III L’ANIMAL RELANCÉ

Henri baissa le nez. Il avait reçu le coup en plein crâne.

– Et si je ne jure pas, dit Henri, que feras-tu ?

– Je ne sais pas, répondit Beaurevers.

Le roi frissonna comme avait frissonné Nostradamus.

– Soit ! fit-il. Je te donne ma parole royale de ne rien tenter contre la fille du grand-prévôt. Et je veux vous montrer ce que c’est qu’un roi, mes drôles ! Je donne également ma parole d’oublier le crime de lèse-majesté commis par vous cinq. Allez, vous êtes libres !

Ce fut un beau geste qu’admira Beaurevers.

– Mes compagnons, dit Le Royal, les rues sont peu sûres. Vous escorterez donc le noble sire qui vous a fait l’honneur de sa visite, et ne le quitterez qu’à la porte de son logis.

Le jeune homme, en supprimant les noms de Majesté, roi, Louvre, indiquait à Henri qu’il était incapable de jamais se vanter d’avoir saisi un tel prisonnier.

– Devrons-nous revenir ici ? dit tout bas Strapafar.

– Non. Je vous attendrai demain chez Myrta.

– Prenez garde ! lui glissa Trinquemaille qui rentrait.

– J’ai la parole du roi !

Les quatre estafiers obéirent à l’ordre. Henri, sans encombre, parvint au Louvre. Quand ils l’eurent vu franchir le pont-levis, ils tinrent conseil pour savoir s’ils ne retourneraient pas rue Calandre. Mais Le Royal avait dit : « Demain, chez Myrta. »

Au Louvre, cependant, ce fut une grande rumeur de joie. En un instant, la cour où venait de pénétrer Henri fut pleine.

Il traversa toute cette population du Louvre, d’un pas rude et précipité, et tomba comme une bombe dans la salle du conseil, où, autour de Catherine, était assemblée la cour – Montmorency, Saint-André, son fils Roland, Marie Stuart, Marguerite, Emmanuel Tête-de-Fer, le dauphin François, Ignace de Loyola, Montgomery, Roncherolles, l’Hospital, Tavannes, Biron, le Balafré, le cardinal de Lorraine, la Trémoille, Brantôme, cent autres seigneurs – seule, Diane de Poitiers n’était pas là : elle faisait ses paquets pour quitter le Louvre. Chacun disait son mot, Catherine était pâle, n’affichait ni joie ni douleur. Elle prenait possession du pouvoir, et son esprit planait de haut sur cette cour. Tout à coup, la porte du fond s’ouvrit, le bouffon Brusquet entra en criant :

– Par Notre-Dame, je veux qu’on rie, moi ! Çà, qu’on s’amuse puisque je reparais en mon Louvre !

La rumeur qui montait les escaliers s’engouffra en tempête d’acclamations, et Henri II parut. Catherine se leva, puis retomba assise. Montgomery, frissonnant, se rapprocha d’elle…

– Le roi ! Le roi ! Vive le roi !…

Le tonnerre était dans le Louvre. Henri marchant droit à Catherine de Médicis, l’embrassa sur les deux joues, ce qui redoubla les acclamations. Puis, dans le silence :

– Montgomery, prenez deux cents hommes et allez rue Calandre – la sixième maison à gauche. Il y a là un homme, peut-être quatre ou cinq. Saisissez le tout. Qu’on me dresse à l’instant cinq potences devant la grande porte. Pas de procès ! Qu’on amène le maître exécuteur – je les veux pendus dans une heure ! L’homme s’appelle Le Royal de Beaurevers…

Roncherolles, Roland, Saint-André bondirent.

– Le Royal de Beaurevers ! dit Roncherolles. Je demande à conduire l’expédition. Ceci est une grave affaire.

– Une grave affaire ! L’arrestation d’un truand ! ricanèrent Tavannes, Biron et quelques autres.

Mais, chose étrange, le roi disait oui d’un signe de tête.

– C’est une grave affaire, dit Saint-André, qui songea à l’homme qu’il avait vu escaladant l’échelle de corde.

– C’est une grave affaire, appuya son fils Roland.

Roncherolles, la rage au ventre, continuait :

– S’il fallait arrêter dix, vingt, cinquante de vous, messieurs, je dirais : qu’on envoie les Suisses ou les Écossais de Sa Majesté. Mais pour ce que le roi veut, je dis : c’est une grave affaire. Ce sont des épées qu’il nous faut. Messieurs, l’homme s’appelle Le Royal de Beaurevers.

– Grand-prévôt, dit Henri, tu as le commandement de l’expédition !

Dix minutes plus tard, Roncherolles, Saint-André, Roland, suivis de cinquante seigneurs, sortaient du Louvre, Montgomery avait pris avec lui cinquante gardes. Les gentilshommes étaient là non pour arrêter, mais pour se battre, s’il le fallait.

Roncherolles dit :

– Il faut commencer par cerner la Cité…

Le Royal de Beaurevers, après le départ du roi, s’étendit sur le grabat. Le logis était éclairé par deux ou trois cierges que Trinquemaille avait achetés dans le début de la soirée.

Puis il ferma les yeux. Il revoyait Florise. Il entrait dans le ciel. Parfois, l’image s’effaçait, remplacée par celle de Nostradamus.

Beaurevers avait passé la journée avec lui. Il ne savait trop quel sentiment lui inspirait cet homme : crainte ou admiration, haine peut-être ! Cet homme avait un but. Lequel ? Beaurevers cherchait en vain… puis, il chassait l’image de Nostradamus et, de nouveau, Florise était là. Florise lui disait :

– Je jure de mourir en même temps que vous, fût-ce au pied de l’échafaud !

– Elle viendra ! balbutia Beaurevers avec un long soupir. Si je dois mourir, elle mourra avec moi, elle l’a juré. Oh ! si je pouvais encore entendre vraiment sa voix comme tout à l’heure !… Essayons… Florise, parlez-moi… j’entends… enfer ! qu’est-ce donc que j’entends !…

En deux secondes, Beaurevers fut debout, éteignit les cierges, saisit sa rapière qu’il boucla, et, silencieux, écouta…

La fenêtre du galetas donnait sur une cour étroite et sombre. Pour voir dans la rue, il fallait aller chercher l’une des meurtrières qui donnaient un jour avare à l’escalier. Beaurevers entr’ouvrit la porte. Il remonta quelques marches, passa la tête dans la meurtrière, mais il faisait trop noir ; la lune ne descendait pas jusqu’à la rue. Des bruits confus lui parvenaient.

Quand les yeux lui étaient inutiles, il regardait avec l’ouïe.

– Il y a une troupe armée qui vient par là, murmura-t-il en désignant le tronçon de la rue qui était à sa gauche.

Il fallait être lui pour entendre cette troupe, car elle ne faisait pas plus de bruit qu’une bande de fantômes.

– C’est à moi qu’ils en veulent ? Je m’en irai donc par là…

Il désignait la droite de la rue. Dans le même instant, les bruits qu’il avait constatés à gauche, il les perçut à droite.

– Je suis cerné !

Il retira sa tête de la meurtrière, et demeura une minute râlant de fureur. Un hurlement éclata dans la rue :

– C’est là ! Enfoncez ! En avant !

– Roncherolles ! Le père de Florise !…

Beaurevers saisit sa tête à deux mains. Le père de Florise ! Que faire ! Dans la rue, des torches s’allumaient. Des coups ébranlaient la vieille porte. Des ordres brefs se croisaient. Tout à coup, l’escalier fut plein de gens qui montaient en groupe serré ; en tête, Roncherolles ! Le Royal de Beaurevers se pencha. Une seconde, il vit le père de Florise et les autres, derrière, la rapière au poing. Le jeune homme crispa les poings et se mit à monter plus haut.

– C’est là ! Enfoncez ! En avant :

La bande était arrivée devant la porte du logis.

– Pas besoin d’enfoncer ! dit une voix.

– On n’enfonce pas une porte ouverte, dit une autre voix venue de haut, et que nul ne reconnut.

– En avant, donc !

Et nul ne bougea. Ils étaient là, devant la porte entr’ouverte et chacun se disait : Le premier qui va entrer est un homme mort… Roncherolles, d’un mouvement furieux, entra. En même temps que lui, Roland de Saint-André, puis Montgomery et le maréchal. Il y eut des cris terribles.

– Par là ! Par là ! vociféra quelqu’un dans l’escalier.

Tous se ruèrent vers la partie supérieure de l’escalier, et virent un homme qui disparaissait par une fenêtre.

– C’est lui ! C’est lui !…

– Silence ! fit Roncherolles. Dix hommes au Petit-Pont. Dix au pont St-Michel. Dix au pont au Change. Dix au pont Notre-Dame. Le reste échelonné sur les grèves de la Cité. Roland, restez avec moi. Dix hommes autour du marché .

Tous ces ordres furent exécutés avec précision, même par les gentilshommes. Une douzaine d’archers demeurèrent près de Roncherolles. Le grand-prévôt regarda par la fenêtre : elle donnait sur un toit. À l’extrémité du toit, il vit Beaurevers qui rampait. Il le désigna à Roland et lui dit :

– Florise est à toi. Va la conquérir…

– Une bataille sur ces toits, soit ! dit Roland.

– Non pas ! Il s’agit de suivre l’homme, de ne pas le perdre de vue, et, quand il se laissera tomber sur le sol, de me prévenir d’un coup de sifflet. Voici mon sifflet.

Le Royal rampait sur le toit. Il n’y avait au bord ni chéneau ni gouttière. Une tuile qui saute, la main qui hésite, ou le genou qui glisse, et c’était la chute dans le vide. Il atteignit le bord et se cramponna là.

Penché au bord du toit, il vit au-dessous de lui la crête d’un mur. Il la devina plutôt. Le moyen d’atteindre cette crête de mur ? Il n’y en avait qu’un : se laisser tomber. C’était la certitude de la chute, et la mort.

Beaurevers regarda vers la fenêtre qu’il venait de quitter. Deux têtes à cette fenêtre : on l’attendait là ; on guettait son retour. Pas moyen de rétrograder. Il s’allongea au bord du précipice. Dans le même instant, il vit quelqu’un qui franchissait la fenêtre. Il eut l’intuition qu’il allait être poussé d’un coup de pied, balayé dans le vide… il se laissa tomber ; non, il sauta.

Le moment d’après, il se vit sur la crête du mur, allongé, les mains sanglantes. Il eut un soupir où il y avait de la stupéfaction, de la joie, et de l’horreur – presque en même temps, il entendit au-dessus de lui le bruit de quelque chose qui roulait sur le toit, pêle-mêle avec des tuiles arrachées et un corps tomba. Beaurevers fut à demi assommé par cette chose qui s’abattit sur lui, puis la chose ou l’être rebondit dans le vide.

Beaurevers se suspendit des deux mains et s’abandonna… Sur le sol, il roula sur lui-même et alla, à quelques pas, buter au pied d’un grand mur – le mur du Marché – où il demeura sans mouvement. Des bruits de pas rapides, tout à coup, lui rendirent l’énergie. On accourait. Beaurevers allait se redresser…

– Le voici ! cria une voix. Je l’ai touché au pied.

– Nous le tenons ! il ne bouge plus, le misérable !

– Il a roulé du toit ! Il échappe à la corde !

Il y eut dans l’obscurité des remous de gens, puis tout cela s’éloigna, se dissipa comme un songe.

– C’est un songe, se dit Beaurevers. Ils m’emportent ? Non, je suis là, toujours. Qui emportent-ils ?

Brusquement, le souvenir lui revint de la chose ou de l’être qui là-haut, sur le mur, l’avait à moitié assommé… Il se mit à rire.

C’est vers la rue de la Juiverie que s’était dirigée la bande triomphante : il se dirigea vers l’extrémité opposée de la Cité, c’est-à-dire vers l’Île-aux-Juifs. Cependant, là-bas, vers le centre de la Cité, il se faisait un grand bruit ; des acclamations parvinrent au jeune homme.

– Nous le tenons ! Nous le tenons !

Vers le Pont-au-Change, Beaurevers vit luire des piques.

– Diable ! Les ponts sont gardés !…

Il descendit sur la berge. Trois esquifs étaient amarrés là. Il sauta dans l’un d’eux, après avoir détaché la corde.

– Holà ! Halte ! Arrête, arrête !…

Deux hommes, quatre, dix accouraient, dégringolaient sur la berge. Beaurevers poussa sa barque. Au loin, des clameurs de rage éclatèrent. Dix arquebuses tonnèrent…

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