III LES QUATRE GARDES

La douleur de François Ier fut terrible. Et terrible aussi fut sa vengeance lorsqu’il lui parut démontré que le dauphin avait été empoisonné. Huit jours après la mort du dauphin, le roi reçut une lettre qui accusait Montecuculi d’être l’assassin du prince. On ajoutait que l’échanson du dauphin avait été payé par Charles-Quint pour accomplir son forfait.

Montecuculi, jeté dans un cachot, nia jusqu’au bout : il était sûr que le nouveau dauphin, Henri, le sauverait au dernier moment. Il était d’ailleurs résolu à le dénoncer, lui et Catherine, s’ils ne venaient pas à son secours. On lui avait présenté la lettre qui l’accusait, et il avait cru d’abord y reconnaître certains traits de l’écriture de Catherine. Mais cette supposition lui avait paru si monstrueuse qu’il l’avait aussitôt rejetée. Montecuculi fut condamné à être tiré à quatre chevaux.

La veille de l’exécution arriva sans que rien pût lui faire croire que son espoir se réaliserait. Montecuculi déclara alors qu’il voulait faire des révélations… Une heure après cette déclaration, un jeune gentilhomme enveloppé dans un vaste manteau pénétra dans son cachot. Dans ce gentilhomme, le prisonnier reconnut Catherine de Médicis. Elle lui glissa ces mots à l’oreille :

– Rends-toi au lieu du supplice en toute tranquillité. Le bourreau est gagné. Les chevaux ne tireront pas. Dans le tumulte que cet incident créera, une centaine de solides compagnons se jetteront sur toi comme pour te tuer, en criant : « À mort ! » Mais, au lieu de te tuer, ils te délivreront. Une barque te prendra sur le Rhône et te descendra jusqu’à la mer. Là, un navire te conduira en Italie. Le capitaine de ce navire te remettra trois cent mille livres qui te suffiront pour attendre l’heure où tu viendras prendre à la cour du roi Henri II la place qui t’est due.

Catherine s’éloigna. Lorsque se présenta le commissaire royal envoyé pour recueillir les suprêmes révélations du prisonnier, Montecuculi jura qu’il n’avait rien à dire.

Le lendemain matin, il fut conduit au supplice, et chacun put admirer sa tranquillité. Le bourreau le coucha, l’attacha sur deux planches en croix et enroula ses poignets et ses chevilles dans quatre anneaux de fer reliés par des chaînes à quatre chevaux.

Les chaînes se tendirent légèrement. Montecuculi devint tout à coup livide au moment où il sentit les chaînes tirer sur ses membres et s’apprêter pour l’effroyable supplice. Le moine qui l’assistait leva sa croix.

– Au nom du Dieu vivant, cria le moine, je t’adjure une dernière fois de révéler le nom de tes complices.

Montecuculi hésitait, et ses lèvres s’agitaient convulsivement. Il allait parler… Dans cet instant, des cris éclatèrent : « À mort ! À mort ! »… Un violent remous se produisit.

– On vient à moi ! Je suis sauvé ! murmura Montecuculi. Je n’ai rien à dire, cria-t-il à haute voix.

Le moine abaissa sa croix. Le bourreau fit un geste. Les quatre chevaux, fouettés avec violence s’élancèrent ; on entendit un cri épouvantable, et quelques minutes plus tard il n’y eut plus sur les planches croisées qu’un tas de chairs sanglantes…

– Personne au monde ne sait maintenant comment est mort votre frère François ! murmura Catherine à l’oreille de son mari, qui, sombre, pâle, tremblant, avait assisté au supplice.

Elle se trompait ! Il y avait quelqu’un au monde qui savait ! Et ce quelqu’un, c’était Nostradamus !…

Quinze jours après ces événements, Nostradamus fut visité par maître Pézenac, qui lui dit :

– Le roi veut vous voir. Vous allez être conduit jusqu’à lui.

Nostradamus n’eut pas même un geste d’indifférence. On le poussa dans un carrosse fermé, où prirent place près de lui quatre arquebusiers. Le véhicule voyagea tout le jour et une partie de la nuit.

Nostradamus, dans tout ce voyage, ne prononça pas un mot. La flamme surnaturelle de cet esprit semblait s’être éteinte ; Nostradamus n’était plus qu’un homme. Depuis la terrible scène où il avait appris que Marie avait cédé à Henri et qu’un fils était né de cette trahison, il n’essaya pas une fois de se mettre en communication avec les êtres invisibles. Il attendait la mort.

– Elle est morte pour moi. Morte dans l’éternité. Comme elle a dû souffrir en se séparant de moi pour toujours ! Je ne la maudis pas pour sa faiblesse. Je la vengerai, et me vengerai aussi… mais dans la vie seconde que nous eussions vécue ensemble, elle habitera une sphère et moi une autre. Séparés à jamais ! Adieu. Marie que j’ai tant aimée…

Vers le milieu de la nuit, les chevaux s’arrêtèrent au camp royal. On conduisit le prisonnier dans une vaste tente sur laquelle flottait le fanion de François Ier. Le roi était là, avec quelques-uns de ses officiers, son connétable, son fils Henri et Catherine. Il était pâle, maigri, les yeux rouges. François Ier ayant examiné le prisonnier, demanda :

– Pourquoi êtes-vous détenu à la prison de Tournon ?

– Pour avoir sauvé une jeune fille qui se mourait.

– Qui vous a fait arrêter ?

– Messire Ignace de Loyola.

À ce nom, le roi frémit. François Ier garda longtemps le silence, tout pensif. Enfin, il reprit :

– Vous avez essayé de sauver mon fils…

– Je ne l’ai pas sauvé, dit Nostradamus.

– Oui ! Mais vous l’avez essayé. Des rapports qui m’ont été adressés, il résulte que vous avez tenté de composer un contre-poison. Sans doute, il était trop tard…

Le roi porta vivement la main à ses yeux et essuya une larme d’un geste brusque. Nostradamus ne dit rien.

– On dit, reprit François Ier, que si vous avez sauvé la paralytique de Tournon, c’est grâce à l’aide des puissances infernales. Le vénérable Ignace de Loyola nous a écrit que vous êtes un danger vivant. Mais vous avez essayé de faire vivre mon fils. Pour le bien de votre vie terrestre et le repos de votre âme, je vous ordonne de renoncer à vos pratiques. Et je veux payer la dette de reconnaissance contractée par mon bien-aimé fils. Allez : vous êtes libre !

Catherine fit un signe. Henri s’avança de deux pas et dit :

– Sire, cet homme a-t-il réellement essayé de sauver mon malheureux frère ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a écarté tout le monde de la chambre où agonisait le pauvre François… et qu’il est resté seul dans la chambre jusqu’à ce que la mort eût achevé son œuvre. Pour moi, sire, cet homme est sûrement un imposteur… et peut-être un complice.

François Ier se tourna vers Nostradamus et gronda :

– Qu’avez-vous à dire ? Répondez.

– Rien.

Catherine sourit. Ce jeune homme avait assisté aux derniers moments de François. Il pouvait être un danger. À tout hasard, il valait mieux s’en débarrasser.

– Prenez garde ! fit le roi. J’ai voulu vous sauver. Mais si vous vous taisez, c’est que vous acceptez l’accusation…

Nostradamus garda le silence.

– Emmenez-le ! cria François Ier. Qu’on le tienne au secret. Et qu’on instruise son procès en sorcellerie !…

– Sire, dit Henri, si vous le permettez, c’est moi-même qui dirigerai l’instruction de ce procès. Je ne laisserai à personne le soin de calmer votre douleur et la mienne par de justes représailles !

– Faites, mon fils ! dit le roi d’une voix attendrie.

Henri releva la tête. Dans cet instant, son regard se croisa avec celui de Nostradamus et il recula en bégayant :

– Emmenez-le dans les prisons du Palais .

Le camp royal avait été dressé à deux lieues environ de la ville. Nostradamus fut entraîné hors de la tente et poussé dans la prison roulante, qui s’ébranla aussitôt. Ses quatre gardes reprirent leur place habituelle.

Nostradamus était transformé. Sa rencontre avec Henri, avec l’homme à qui s’était donnée Marie, avait galvanisé ses forces. Il voulait vivre ! Il voulait être libre !

Ses gardes étaient ainsi disposés : deux en face de lui, un à sa gauche, un à sa droite. Ils causaient entre eux.

– Brabant-le-Brabançon nous manque ! dit l’un d’eux.

Nostradamus tressaillit. Sa prodigieuse mémoire lui répétait les paroles du dauphin pendant son agonie. Brabant-le-Brabançon ! C’était l’homme qui savait ce qu’on avait fait du fils de Marie… et d’Henri !

– Quel rude cavalier, et quel bon chef de ronde ! Ventre-diable, où peut-il être ? Je crois, je… ah !… je…

Brusquement, le soudard se tut, sa tête se pencha.

– Ohé, camarade, cria son voisin en le secouant. Dormir en service commandé par le roi ! Réveille-toi, ventre dieu !…

L’homme s’était endormi d’un si profond sommeil, que son camarade renonça à le secouer, et se rencoigna en grognant :

– L’animal aura vidé quelque bonne bouteille sans nous. Ah ! si j’en étais sûr ! Je le… je…

Il se mit à ronfler, et les deux gardes encore éveillés s’esclaffèrent. C’étaient ceux qui encadraient le prisonnier.

– Heureusement ! fit celui de gauche, nous sommes loin de la ville : les deux soûlards auront le temps de cuver.

Nostradamus se tourna vers cet homme et lui planta son regard dans les prunelles comme un double coup de dague. L’homme passa sa main sur son front ; les lèvres de Nostradamus s’agitèrent… l’arquebusier se renversa en arrière, les yeux fermés.

Le dernier se sentit alors envahi par la terreur. Ce brusque sommeil qui s’abattait sur chacun de ses compagnons lui parut un prodige d’enfer. Il allongea la main vers la corde qui, attachée au bras du conducteur, permettait d’arrêter la voiture en cas de besoin. Nostradamus saisit cette main et la broya dans la sienne. En même temps, il disait :

– Dormez !…

Une seconde l’homme lutta, puis, comme ses trois camarades, brusquement, il s’anéantit dans le sommeil ; Nostradamus, alors, eut une minute de faiblesse. Le quadruple effort qu’il venait de faire l’avait épuisé. Au côté de son gardien de droite, était une gourde presque pleine. Nostradamus la porta à ses lèvres et la vida. L’âpre et violente liqueur lui fouetta les nerfs. Quelques instants plus tard, il ouvrait la porte du carrosse et se laissait tomber sur le chemin, pendant que la prison roulante continua sa route.

Nostradamus demeura une heure à l’endroit même où il s’était laissé tomber. Il regardait de ses yeux flamboyants les astres qui évoluaient dans l’éther.

Demandait-il le secret de sa destinée à ces univers inconnus ? Cherchait-il dans ces ondes lumineuses quelque apparition consolatrice ?… il songeait…

Ses amis ? Ce Roncherolles, ce Saint-André. Morts pour lui. Celle qu’il avait tant adorée ? Morte. Et morte sa mère. Mort aussi sans doute son père… À cette dernière pensée, un frisson l’agita. Il baissa la tête. Et il se prit à pleurer…

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