II LA VENGEANCE DE NOSTRADAMUS

Cette journée du mercredi, Nostradamus l’avait passée dans une sombre rêverie. Il lui semblait qu’il venait d’être abandonné par les esprits qui, jusqu’à ce jour, l’avaient conduit par la main au but de sa vie : la vengeance.

Sa destinée, à ce moment même, se jouait à Pierrefonds. Son génie lucide et mathématique avait établi cette vengeance comme un problème. Voici quelle était l’ordonnance du problème :

Frapper Loyola dans sa foi, Saint-André dans son or.

Tuer Roncherolles en l’atteignant dans son orgueil paternel.

Susciter contre Henri II son fils, Le Royal de Beaurevers.

Nostradamus considérait Loyola et Saint-André comme des comparses, des coupables au second degré. Il réservait à Henri II un châtiment violent et matériel et à Roncherolles, une punition de sentiment.

Restait une inconnue :

L’attitude qu’aurait Le Royal devant Henri II.

On a vu que déjà Nostradamus avait tenté de les mettre en présence : la générosité du truand faisant grâce au roi avait fait dévier le coup porté. C’est alors qu’il avait préparé le traquenard de Pierrefonds : Roncherolles réduit à l’impuissance, Florise dans le vieux château féodal, le roi lancé sur Florise, et Beaurevers au dernier moment lâché sur le roi !

Or, Le Royal de Beaurevers, en cette journée du mercredi, était à Pierrefonds. Mais le roi n’y était pas !

– Il semble qu’un génie protège ce jeune homme, songeait Nostradamus. Le Royal, fils d’Henri, est l’instrument de ma vengeance. Pourquoi, puisqu’il m’a été donné pour servir mon œuvre, est-il un obstacle à cette œuvre ?

Et pour la première fois depuis leur rencontre sur la route de Melun, Nostradamus eut à repousser cette question qui s’imposait à lui. Question illogique puisqu’il savait que Le Royal était le fils d’Henri.

– Qu’est-ce que Le Royal de Beaurevers ? D’où vient que je pleure en le condamnant ?

Nostradamus passa une nuit affreuse. Cette tempête de sentiments dura jusqu’au lendemain jeudi, vers midi, heure à laquelle Djinno apparut.

– Eh bien ? demanda vivement Nostradamus. Le roi ?

– Eh ! eh ! victoire, cette fois ! Le roi est parti pour Pierrefonds, ce matin, avec une imposante escorte. Albon de Saint-André l’accompagne joyeusement. Il n’a pas encore visité sa cave rutilante, et je voudrais bien…

– As-tu su pourquoi Henri n’est pas parti hier, jour fixé ?

– Tête-de-Fer ! dit Djinno.

– Le duc de Savoie n’a rien à voir en cette affaire…

– Non, mais son affaire à lui, c’est son mariage avec la belle et sage Marguerite. Il a fait une scène à son royal cousin hier matin ; et le roi a fixé le mariage à la fin du mois ; de plus, il a mené Tête-de-Fer voir préparer les lices de la Bastille, car il y aura de grandes fêtes.

– C’est bien, dit-il. Quand aura lieu cette passe d’armes ?

– Les 27, 28 et 29 du présent mois. Le roi joutera le premier jour contre Tête-de-Fer, le deuxième jour contre Saint-André, le troisième jour contre Montgomery…

– Montgomery ! tressaillit Nostradamus.

Nostradamus s’occupa jusqu’au soir de nombreux malades. En ce temps, il y eut des miracles à Paris. Des sourds entendirent. Des fiévreux cessèrent de grelotter. Des paralytiques marchèrent. Nostradamus guérissait et consolait.

Sur le soir, comme Djinno venait de fermer les portes de l’hôtel, Nostradamus vit dans un coin de la salle où il recevait tant de désespérés, un dernier visiteur. Il le reconnut et frémit.

– Le Royal de Beaurevers !

– Je viens vous demander deux choses, dit Beaurevers avec son habituelle froideur hostile pour Nostradamus.

– Vous ! râla Nostradamus frappé de vertige.

Et cette pensée terrible fulgura dans son esprit :

– Il a été à Pierrefonds, il a vu le roi, il a eu peur, il a fui ! Ce n’est pas l’homme du destin ! Je me suis trompé !

– Oui, moi, répondait Beaurevers.

– Demandez ! gronda Nostradamus avec mépris.

– Écoutez, continua Beaurevers, vous avez tué Brabant, vous m’avez forcé de reculer ; pour ces deux crimes, je devais vous tuer…

– Avec ceci ! dit Nostradamus en jetant aux pieds de Beaurevers la dague de l’auberge des Trois-Grues.

Le Royal la ramassa, la brisa et jeta les deux morceaux.

– Oui, avec ceci ! Et vous voyez, je ne vous tue pas. Je vous pardonne… Seulement, n’abusez pas de ma patience. Mais quelqu’un m’a dit : Ceci est horrible… n’en parlons plus. Je vous pardonne parce que vous avez fait beaucoup pour moi. Et puis, j’ai vu tant de malheureux sortir de votre antre un sourire aux lèvres. Qui êtes-vous ? Peu m’importe. Mais vous êtes celui qui console. En vous tuant, c’est des milliers de consolations que je tuerais.

– C’est pour cela que vous me pardonnez ?

– Oui, et pour autre chose aussi. Maintenant, voici. Vous m’avez juré que je connaîtrais le nom de ma mère et de mon père. Je veux les connaître. Ma mère, pour lui demander pourquoi j’ai été abandonné, pourquoi, j’ai été élevé par des truands, pour la plaindre, peut-être ! Mon père, puisque vous m’assurez qu’il était riche et puissant, pour le souffleter dans sa richesse et sa puissance, pour le maudire !…

Nostradamus se reprit à espérer.

– Vous aviez deux choses à me demander, reprit-il. Je connais la première, voyons la deuxième.

– La voici : messire de Roncherolles est au Châtelet.

– Je le sais. Eh bien ?

– Eh bien ! éclata le jeune homme avec désespoir, depuis hier je rôde autour du Châtelet, et ces murailles m’écrasent. On ne peut pas en quelques heures forcer de pareilles portes. Or, je veux, moi, délivrer Roncherolles. Aidez-moi de votre pouvoir magique. Ma vie pour la liberté de cet homme.

Nostradamus sentit tout lui échapper à nouveau. Il bégaya :

– Tu veux délivrer Roncherolles ? Toi qu’il fera pendre !

– Qu’il me fasse pendre ! rugit Beaurevers, mais il faut que je délivre cet homme, puisque je l’ai juré à Florise !

– Voyons, songea Nostradamus, la passion de ce jeune homme pour la fille de Roncherolles est formidable. Voilà le moyen.

Il dit à haute voix :

– Je vous avais indiqué que vous trouveriez Florise au château de Pierrefonds. Pourquoi n’y avez-vous pas été hier ?

– J’y étais Vers huit heures du matin, dit Beaurevers, et je suis rentré à Paris hier à midi.

– Oui, fit Nostradamus, vous avez dû vous sentir bien petit devant le colosse de Pierrefonds. Je comprends que vous ayez laissé là-bas celle que vous aimez…

– Je l’ai ramenée à Paris, dit simplement Beaurevers.

– Vous êtes rentré à Paris à midi avec Florise !

– Oui. Et ceci est l’autre chose qui fait que je vous pardonne la mort de Brabant. Vous m’aviez dit que je trouverais à Pierrefonds le ravisseur… je l’ai trouvé et je l’ai tué…

– Vous avez tué le ravisseur ! râla Nostradamus.

– Oui : Roland de Saint-André.

– Malédiction ! hurla Nostradamus au fond de lui-même.

Ainsi il avait emprisonné Roncherolles, conduit Florise à Pierrefonds, préparé le choc entre Beaurevers et Henri – le fils et le père ! et un seul geste de ce jeune homme jetait bas le solide échafaudage.

– Ainsi, dit-il, tu crois avoir tué le ravisseur de Florise ?

– J’ai laissé Saint-André pour mort dans l’auberge où il avait amené Florise et où je me suis battu avec lui.

– Roland de Saint-André n’était qu’un pauvre amoureux. Ce n’est pas lui qui avait donné à Florise le manoir de Pierrefonds pour prison et peut-être pour tombeau.

– Et qui ? rugit Beaurevers, dont l’œil s’ensanglanta.

– Qui ?… Enfant ! Celui-là seul qui était assez puissant pour emprisonner le père, afin de s’emparer de la fille !…

– Oh ! bégaya Beaurevers. Le roi m’a donné à moi sa royale parole qu’il ne tenterait jamais rien contre Florise !…

– Tu l’as nommé ! Celui qui a fait conduire cette fille à Pierrefonds, celui qui essayait d’escalader ses fenêtres ! C’est le roi qui l’aime en insensé ! Et qui te l’arrachera !…

Beaurevers était livide. Ses lèvres blanches tremblaient…

– Henri de France, dit-il, a fait ce que vous dites ?

– Djinno ! appela Nostradamus.

– J’arrivais justement ! fit le petit vieux en apparaissant. Il y a du nouveau, maître. Nos espions sortent d’ici et…

– Djinno, interrompit Nostradamus, où est le roi ?

– Au Louvre, où sa Majesté vient de rentrer, fatiguée, furieuse de sa course inutile à Pierrefonds.

– Ah ! Ah ! Parle, Djinno, parle !…

– C’est bien simple. Notre bon roi fait saisir une fille et la confie à de bonnes et solides murailles. Ce matin, il court à la cage. Plus d’oiseau ! Qui a ouvert la cage ? On sait le nom de l’audacieux ! Il s’appelle Le Royal de Beaurevers ! Gare à la potence, gare à la roue, messire de Beaurevers !

Et il s’inclina devant Le Royal qui grinça des dents.

– En ce moment, continua Djinno, tout ce qu’il y a de sbires dans Paris est à la recherche de l’oiseau et de l’oiseleur. Il y a cent mille livres pour qui ramènera l’oiseau. Il y a cent mille écus pour qui apportera la tête de Beaurevers.

– Assez ! Assez ! rugit Le Royal. Cet homme mourra !

Quand il eut tonné ce mot, Le Royal de Beaurevers se redressa. D’une voix basse et dure, il gronda :

– Je ne savais pas qu’un roi pût parjurer sa parole. On m’avait enseigné ceci : Le roi, c’est le roi ! C’est-à-dire la fleur de noblesse, l’honneur, la bravoure. C’est le roi !… Le roi va mourir, messieurs ! Qui le tuera ? Moi, truand ! J’entrerai dans son Louvre, et cette main ne frappera qu’un coup. Ce sera le bon !

– Vous êtes décidé à tuer le roi ? dit Nostradamus.

Beaurevers fit un signe de tête rude et bref.

– Bien ! Vous allez donc essayer d’entrer au Louvre. Si vous n’êtes pas tué aux portes, vous le serez, devant les appartements royaux par les gardes de Montgomery. Et quelques heures plus tard, Florise sera livrée au roi, puisque vous ne serez plus là pour la défendre.

Beaurevers se frappa le front. Ses yeux hagards rebondirent de Djinno à Nostradamus. Nostradamus comprit que ce jeune homme qui venait de passer par de si terribles émotions n’en pourrait supporter davantage. Il lui saisit les deux mains et le regarda dans les yeux.

– Calmez-vous, dit-il, je le veux… Me croyez-vous ?…

– Je vous crois, parce que vous ne m’ayez jamais trompé.

– Eh bien ! écoute. Je te jure, moi, que je te mettrai en présence du roi, les armes à la main…

Beaurevers tomba à genoux, saisit la main de Nostradamus et la baisa ardemment. C’était son amour qui le jetait aux pieds du mage. Nostradamus le releva doucement.

– Quand ferez-vous cela ? bégaya Beaurevers.

– Djinno, quel jour le roi joutera-t-il contre Montgomery ?

– Le 29 du présent mois, dit le petit vieux.

– Bien. Le Royal de Beaurevers, le 29 de ce mois tu iras combattre en champ clos pour l’honneur de ta dame.

– J’attendrai le jour que vous me dites. Maintenant, je veux le nom de ma mère, le nom de mon père. C’est cela que je suis venu vous demander.

– Tu les sauras le jour où tu auras combattu le roi.

– J’attendrai ce jour ! reprit-il. Mais le père de Florise ?…

– Roncherolles ! Tu veux qu’il soit délivré ?…

– Oui. Je l’ai juré à Florise. Je m’attaquerai au Châtelet. Je ne suis pas le roi, moi : je tiens mes serments.

Beaurevers vit Djinno qui se frottait les mains.

– Délivrer le grand-prévôt ! disait le petit vieux. Impossible, par tous les saints ! Impossible !…

– Pourquoi ? fit Nostradamus en fronçant le sourcil.

– Parce qu’il est déjà délivré ! répondit Djinno. Ce fut le premier soin de Sa Majesté en rentrant de Pierrefonds. Il s’en alla au Châtelet, descendit au cachot du sire de Roncherolles, et lui dit : « Mon brave grand-prévôt, pardonne-moi de t’avoir fait connaître les joies du Paradis… Mais un sacripant a profité de ton absence pour te voler ta fille… Or, moi, roi de France, je ne veux pas qu’on moleste ainsi les filles de ma noblesse. Et c’est une indignité que ta fille soit aux mains d’un truand. Et de quel truand ! Le Royal de Beaurevers ! J’ai donc pensé que si quelqu’un au monde est capable de retrouver ce damné sacripant, ce ne peut être que toi. C’est pourquoi je te délivre. Je te rends ta place de grand-prévôt. Va, mon brave. Fouille Paris et rends-moi ta… non ! rends-moi le sacripant, afin que je le fasse tirer à quatre chevaux. En sorte…

Djinno s’interrompit et parut prêter l’oreille.

– En sorte ? demanda Nostradamus.

– Voici la réponse ! dit le petit vieux en s’élançant.

On entendait au loin le son du cor.

– Entrez là ! dit vivement Nostradamus en poussant Beaurevers dans un cabinet. Et écoutez.

Deux minutes s’écoulèrent. Puis un homme entra, précédé de deux pages, escorté de douze gardes. C’était un héraut royal. Il adressa à Nostradamus un salut et prononça :

– Moi, Superbe-Écharpe, de la part de Sa très chrétienne Majesté, Henri deuxième ; à Michel de Nostredame, salut ! Vous savez que le roi de France vous tient en estime singulière et qu’il a ordonné à son grand-prévôt de ne conserver contre vous aucune animosité ni dessein de vengeance…

– Dites au roi que je suis content de savoir le sire de Roncherolles rentré en grâce ; dites-lui que je n’ai rien à craindre du grand-prévôt. Veuille donc Sa Majesté cesser de se préoccuper ainsi du salut de ma personne ; je suffis à assurer ce salut.

Le héraut royal parut prendre acte de ces paroles. Puis :

– Vous saurez en outre que Sa Majesté et son grand-prévôt se sont mis d’accord pour retrouver une fille ravie à son père par un truand. Il s’agit de très puissante demoiselle Florise de Roncherolles. Le roi et le grand-prévôt supplient le grand Nostredame d’employer sa science à trouver les traces de cette noble demoiselle.

Nostradamus hésita un instant, puis d’une voix sombre :

– Si les recherches demeurent vaines, je trouverai, moi.

Le héraut royal s’inclina de nouveau, puis continua :

– Michel de Nostredame, vous saurez enfin que le roi…

– Cherche le truand qui a volé Florise de Roncherolles, interrompit Nostradamus. Je le sais. Je sais aussi que la tête de Beaurevers est mise à prix pour cent mille écus. Est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit le héraut étonné.

– Voici ce que le roi vous a chargé de me dire. Il me rappelle la promesse que je lui ai fait de mettre en sa présence Le Royal de Beaurevers, il me somme de tenir cette promesse.

– C’est vrai ! dit le héraut stupéfait.

– Eh bien, voici ma réponse : le 29 du présent mois, je mettrai Le Royal de Beaurevers en présence du roi Henri II…

Nostradamus eut, pour signifier que l’audience était terminée, un geste de roi. Le héraut salua très bas et sortit.

– Vous avez entendu ? dit Nostradamus en allant ouvrir à Beaurevers.

– Oui : ma tête est à prix. On recherche Florise… mais je suis là ! Moi vivant, nul ne la touchera… Cependant, il faut que j’aille lui annoncer que son père est délivré et que je ne suis pour rien dans cette délivrance.

– Attendez, croyez-moi. Attendez au 29. Florise, prévenue que son père est libre, rien ne l’empêchera de retourner aussitôt à la grande-prévôté. Dès lors, elle appartient au roi…

– Que faire ? bégaya Le Royal, ivre de fureur.

– Est-elle en sûreté parfaite, là où vous l’avez mise ?

– Oui. Oh ! oui. J’en jurerais par ma tête.

– Je ne vous demande pas où elle est. Laissez-la. Quelques jours à peine nous séparent du 29. Le 29, vous irez lui dire que son père est libre et qu’elle est, elle, délivrée du roi !…

– Oui ! gronda Le Royal. Car ce jour-là, je tuerai le roi !…

– Et moi, ce jour-là, songea Nostradamus, je dirai à Henri : « Roi de France, c’est moi qui vous tue ! Moi, l’époux de Marie de Croixmart ! Seulement, pour vous tuer, j’ai pris le bras du Royal de Beaurevers ! Mourez désespéré, car Le Royal de Beaurevers, c’est votre fils !… »

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