Lorsque Roncherolles revint à lui, il se retrouva couché dans son lit. Le grand-prévôt reconnut près de lui deux médecins de la cour. On l’avait saigné. Puis il vit que l’horloge marquait six heures.
Tout tournait dans sa tête. Ses pensées se heurtaient.
– Où est-elle ? Six heures ! Il faut que j’arrive à temps !… Il se jeta hors du lit et commença à s’habiller.
– Mon cheval ! Vingt hommes d’escorte !
Dix minutes plus tard, il se mettait en route. Les gens qui le voyaient passer suivi de ses gens d’armes disaient :
– Voici M. le grand-prévôt qui s’en va à l’exécution.
C’est en effet vers la place de Grève que se dirigeait Roncherolles. Il y parvint rapidement. La place était déjà noire de monde. Deux compagnies d’arquebusiers et une compagnie d’archers attendaient des ordres. Roncherolles divisa les arquebusiers en quatre sections, dont chacune s’avança, refoulant la foule docile. Le grand-prévôt obtint ainsi un grand espace vide au milieu duquel se dressait l’échafaud qui dominait la place. Le billot était visible de toutes parts. Puis le grand prévôt échelonna les archers depuis la place jusqu’à Saint-Germain-l’Auxerrois en une double haie par où devait arriver le condamné. Il paraissait très calme… Et alors, il entra dans l’église pour attendre.
Quelques minutes avant neuf heures, il y eut un mouvement dans la foule. Une litière fermée, précédée et suivie de cavaliers, venait de s’arrêter. Une femme en descendit et disparut dans la maison des échevins. Nul ne put la reconnaître sous ses voiles. C’était Catherine de Médicis…
Elle fut introduite dans une pièce qui donnait sur la place. La fenêtre fut ouverte. Elle s’assit de manière qu’elle pût tout voir sans être vue du dehors. Alors elle murmura :
– Pourquoi est-il nécessaire que j’assiste à cette exécution ? Pourquoi y va-t-il du bonheur de mon fils ?…
À ce moment, un Huissier entra et dit à la reine :
– Messire de Nostredame est là qui demande audience.
Il était environ sept heures lorsque Roncherolles pénétra dans Saint-Germain-l’Auxerrois, vide, obscure.
– Je n’ai plus de fille, soupirait le grand-prévôt.
Dans cette seconde, ses yeux se fixèrent avec une expression d’indicible haine sur un homme qui lentement se dirigeait vers lui…
– Le mage ! grinça-t-il. Le sorcier ! Le démon !
Nostradamus s’arrêta près de lui. Les deux hommes se regardèrent, aussi blancs l’un que l’autre.
– Que viens-tu faire ici ? râla Roncherolles. Tu viens me voir souffrir ? Prends garde ! La reine te protège… mais moi, ce matin, je ne connais ni roi ni reine, prends garde !
– Me reconnaissez-vous ? demanda Nostradamus.
– Si je te reconnais ? écuma Roncherolles… Misérable, n’est-ce pas toi qui as mis dans mon esprit une terreur qui me paralyse ? N’est-ce pas toi qui m’as arraché ma fille et qui es venu dans mon cachot insulter à ma douleur ? Oh ! c’est sans doute encore par ta science que m’est apparu, à moi et à Saint-André, le spectre de Marie de Croixmart et que le nom de Renaud a retenti dans ma tête !…
– Je viens en leur nom, dit Nostradamus d’une voix tremblante. Roncherolles, c’est Renaud qui te parle.
– Démon ! sanglota Roncherolles. Ces paroles affreuses, tu me les as dites dans mon cachot ! Oui ! je l’ai deviné du premier jour où je t’ai vu, tu viens au nom de Renaud !… Eh bien ! parle ! que m’apportes-tu ?…
– Le pardon ! dit Nostradamus.
– Le pardon ? Tu dis que Marie de Croixmart me pardonne ? Tu dis que Renaud me pardonne ?
– Oui ! Et j’ai le droit de le dire, puisque je suis Renaud !…
– Tu es Renaud ? gronda Roncherolles en reculant.
– Oui ! Comment j’ai survécu, peu importe ! Écoute. Tu as brisé ma vie et celle d’une pauvre femme. Tu nous as condamnés à la douleur, au doute, au désespoir, à la haine. Veux-tu tout réparer d’un seul coup ?
– Ah ! tu es Renaud ? bégaya Roncherolles dans un rire.
– Écoute ! Je viens en suppliant. Tu as une fille. Et moi j’ai un fils… et ce fils… ce fils aime ta fille !…
– Ah ! rugit Roncherolles avec un formidable espoir. Tu as un fils ? Un fils de Marie de Croixmart, dis ? Et ton fils aime ma fille, tu dis cela ?…
– Oui, râla Nostradamus.
– Et tu adores ce fils ? Il est toute ta vie, dis ?
– Sauve-le ! murmura ardemment Nostradamus. Et ma reconnaissance, Roncherolles, sera de l’adoration… Seul, tu peux le sauver… Car ce fils, prisonnier, tout près de la mort, c’est…
– C’est Le Royal de Beaurevers !
– Oui !…
Le grand-prévôt leva les deux poings vers l’autel et rugit :
– Je comprends la haine de mon cœur contre le truand. Je voulais te tuer ! Fou que j’étais ! J’allais te délivrer de la douleur ! Oh ! non, Vis le plus longtemps possible avec cette pensée que Roncherolles pouvait assurer la fuite de ton fils, et que Roncherolles l’a conduit à l’échafaud ! Ah ! tu vas voir comme je vais sauver le sacripant !…
Devant cette explosion de haine, Nostradamus tira son poignard et il allait frapper… Son bras s’immobilisa, ses yeux se fixèrent sur la porte qui s’ouvrait toute grande et il râla :
– Mon fils !…
– Ma fille ! gronda Roncherolles.
Au dehors, une sourde rumeur. À l’intérieur, un cliquetis d’armes, et presque aussitôt des chants funèbres… Le cortège du condamné marchait vers l’autel. C’étaient des moines, la tête couverte de la cagoule, le cierge à la main. C’étaient des hallebardiers. Le glas tintait… Au milieu des moines et des hallebardiers marchait le condamné…
C’est cela que Nostradamus regardait…
Le Royal de Beaurevers avait les mains attachées par devant, les deux poignets croisés l’un sur l’autre. Mais ses pieds étaient libres. Il était nu-tête, moulé dans un justaucorps de soie noire. Il marchait d’un pas ferme, la tête penchée sur sa gauche. Il ne voyait rien – rien qu’un être ! Il n’entendait rien – rien qu’une voix ! Des cris étouffés d’admiration et de pitié s’élevaient sur son passage. Il ne regardait rien – rien qu’un être. Et cet être marchait près de lui… Florise ! Comment ? Par quelle permission arrachée à la miséricorde ou peut-être à la cruauté de la reine ?… Elle marchait près du condamné et elle lui parlait, elle souriait. Parfois, elle se penchait, et lui baisait pieusement les mains.
Roncherolles regardait. Ils s’avançaient vers l’autel comme deux fiancés qui vont se jurer une éternité d’amour.
– Pourquoi vouloir mourir ? grondait Beaurevers…
Il disait cela d’une voix raisonnable. Et elle répondait :
– Lorsque la hache touchera ton cou, cette dague atteindra mon cœur. Ne t’ai-je pas juré que je mourrais si tu mourais ?
– Gardes ! rugit Roncherolles, écartez cette fille !
– La reine l’a voulu ainsi, dit l’officier de hallebardiers. Roncherolles s’approcha de sa fille…
– Va-t’en ! gronda Roncherolles.
Le grand-prévôt dégaina sa dague. À ce moment retentit la clochette. Le prêtre levait haut l’ostensoir. Dans le silence, on entendit Roncherolles qui répétait :
– Va-t-en !…
Dans ce même silence, on entendit Florise qui disait :
– Moi, Florise demoiselle de Roncherolles, devant mon père, devant les hommes qui m’écoutent, devant Dieu qui m’assiste, je déclare prendre pour époux dans la mort Le Royal de Beaurevers ici présent…
Roncherolles leva le bras. Ses yeux jetèrent un éclair de folie. Puis, il se frappa en pleine poitrine et s’affaissa.
Des hommes l’emportèrent hors de l’église tandis qu’il criait :
– Renaud ! Renaud ! Es-tu content ?…
Et il expira…
Florise avait-elle vu ce drame ? C’est peu probable, Nostradamus, lui, avait vu tomber Roncherolles. Le vague espoir qui l’avait soutenu jusque-là, s’effondra alors. Hagard, il courut à la place de Grève, bondit dans la maison des échevins, et parvint jusqu’à Catherine de Médicis…
La messe du condamné était terminée. Le cortège sortit de l’église. Devant le condamné marchait maintenant un homme qui avait attendu à la porte de l’église… Il portait sur l’épaule une lourde hache au tranchant affilé…
Ni Beaurevers ni Florise ne le voyaient. Ils se répétaient :
– Je t’aime…
Le cortège, passant entre la double haie d’archers s’arrêta au pied de l’échafaud. L’officier des hallebardiers dit à Florise :
– Mademoiselle, vous ne pouvez aller plus loin…
Elle ne répondit pas. Elle jeta ses deux bras au cou de Beaurevers… Alors, des cris montèrent. Il y eut des sanglots… on cria :
– Grâce ! Grâce pour le condamné !…
Ils étaient si beaux, si touchants !… Florise murmura :
– Adieu, mon époux bien-aimé, je t’aime !…
– Je t’aime ! râla Le Royal de Beaurevers.
Ils fermèrent les yeux… leurs lèvres s’unirent en un ineffable baiser… leur premier baiser !…
Le condamné monta sur la plate-forme. Il mit un genou sur le plancher et posa son cou sur le billot, les yeux tournés vers Florise… il souriait !… Il cria :
– Je t’aime !
– Je t’aime ! répondit Florise, son poignard à la main. Et elle souriait.
– Grâce ! Grâce ! gronda la foule dans un sanglot…
Le bourreau tenait son regard fixé sur une fenêtre de la maison des échevins… Soudain, à cette fenêtre, une forme noire se montra… Catherine de Médicis !… Elle fit un signe – le signe de mort !… La hache levée jeta dans les airs un éclair.