous avaient la bouche et les yeux ouverts, tous portaient à la gorge la même large blessure qui séparait presque la tête du tronc, et l’escadron de fer reprit son épouvantable immobilité.

Une minute s’écoula. Deux hommes parurent dans le carrefour, se tenant par le bras, causant et riant. C’était Saint-André… C’était le roi !… Lagarde ne bougea pas.

Deux minutes se passent. Et voici, à leur tour, six hommes qui composaient l’arrière-garde royale.

– Attention !…

Les six hommes traversent le carrefour et pénètrent dans la rue Saint-Antoine. Lagarde lève le bras. L’escadron de fer se rue. Pas un souffle. Pas un bruit. Pas un cri. C’est fini.

L’effroyable égorgement s’est accompli. La même manœuvre a été refaite. Et maintenant, au fond de l’antre, il y a douze cadavres entassés au hasard, la gorge béante, la bouche grande ouverte, les yeux blancs…

L’escadron de fer est dans la rue. Lagarde ferme à clef la porte de l’antre. Il essuie la sueur de son front, et murmure :

– Ce n’est rien. Le plus difficile reste à faire !…

Un instant, Lagarde écoute, au loin. Puis, rudement :

– En route, vous autres !…

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