– Gardes ! Présentez vos armes !…
Les Écossais exécutèrent le mouvement ; puis se figèrent. Déjà Henri II allait prendre place dans son fauteuil, entre Catherine de Médicis et Diane de Poitiers. Un silence glacial était tombé. Henri II jeta un long regard trouble sur le cercle de ses gentilshommes courbés. Et ce regard s’arrêta sur les plus jolies femmes. Satisfait de ce grand silence, il se renversa dans son fauteuil, et, d’un bel humour :
– Est-ce là la cour de France ? Par la sambleu, que l’on rie un peu. Qu’on aille quérir des luths et des violes. Qu’on apporte des tables de jeux, qu’on entende un peu le bruit des écus d’or !
À peine ces paroles furent-elles prononcées, que les conversations reprirent : le grand cercle se rompit : les musiciens firent leur apparition ; des valets entrèrent, portant des tables avec des jeux de cartes et des dés ; les parties s’organisèrent ; des groupes se mirent à danser. Henri II contemplait avidement ce spectacle joyeux.
– Oui, oui ! murmura-t-il, je veux que l’on rie ! Je veux que l’on joue ! Oh ! cette ombre éternelle dans le sillage de mes pensées ! Oh ! cette voix qui me crie : Caïn ! Ça ! que fais-tu là, toi ?
– Tu le vois, mon roi, dit Brusquet qui s’était accroupi aux pieds d’Henri, je me fais tout petit.
– Sire, murmura Diane, comment remercier Votre Majesté de cette faveur qui m’enivre de joie et d’orgueil !…
– En m’aimant bien, ma pauvre Diane ! fit le roi.
– Ah ! pouffa Brusquet. S’il ne faut que t’aimer, Henri, pour être pauvre comme Diane, je t’aime, je t’adore !
Et Brusquet roula des yeux tendres, envoya des baisers. Le roi, Diane, Catherine, Marie Stuart, Marguerite, Emmanuel, tous partirent de rire. Seulement, les œillades du bouffon s’adressaient si évidemment à l’escarcelle du roi que celui-ci fut obligé de l’entr’ouvrir en disant :
– Allons, maraud, contente cette grande passion !
Brusquet tira de l’escarcelle une poignée d’or.
– Messieurs, dit alors le roi, nous aurons ce soir un divertissement rare : nous aurons ce Nostradamus.
– Sorcier du diable, dit Brusquet, qui devine que vous êtes malade quand la fièvre vous tient au lit !
– Est-il vrai, sire, qu’il fait de l’or ? demanda Diane.
– Sire, demanda Catherine avec un étrange sourire, est-il vrai qu’il sait comment chacun de nous doit mourir ?
– Nous le verrons à l’œuvre, dit Henri II. Nous saurons tous notre bonne aventure, et…
– Ah ! ah ! fit Brusquet en interrompant le roi sans façon, voici Lorraine qui vient à nous ! Vive Lorraine, morbleu !
– Avorton ! gronda le duc de Guise qui s’inclinait.
– Avorton ! Oui, près de l’illustre maison de Lorraine, nous ne sommes que des avortons ! s’écria Brusquet ! On peut nous tirer les oreilles, à nous ! Morbleu, nous les avons assez grandes pour cela. Regarde, Henri, ton noble cousin de Guise. Une belle tête ! Malheureusement, elle ne porte qu’une couronne ducale. Pour le héros de Metz, de Renty, de Saint-Quentin et de Calais, ce n’est pas assez ! Qu’avons-nous fait, nous, pour porter la couronne royale ? Nous avons signé la honteuse paix du Cateau. Guise a sauvé Paris. Guise a sauvé le royaume. Guise veut tout sauver ! Je veux aussi qu’il me sauve ! Je veux aussi qu’il se sauve !…
Le duc et le roi avaient pâli, l’un de terreur, l’autre de rage.
– Sire, prononça le Balafré, je me retire devant votre bouffon.
– Te tairas-tu, braillard, âne bâté ! Parlez, mon cousin.
– Sire, dit le duc, voici le très révérend Loyola qui expliquera à Votre Majesté de quoi il s’agit. M. le connétable de Montmorency, M. le cardinal de Lorraine, M. le maréchal de Saint-André et moi-même enfin nous approuvons le projet qu’il veut soumettre au roi.
– Parlez, mon vénérable père, dit Henri II.
– Roi de France, dit Loyola de sa voix sèche, votre royaume est le plus beau fleuron de la chrétienté. Allez-vous le laisser se ternir sous la rouille de l’hérésie ? J’ai peu de temps à donner au monde. Dieu m’appelle. Lorsque je comparaîtrai devant notre divin maître à tous et qu’il me demandera ce que j’ai fait pour la sainte Église, devrais-je lui répondre que si je suis parvenu à sauver l’Espagne, à garantir l’Italie, il m’a été impossible d’arracher la France à l’hydre qui s’étend sur elle ?…
– Que devons-nous donc faire ? demanda Henri étonné.
– Exterminer le parpaillot ! gronda le Balafré.
– Ce qu’il faut faire, sire ? murmura le cardinal de Lorraine. Ce saint homme va vous le dire. Écoutez-le !
– Le royaume est étrangement troublé, dit Montmorency.
– Eh ! sire, souffla Saint-André, laissez-nous faire la rude besogne, et gardez pour vous le plaisir de régner.
Saint-André venait de toucher la corde sensible. Le roi lui sourit. Saint-André fit signe à Loyola, qu’il pouvait parler.
– Sire, dit Loyola, qui a sauvé l’Espagne ? L’Inquisition !… Qui a sauvé l’Italie ? L’Inquisition ?… Roi, Dieu demande que l’Inquisition soit établie en France !…
Les huit ou dix personnages qui, autour du roi, assistaient à cette scène étaient haletants. Et là, dans cette salle où le chef de la Compagnie de Jésus tentait de forger de la foudre, où ces paroles venaient de gronder comme un tonnerre précurseur du tocsin de la Saint-Barthélémy, la musique des violes et des luths faisait entendre ses airs de douce mélancolie, de jolies femmes dansaient, des jeunes seigneurs riaient…
Henri II regarda autour de lui. Il ne vit que des visages convulsés. Seules, Catherine de Médicis, Diane de Poitiers et Marie Stuart demeuraient calmes dans cette tempête.
– Allons, murmura le roi, qui sait, au fait, si cela n’arrangera pas bien des choses ?…
Il allait dire oui ! Il allait donner l’ordre fatal…
– Messire de Nostradamus ! cria à ce moment le héraut.
À ce nom, la salle entière sembla tressaillir ; les joueurs jetèrent leurs cartes, les danses furent suspendues, une irrésistible curiosité balaya les sentiments épars dans cette foule, et tous fixèrent les yeux sur la porte et virent entrer un homme vêtu de velours violet, un manteau de satin jeté sur ses épaules, la main appuyée sur la garde de l’épée.
Nostradamus marcha au roi. Mais, dans cette seconde son regard embrassa cette foule qui le contemplait.
Du premier coup d’œil, Nostradamus vit Roncherolles – et son cœur se contracta dans sa poitrine. Il vit le maréchal de Saint-André – et ses paupières se mirent à battre. Il vit enfin le roi – et un peu de rose afflua à ses joues livides.
– Sire, dit-il, Votre Majesté m’a fait commander de me trouver ici à 10 heures. Me voici aux ordres du roi.
– Sire, cria le moine d’une voix éclatante, pardonnez à l’indignation qui me transporte ! Sire, au nom du Très-Saint-Père, je demande l’arrestation de cet imposteur !…
Un silence s’abattit. Nostradamus se redressa lentement.
– Sire moine, vous êtes étranger. Apprenez qu’il n’est pas dans l’habitude des rois de France d’arrêter leurs propres hôtes.
Un murmure de sympathie accueillit ces paroles. Nostradamus, d’une voix à l’intonation d’airain, continua :
– D’ailleurs, si le roi voulait oublier les coutumes de la cour, il ne trouverait personne pour mettre la main sur moi !
La foule vacilla, trembla devant cette audace.
– Sire, tonna le moine, l’imposteur vous brave !
– Holà, gronda Henri II, mon capitaine des gardes !…
Montgomery s’avança.
– Arrêtez cet homme !
Nostradamus fit deux pas au-devant du capitaine. Ses lèvres s’agitèrent d’un mouvement imperceptible. Montgomery entendit ! Et ce fut effroyable, sans doute. Car le capitaine, recula, l’œil hagard, en murmurant :
– Non ! non ! Grâce ! Taisez-vous, par pitié !…
– Vous voyez, sire, dit Nostradamus au roi. Sire, je vous jure que si vous m’en donnez l’ordre, je vais de ce pas me constituer prisonnier. Mais le roi ne voudra pas donner un pareil ordre avant que je me sois justifié de l’accusation d’imposture.
– Oui ! oui ! Parlez, crièrent cinquante seigneurs.
– Silence ! gronda le roi. Vous avez raison, monsieur, je n’arrête pas mes hôtes dans mon propre logis. Excusez-moi, sire moine. Au Louvre, la volonté du roi est sacrée. Maintenant, parlez, monsieur de Notredame !
– Sire, je me vante de connaître le passé des hommes et quelquefois de pouvoir envisager leur avenir. C’est pour cela que ce digne père m’accuse d’imposture. Eh bien, je vais prouver que je sais le passé et puis parfois prédire l’événement futur. Le prédire, parce que je le prévois !… Sire, j’ignorais, n’est-ce pas, de quoi il était question lorsque je suis entré ?
– Sans aucun doute !
– J’ignorais donc la proposition qui a été faite à Votre Majesté. Eh bien, sire, il y a ici un homme qui peut répondre aux arguments qu’on faisait valoir. Je vais vous présenter cet homme, et s’il répond, je ne suis pas un imposteur.
Nostradamus, sans hésiter, marcha droit au chancelier François Olivier, prit respectueusement par la main le vieillard étonné, l’amena devant le roi, puis, prononça :
– Monsieur le chancelier, le vénérable Loyola propose à Sa Majesté d’établir en France un tribunal d’Inquisition. Dites pourquoi vous voulez résigner vos fonctions.
Le roi, Montmorency, Saint-André, Guise, ne purent réprimer un mouvement de stupeur. Quant au chancelier Olivier, il garda un instant le silence. Puis, il dit :
– Sire, j’étais venu pour supplier Votre Majesté de me laisser me reposer après de si longs et pénibles travaux…
– C’est donc vrai ! cria le roi. Vous voulez vous démettre !…
– Oui, sire, et voici M. Michel de l’Hospital que je supplie Votre Majesté d’agréer pour mon successeur…
– Continuez, monsieur le chancelier, dit Henri.
– Sire, j’étais résolu à faire valoir mon grand âge, mes longues fatigues… Mais ce qui vient d’être dit suffit à justifier ma retraite devant ma conscience. Dieu nous commande de nous aimer les uns les autres, et nous a défendu de nous servir de l’épée. C’est pourquoi je n’ai pas voulu qu’on trouvât le nom de François Olivier au bas de l’acte instituant un tribunal d’Inquisition…
– Faiblesse plus criminelle que le crime ! gronda Loyola.
– Que veut-on ? continua le vieillard. Est-ce la guerre religieuse ? Sire, n’y a-t-il donc pas assez de sang répandu dans Paris et dans le royaume pour la seule faute d’adorer Dieu autrement que nous ? Que de morts, sire ! que de cadavres ! Les inquisiteurs de la foi et la chambre ardente ont tué des milliers de malheureux. Prenez garde, sire de passer à la postérité sous le nom de Henri le Sanglant ! Assez de haines déchaînées pour assouvir l’ambition de messieurs de Lorraine ! Silence, monseigneur duc de Guise ! Silence, monsieur le cardinal ! Laissez-moi parler. Jamais, sire, moi chancelier, un tribunal d’Inquisition ne sera régulièrement institué en France. J’ai fini.
Un morne silence accueillit ces paroles. Loyola demeurait comme frappé de stupeur. Les courtisans tenaient les yeux fixés sur Henri II. Nostradamus semblait dominer cette scène qu’il avait peut-être inspirée…
Henri II, sombre, livide, était en proie à un de ces accès de rage concentrée qui se terminaient toujours par quelque ordre sanglant. Il roulait des projets de torture. Enfin, il leva sur Olivier des yeux troubles. Il allait parler. À ce moment, Nostradamus prononça tranquillement :
– Sire, supposons un instant, un seul instant, que votre frère le dauphin François ne soit pas mort à Tournon et qu’il occupe la place même où vous êtes… Bien mieux, supposons que, sorti du tombeau, il entre en ce moment dans cette salle !…
L’effet produit par ces mots sur Henri II fut prodigieux. Il se leva tout d’un coup, il voulut parler, puis il retomba sur son fauteuil. Nostradamus se pencha sur lui.
– Sire, murmura Nostradamus, votre frère vous parle par ma voix. Si on n’écoute pas les morts, ils se dressent parfois pour raconter des choses que le monde doit ignorer…
Henri eut la force de faire un geste impérieux. Tout le monde s’écarta. Et alors, d’une voix rauque, il bégaya :
– Que voulez-vous dire ?
– Rien que ceci : je crois que votre frère, en rémission de ses fautes, écouterait ce que vient de dire votre chancelier.
– Mais pourquoi, pourquoi me parles-tu de mon frère ! grinça Henri. Qui es-tu ! Sais-tu que je puis te faire saisir…
– Non, sire. Votre capitaine des gardes lui-même n’a pas pu…
– Qui es-tu ! râla le roi.
– Un homme, sire ! Seulement, cet homme a passé sa vie à sonder les consciences. La torche au poing, il est descendu dans l’antre de l’Énigme, qui lui a révélé son secret. Vous n’êtes que roi, sire et vous commandez aux vivants. Je suis plus que roi, sire, car j’ai parlé avec les morts…
– Vous parlez avec les morts ! haleta Henri.
– Oui. Et parfois ils me disent leurs secrets. Maintenant, sire, je m’éloigne. Ordonnez ce qu’il vous plaira du chancelier Olivier.
Nostradamus salua le roi et se perdit dans la foule.
– Messire, dit Henri II au chancelier. Je verrai à étudier vos conseils. J’accepte le successeur que vous me désignez. Vous êtes libre de vous retirer…
– Quoi, sire ! balbutia Loyola frappé au cœur.
– Sire, gronda le Balafré, il n’est pas possible…
– J’ai dit, sire moine ! J’ai dit, messieurs ! Allons, jour de Dieu, que l’on rie ! que l’on danse ! que l’on s’amuse !…
– Je vous avais bien dit que vous vous en tireriez ! murmura Nostradamus à l’oreille du chancelier qui se retirait.
Et il se dirigea vers Loyola qui gagnait la porte, éperdu.
– Eh bien ! messire, lui demanda-t-il. Votre cœur plein de mansuétude doit approuver sans doute que le royaume de France échappe à l’Inquisition ?
– Oui, démon, gronda le moine, tu triomphes ! Mais tu ne seras pas toujours le maître, Satan. Le tour de Dieu viendra !
Ignace de Loyola traça un signe de croix, puis regarda Nostradamus. Voyant que les paroles d’exorcisme qu’il prononçait tout bas ne produisaient aucun effet, il poussa un soupir.
– Avant votre départ pour Rome, vous me reverrez, murmura Nostradamus.
Le moine se retourna vivement pour répondre à cette menaçante promesse ; mais déjà Nostradamus n’était plus là.