IV LE CERCLE MAGIQUE

– Madame, dit Nostradamus en revenant s’asseoir devant Catherine de Médicis, je sais qui vous êtes. Vous pouvez donc ôter votre masque.

Le ton était affable, la parole respectueuse. Catherine cessa de trembler.

– Les questions que vous avez à me poser sont terribles, reprit Nostradamus. Il faut que vous m’indiquiez clairement les circonstances au milieu desquelles vous évoluez. Mieux je vous connaîtrai, et plus claires seront mes réponses.

– Eh bien, oui ! dit Catherine. Je serai franche avec les Puissances dont vous êtes le représentant, afin qu’elles le soient avec moi. Mais… je suis mère ! Nostradamus, comprends-moi. Je suis venue te parler de moi ! Mais d’abord, je veux connaître le sort, l’heure, l’avenir de mon fils !…

– Votre fils ? interrogea Nostradamus. Je croyais que le roi comptait déjà quatre enfants mâles dans sa postérité.

– J’ai dit : mon fils, répéta Catherine avec une sorte d’extase farouche. Je brûle de connaître son destin.

Nostradamus tendit à la reine un parchemin et un crayon.

– Madame, dit-il, veuillez écrire en termes brefs et clairs la question que vous voulez poser au Destin.

Catherine, d’une main fébrile, traça ces mots :

– Jà, devine le sort ou heur et avenir de mon aimé fils Henri.

Nostradamus prit le parchemin et l’examina paisiblement.

– Madame et reine, dit-il, ceci est la parole matérielle. Cette phrase qui, aux yeux d’un homme ordinaire, révèle seulement l’inquiétude d’une bonne mère, possède un second sens qui est le vrai. Sachez-le ; la question la plus vulgaire trouve sa réponse magique…

Catherine écoutait. Les paroles du mage se gravaient dans son esprit. Nostradamus continua :

– La question contient quarante-cinq lettres. J’écris ces lettres autour d’un cercle. Je leur joins une progression de nombres de 1 à 45. Chacune des lettres inscrites au cercle magique est liée à son nombre, chaque nombre étant lié à son arcane…

Nostradamus présenta à Catherine la figure qu’il venait de tracer tout en parlant, puis la plaça devant lui. En même temps, il poussa devant Catherine un autre parchemin et dit :

– Écrivez, madame. Ces lettres, sur lesquelles je laisse errer mon regard vont s’arranger d’elles-mêmes pour présenter des mots dont l’ensemble constituera la réponse à votre question. Et cette réponse devra contenir exactement les mêmes quarante-cinq lettres de la question. Et tenez, oh ! je vois déjà se former un mot… non ! tout un membre de phrase… écrivez… « mais le fer d’un moine… »

La main tremblante, Catherine écrivit : « Mais le fer d’un moine… »

– Voici d’autres mots qui me sautent aux yeux… écrivez, madame… « sa vie heurte… lent… vain… »

Et Catherine, les veines glacées, traça les mots dictés :

– Hérode ! dicta Nostradamus haletant.

Hérode… écrivit Catherine de Médicis.

Nostradamus était penché sur la figure magique.

– Un mot ! Un mot encore ! murmura-t-il. Oh ! un petit mot énorme ! Trois lettres insignifiantes qui signifient puissance… voici le mot que je lis ! Écrivez, madame… « Roi… »

Un rugissement de joie furieuse monta aux lèvres de Catherine et, d’une main violente, rudement elle écrivit :

– ROI !…

Nostradamus relut rapidement les mots dictés :

– « Mais le fer d’un moine – sa vie heurte – lent – vain Hérode – roi. »

– Un seul mot, m’embarrasse, dit-il, c’est Hérode. Pourquoi Hérode ? Ce mot à part, la destinée de votre fils Henri éclate dans la phrase tracée par vous sous forme de question. Voici la réponse de l’Occulte tout entière contenue dans votre question !… « Roi lent, vain Hérode. Mais le fer d’un moine heurte sa vie  »

– Henri régnera donc ! haleta Catherine.

– Il régnera. Mais le fer d’un moine heurte sa vie !

– Ah ! qu’importe ! Je veillerai. Le fils de Catherine coulera de longs jours paisibles, sans douleur, ni crainte du fer !

Nostradamus couvrait Catherine de son regard de feu.

– Voici l’instrument de ma vengeance ! pensa-t-il. Voyons pourtant jusqu’où descend l’esprit de cette femme… Il reprit tout haut :

– Cette prédiction serait incomplète si nous ne nous renseignions sur l’avenir des deux frères qui, avant votre fils Henri, sont désignés pour régner. Je prends la dernière phrase que vous venez de prononcer, madame : « Le fils de Catherine coulera de longs jours paisibles sans douleur ni crainte du fer. » Elle contient soixante-dix lettres que j’inscris dans ce cercle, chacune avec son nombre de 1 à 70. J’en cherche la métathèse. Et tenez, madame, voici la réponse qui jaillit d’elle-même, dès nos premiers regards.

En même temps, Nostradamus traça et lut ces mots : « Si jeunes, François et Charles, double souci. Rien dû. Ils périront dans la fleur de l’âge . »

Catherine compara les lettres des deux textes, c’est-à-dire de la phrase qu’elle avait elle-même prononcée et de la métathèse qu’en avait extraite le mage. Toutes les lettres de la réponse, pas une de plus, pas une de moins, se trouvaient répétées dans la phrase prononcée.

– Ainsi, continua Nostradamus, dès leur enfance, vos deux fils François et Charles sont un sujet de souci pour vous. L’Occulte déclare que vous ne leur devez rien. Ceci veut dire que vous vous croyez exemptée envers eux de toute affection maternelle. Rassurez-vous : ils mourront jeunes et laisseront ainsi la place libre au fils de votre cœur !

Catherine se sentit fouettée par l’ironie de ces paroles.

– Sorcier, gronda-t-elle. Ne scrute pas les secrets de mon cœur !

Nostradamus dit alors ces paroles terribles :

– Si vous voulez que je serve vos projets, il faut pourtant que je sache le nom de l’homme qui a été votre amant…

– Mon amant ! murmura Catherine devenue livide.

– Oui, François et Charles sont les fils du roi, d’un homme que vous n’aimez pas. Henri, que vous adorez, est le fils d’un homme que vous avez aimé. Il me faut son nom…

– Oh ! balbutia Catherine, qui vous a livré ce secret ?

– Cette puissance ! répondit simplement Nostradamus en posant le doigt sur la rose symbolique suspendue à son cou.

– Cette puissance ! répéta machinalement Catherine.

– Dites-moi le nom de l’homme qui a été votre amant ?

– Vous insultez la reine ! bégaya Catherine en se débattant.

– Non. Je la sauve. Le nom, madame ! Dites-le !…

– Le nom de l’homme ! Non, mage ! Roi d’enfer !… Le nom !… Tu ordonneras à cette puissance de te le dire !…

Et à son tour, elle désignait la scintillante Rose-Croix.

– C’est bien ! Le nom, madame, je vais le chercher et le trouver dans ces derniers mots que vous avez prononcés !…

Et il inscrivit autour d’un cercle, avec leurs nombres, les soixante et onze lettres contenues dans cette phrase : Le nom de l’homme ? Non, mage, Roi d’enfer !… Le nom !… Tu ordonneras à cette puissance de te le dire !…

Pendant quelques minutes, Nostradamus fixa le cercle.

Puis il eut un sourire qui fit frissonner la reine, et il dit :

– Voici le nom ! Et avec le nom, la destinée du père de votre fils Henri !… Tenez, madame, ajouta-t-il en écrivant quelques mots, lisez, comparez, et vous trouverez ici la métathèse parfaite de vos propres paroles.

Catherine saisit avidement le parchemin et lut :

– « Le père de l’enfant se nomme Montgomery. Sa lance, don de Catherine, dénoue le sort du roi. »

– Montgomery ! murmura la reine atterrée.

– Ce n’est pas moi qui le dis. C’est la puissance occulte.

Mais déjà l’esprit de Catherine s’hypnotisait sur ces mots dont elle cherchait à deviner le sens exact :

« Sa lance, don de Catherine, dénoue le sort du roi… »

Sans doute, elle crut avoir compris ! Car, pour masquer l’espoir qui ravageait sa physionomie, elle se couvrit précipitamment de son voile. Nostradamus songeait :

– Voici que déjà j’ai jeté dans ce cœur la première pensée du crime ! Voici que déjà j’ai laissé tomber la graine d’où sortira la fleur empoisonnée !… Oui !… Mais il ne faut pas qu’elle me le tue tout de suite !… Je veillerai à cela !…

Cependant la reine reprenait son sang-froid.

– Si tu veux servir mes intérêts, dit-elle, je t’enrichirai.

– Madame, répondit doucement le mage, quand vos coffres seront vides, venez me trouver, et je les remplirai. Vous voyez cette table ? Elle est en or massif : c’est moi qui ai fabriqué cet or. C’est moi qui ai fondu les matières d’où sont sortis les diamants de cette croix.

– Oh ! vous avez donc trouvé ce que tant de savants ont vainement cherché !… la pierre philosophale !

Nostradamus devint pensif. Il parut avoir oublié la présence de Catherine. Et il parla comme il eût parlé pour lui-même :

– J’ai trouvé, ou plutôt l’Énigme m’a enseigné ce que les hommes trouveront dans deux ou trois mille ans. La pierre philosophale est une vérité encore cachée. Lorsque l’homme aura compris l’unique vérité, il rayera le mot mort du nombre des verbes humains. Car c’est un mot vide de sens, madame. Car tout vit, madame, et tout se survit dans l’éternité… Voilà ce que m’a appris l’Énigme…

– Êtes-vous homme ? murmura la reine. Ange ?… Démon ?…

– Je suis homme, dit Nostradamus avec une poignante mélancolie. Car la science, madame, ne m’a pas appris à triompher des douleurs du cœur. Mais la fabrication de l’or est une simple question de calcul, et ceux que vous appelez les morts peuvent accourir vers qui sait leur parler.

Catherine jeta autour d’elle un regard de terreur.

– Madame, reprit Nostradamus en s’apercevant que l’esprit de la reine était tendu à se briser, ne craignez rien. Je puis beaucoup pour les autres et bien peu pour moi-même… Vous m’avez promis de m’exposer votre situation présente…

– Oui, bégaya Catherine, parlons plutôt de moi, messire.

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