VI L’ÉCHELLE DE CORDE

Le roi et Saint-André arrivèrent à l’hôtel Roncherolles et s’avancèrent vers l’aile où se trouvait la fenêtre éclairée. La fenêtre voisine s’ouvrit, et l’échelle se déroula.

Henri II, bouleversé par la passion, saisit les deux montants de corde et posa le pied sur le premier échelon. À ce moment, cinq hommes surgirent du fond d’une ruelle, et huit autres se présentèrent, sortant d’un autre coin d’ombre. Henri II, prêt à monter, se retourna.

– Qu’est cela ? fit-il du ton hautain des Valois.

Les douze avaient formé un demi-cercle serré, en sorte que le roi était acculé à la muraille et ne pouvait trouver d’issue que par l’échelle. Un peu en avant de ce demi-cercle, face au roi, un homme masqué paraissait être le chef.

– Messieurs, dit Saint-André, prenez bien garde. Vous vous heurtez à une personne qui tient de près au trône de France.

– Saint-André, dit le roi, appelle nos gens. Et, en rentrant, tu feras mettre aux fers les coquins négligents…

Le maréchal tira de son sein un sifflet d’argent et fit entendre un appel strident. Les douze ne bougèrent pas. Leur chef ne bougea pas. Au coup de sifflet, nul ne vint. Le roi eut un geste de rage et, d’une voix sourde :

– Retirez-vous et je vous pardonne. Mais si vous restez là un instant de plus, demain il y aura dans Paris autant de potences toutes dressées que vous êtes ici de truands ! Or çà, arrière !…

Les douze statues et leur chef demeurèrent immobiles.

Qu’attendait donc Lagarde ! Pourquoi avait-il, au dernier moment, donné l’ordre à l’escadron de fer de ne pas tenter un mouvement contre le roi, à moins qu’il ne criât : En avant !… Lagarde n’avait qu’un signe à faire, et la succession d’Henri II était ouverte. Ce signe, il ne le faisait pas !

Henri II n’était pas un homme. C’était le roi !… Lagarde voulait tuer le roi… Lagarde ne voulait pas l’assassiner…

Toute cette scène fut rapide. Henri II SAVAIT qu’il n’avait qu’à dire : Je suis le roi pour voir ces gens tomber à genoux ou prendre la fuite.

– Jette-leur de l’argent, dit-il, qu’ils s’en aillent !

Saint-André étreignit douloureusement sa bourse et la laissa tomber… Aucun des douze ne se baissa pour la ramasser. Le roi marcha sur Lagarde et gronda :

– Veux-tu t’en aller !…

Lagarde ne répondit pas. Dans le même instant, la main du roi s’abattit sur le visage de l’homme.

– Enfin ! dit Lagarde d’une voix sourde, voilà ce que j’espérais !… Défendez-vous, monsieur !

En même temps, il tira sa rapière. Henri II, sans une hésitation, tira la sienne. Saint-André ramassa sa bourse. Les deux épées se choquèrent. À ce moment, du fond de la rue on entendit venir une galopade. Quatre ombres frénétiques apparurent. Quatre rapières étincelèrent. Des grognements éclatèrent :

– Notre part ! Notre part ! Part à l’aubaine !…

– Corpodibale et Petite-Flambe !…

– Trinquemaille et Saint-Pancrace !…

– Strapafar ! Bouracan !…

Les douze se retournèrent d’un même mouvement, tombèrent en garde, et formèrent une muraille d’acier à l’intérieur de laquelle le roi et Lagarde se portaient des coups droits – Henri, agile comme à la salle d’armes ; Lagarde les dents serrées, l’âme en tumulte. Les quatre compagnons, décidés à crever d’une indigestion d’acier plutôt que de crever de faim, se ruèrent. Il y eut un terrible cliquetis, et soudain :

– Le Royal ! Le Royal de Beaurevers !

Une voix stridente éclatait, sonnait en fanfare :

– Tenez bon, monsieur, on vient à vous !

– Le Royal ! Le Royal ! rugirent les quatre, l’âme ravie.

Une large rapière tourbillonna. Il y eut une mêlée, des reculs, et tout à coup une trouée. Le Royal de Beaurevers se campa devant le roi qu’il couvrit de sa rapière !…

Lagarde était tombé, assommé d’un coup de pommeau. Il voulut crier : En avant ! mais sa gorge ne proféra nul son.

– Le Royal ! hurlaient les quatre compagnons en frappant.

– Voulez-vous vous taire, ivrognes ! rugit Le Royal.

– Tudiable ! quels coups ! trépignait le roi enthousiasmé.

Éperdus, sanglants, enchaînés par l’ordre de ne rien tenter contre le roi, les douze rengainèrent leurs épées.

– C’est bon ! gronda l’un d’eux. On s’en va !…

Ils ramassèrent leurs deux ou trois blessés ; quatre d’entre eux soulevèrent Lagarde sans que ni Le Royal, ni le roi s’opposassent à ce mouvement. Une minute plus tard, l’escadron de fer avait disparu au détour de la rue.

– Notre part, maintenant ! fit Trinquemaille.

– Notre part ? fit Corpodibale. Mais tout est à nous !

– Silence, ruffians maudits ! gronda Le Royal.

– Saint-André, dit Henri en rengainant son épée, donne donc, ta bourse à ces braves gens, et qu’ils s’en aillent !

Les quatre compères frémirent de joie et saluèrent jusqu’à terre. Mais Saint-André ne remuait pas : il avait reçu un coup droit au travers de l’épaule et gisait évanoui.

– Tiens ! fit Henri. Il est mort. Monsieur, je vous ai mille obligations. Sans vous, je serais peut-être où est mon compagnon. Qui êtes-vous s’il vous plaît ?

– On me nomme Le Royal de Beaurevers.

Henri fronça le sourcil. Son visage se fit cauteleux.

– Jeune homme, dit-il, j’ai entendu parler de vous. Le service que vous m’avez rendu est trop récent pour que je vous dise en quels termes. Tout ce que je puis faire, c’est de surseoir pendant huit jours aux ordres qui vous concernent. Mettez ces huit jours à profit pour gagner au large…

– Monsieur, dit Le Royal, vous m’avez demandé mon nom, et je vous l’ai dit. À votre tour, s’il vous plaît !

Le roi eut un sourire sinistre, et d’un accent glacial :

– Allons, mon brave, retire-toi à l’instant, si tu ne veux que je révoque la grâce que je viens de te faire !

Les quatre compères s’avancèrent, menaçants. Mais ils reculèrent étourdis par une grêle de coups de poing.

– Ah ! chiens maudits ! Ah ! damnés païens ! Hors d’ici ! Ah ! vous m’empêchez de causer avec monsieur et de lui donner une leçon de courtoisie ! Ah ! misérable gibier de potence !…

– Ah ! lou pigeoun ! Quentê poigno ! criait Strapafar ravi.

– Basta, basta ! rugissait Corpodibale extasié.

– Quelle bonne férule ! jubilait Trinquemaille.

– Frappe toujours, mon fils ! disait le sublime Bouracan.

– Allez, chiens d’ivrognes, effrontés pillards, et tenez-vous à distance jusqu’à ce que je vous appelle. Or çà, monsieur, votre nom, maintenant que nous sommes seuls !

Henri grinça des dents. Il se vit seul. Mais la passion, plus haut que la fureur, hurlait en lui.

– Jeune homme, gronda-t-il, une dernière fois, éloignez-vous. J’ai affaire dans cette maison.

– Où vous prétendez monter par cette échelle de corde ?

– Oui ! fit Henri. Il s’agit d’un rendez-vous d’amour !

– Vous mentez ! dit Le Royal de Beaurevers devenu livide.

– Sais-tu bien à qui tu parles, drôle ! rugit Henri.

– Voilà une heure que je vous le demande, monsieur. Mais qui que vous soyez, vous mentez. Cette échelle conduit chez le grand-prévôt. Mlle Florise de Roncherolles ne donne à personne des rendez-vous d’amour. Je dis donc : Vous mentez !

– Misérable ! À genoux et demande pardon ! Je suis le roi !…

Beaurevers se croisa les bras et dit :

– Vous êtes le roi ?… Eh bien, roi de France, vous avez menti ! Roi de France, je vous défends, moi, Royal de Beaurevers, d’insulter la jeune fille qui habite ici ! Roi de France, retirez-vous à l’instant ! Je vous laisse partir sans vous renfoncer dans la gorge l’insulte que vous venez de proférer !…

Henri eut un instant de stupeur prodigieuse. Cet homme avait dit au roi : – Vous avez menti !

LE ROI.

Un être qui pouvait être faible, fort, pauvre, riche, fou, sensé, borgne, scélérat, bienveillant, auguste, ridicule – mais qui jamais, ne pouvait être simplement un homme.

Henri II, de très bonne foi, avait dit :

– À genoux ! Car je suis le roi. À genoux !

La réponse de Beaurevers le laissa un moment stupide.

– Hors d’ici ! réitéra Le Royal plus droit que jamais.

Henri se souvint qu’il était homme. Il dégaina, songeant :

– Sera-t-il insensé au point de tirer le fer contre le roi ?

Beaurevers ne fut pas insensé à ce point. Mais il arracha à Henri l’épée royale, la ploya sur son genou et la cassa tout net.

– Misérable ! dit Henri d’une voix blanche.

– Ici, vous autres ! cria Beaurevers.

Les quatre escaliers qui, de loin, et sans rien entendre, regardaient cette scène, se rapprochèrent, empressés.

– Vous vous rappelez mon logis de la rue Calandre ?

– Ya ! répondit simplement Bouracan.

– C’est bien, reprit Le Royal. Conduisez-le là-bas et gardez-le jusqu’à ce que je vienne.

Le temps de se concerter d’un coup d’œil, les quatre sacripants entourèrent Henri, et presque aussitôt, ce groupe disparut au coin de la rue. Un homme avait assisté à tout cela, tout vu, tout entendu. Cet homme murmura :

– Seul un fils de roi pouvait ainsi parler à un roi. Voilà une rude haine entre le père et le fils !…

Nostradamus, en parlant ainsi, frissonnait. Son visage reflétait sa pensée. Le Royal marcha à lui.

– Vous avez entendu ? Vous avez vu ?

– Tout, tout ! Enfant, que vas-tu faire du roi ?

– Je ne sais, répondit machinalement Beaurevers.

Nostradamus rugit de joie. Si Beaurevers avait dit : Je vais le tuer, Nostradamus eût eu peur de voir son rêve de vengeance s’écrouler. Beaurevers ne savait pas. C’est quelque chose de plus terrible que le meurtre qui allait s’échafauder dans sa cervelle.

– J’y vais, reprit le Royal au bout d’une minute de silence.

– Où cela ?…

– Le rejoindre.

Nostradamus eut une espèce de rire et s’avança vers l’échelle de corde qui pendait toujours de la fenêtre.

– Et ça ? dit-il.

Beaurevers bondit. Un flot de sang monta à son visage.

– Quoi ça ?…

– L’échelle. Personne n’en profitera donc ?…

Nostradamus n’acheva pas : déjà Beaurevers avait saisi les montants de corde… Nostradamus, lentement, s’éloigna…

À ce moment, le maréchal de Saint-André, accoté à son mur, ouvrit les yeux, vit là-haut, cet homme qui atteignait les derniers échelons et disparaissait en enjambant l’appui de la fenêtre ouverte. Saint-André se remit debout avec un sourire égrillard en ronchonnant :

– Que diable est-il arrivé ? Oui, oui. Malpeste, quelle algarade !… Où sont les drôles ? Pardieu, le roi les a mis en fuite. Hum ! Je crois que j’ai reçu un coup de pointe dans l’épaule. Après tout, cela vaut bien vingt mille écus.

Il se tâta, sentit le précieux bon et se mit à rire.

– Vingt mille écus ! Encore soixante mille autres, et mon sixième million sera complet. Six millions !

D’avoir ainsi communié avec son dieu, il ne sentit plus sa blessure, et la joie inonda son cœur.

– Allons attendre le jour pour toucher, dit-il, et joindre ces vingt mille écus à mes coffres. Adieu, sire, amusez-vous ! Ah ! comme il vous grimpait ces échelons !…

Et il s’en alla.

Qu’était devenu Lagarde ?

Le chef de l’escadron de fer avait couru jusqu’au Louvre. Lagarde avait été entraîné par ses hommes enchantés de se tirer de la bagarre. C’étaient de rudes massacreurs. Jamais ils ne s’étaient trouvés à pareille fête. Diable ! L’enragé qui était tombé sur eux méritait considération. On pouvait sans doute battre en retraite devant une épée qui était le tourbillon, l’éclair, la foudre.

Lagarde, revenu à lui, courut au Louvre. On l’attendait, c’est sûr. Toutes les portes s’ouvrirent devant lui. Il trouva Catherine de Médicis dans son oratoire. En voyant Lagarde, elle pâlit. Elle n’eut pas besoin de le regarder deux fois pour comprendre que l’affaire était manquée. Ses lèvres frémirent. Lagarde baissa la tête, et grogna :

– Madame, il faudra doubler, tripler l’escadron.

– C’est dangereux. C’est trop de douze déjà.

– Ils sont tombés à plus de cinquante sur nous.

– Il savait donc ? murmura Catherine.

– Non, madame. Un maudit hasard. Une bande qui cherchait bourses à couper, conduite par un diable d’enfer…

– Il s’appelle ?

– Le Royal de Beaurevers.

– Le Royal de Beaurevers ! dit Catherine qui grava ce nom dans son esprit. Il faut nous en débarrasser. Il est peut-être pour le roi ce que tu es, toi, pour moi. Le roi ?… Rentré, sans doute ?

– J’ignore, madame.

Catherine renvoya le bravo, d’un geste. Elle passa la nuit, épiant par les fenêtres. Vers 8 heures du matin, une de ses femmes entra, tout effarée :

– Madame, savez-vous ce qu’on dit ? Que Sa Majesté n’est pas au Louvre !

Catherine se mordit les lèvres pour ne pas crier.

– Est-ce donc la première fois que le roi découche ? fit-elle.

Ce mot rude lui permettait de prendre une attitude. Catherine put dès lors montrer l’agitation de l’épouse outragée, et détendre ses nerfs en sanglotant. Mais à 10 heures le roi n’était pas rentré. Catherine sentait son sang bouillir dans ses veines. Les rumeurs du Louvre la frappaient.

À midi, rien, Catherine pensa : Le Royal de Beaurevers a fait la besogne de Lagarde !… Le tumulte éclata dans le Louvre. Le roi ! Où est le roi ! Catherine leva ses yeux vers le Christ crucifié au-dessus de son prie-dieu, et gronda :

– Est-ce enfin que tu m’as entendue ?…

Et elle donna l’ordre d’assembler le conseil.

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