III LOYOLA.

Nostradamus tourna la tête vers celui qui l’attaquait.

– Seigneur gentilhomme, dit-il avec bonhomie, vous avez dit : crime. Vous êtes pareil à l’aveugle qui nie le soleil. Pourquoi vous faites-vous le champion de l’ignorance ? Écoutez, madame, voici un triple faisceau de lumineuses hypothèses : Le monde visible n’est que l’ombre d’un monde réel qui échappe à nos sens. Figurez-vous un homme dans une caverne et tournant le dos à l’entrée. Cet homme n’est jamais sorti de la caverne. Il ignore même qu’elle ait une entrée. Sur la muraille du fond, il voit s’agiter les ombres de tout ce qui, à l’extérieur, passe devant la caverne. Que sont ces ombres pour lui ? La seule réalité qu’il connaisse. Et pourtant ce ne sont que des ombres. La vraie réalité est hors de la caverne… Supposez maintenant que quelqu’un placé près de cet homme regarde vers l’entrée ; il verra les êtres réels qui s’agitent au dehors ; il surprendra leurs gestes. Ne connaîtra-t-il pas dès lors les ombres qui vont se reporter sur la lumière ? Et, ne pourra-t-il pas indiquer à son compagnon ce que vont être ces ombres, dans quel sens elles vont se mouvoir ?… Cette caverne, madame, c’est notre univers. Ces ombres, c’est l’ensemble de ce que nous voyons. Il est donné à de rares créatures humaines de se tourner vers l’extérieur, de surprendre la réalité positive et d’indiquer à leurs compagnons quelles ombres vont se porter sur la muraille de la vie terrestre, C’EST-À-DIRE QUELS ÉVÉNEMENTS VONT S’ACCOMPLIR.

– Et tu prétends être une de ces créatures ?… fit Loyola.

– J’en suis une, seigneur, dit simplement Nostradamus.

– Sacrilège ! rugit Loyola. Que fais-tu de Dieu !…

– Dieu, c’est le désir suprême de l’homme, la secrète espérance en une vie recommencée dans le cycle de l’éternité. Croire en Dieu, c’est désirer la perpétuation de l’homme.

– Je n’entendrai pas plus longtemps ces blasphèmes !

Et Loyola se leva. Nostradamus étendit la main vers lui :

– Seigneur gentilhomme, vous ne vous en irez pas sans emporter une preuve de ma science. Madame, aujourd’hui, à six heures du soir, une dépêche a été glissée sous la porte de ce logis. Elle m’annonçait la visite d’une dame de qualité pour onze heures. Et c’est tout. La dame de qualité, c’est vous, madame. Quant à vous, monsieur, je ne vous connais pas. Je ne savais pas que vous viendriez. Vous êtes masqué. Un ample manteau dissimule vos vêtements. Maintenant, écoutez…

Loyola se sentit frissonner.

– Monsieur, dit Nostradamus, soixante-huit ans sont écoulés depuis le jour où dans un pays montagneux, une dame de haute noblesse a éprouvé pour la onzième fois les douleurs de l’enfantement. C’était dans un château dominant le pays d’alentour. La dame voulut enfanter dans une étable, comme la Vierge, et donna à l’enfant qui vint au monde le nom d’Inigo.

– Démon ! balbutia Loyola qui, pour la première fois, sentit une inexprimable terreur se glisser jusqu’à son cœur.

– Faut-il vous dire, reprit Nostradamus, qu’Inigo de Loyola fut page du roi Ferdinand V, qu’il commandait une compagnie dans une ville assiégée par l’étranger, qu’il y reçut une blessure dont il boite encore, et qu’il se voua dès lors au culte de Jésus !… Faut-il vous dire, qu’entré dans les ordres, il a fondé une compagnie nouvelle, qu’il a imposé aux papes et aux rois cet ordre religieux qui compte maintenant des suppôts dans le monde entier ? Faut-il ajouter qu’Ignace de Loyola sentant sa mort prochaine a voulu revoir une dernière fois la France, donner ses instructions suprêmes à Catherine de Médicis, son meilleur élève, et qu’enfin Ignace de Loyola est entré dans cette maison pour me traiter d’imposteur ?…

– Venez, madame, gronda Loyola. Vous êtes en perdition.

– Je veux savoir ! murmura sourdement la reine.

– Je ne demeurerai pas dans la maison de Satan !

– Venez, messire, dit gravement Nostradamus.

Et il conduisit Loyola jusqu’à une des portes en disant :

– Adieu, messire. Bientôt nous nous reverrons.

– Jamais ! À moins que tu ne sois sur un bûcher.

Nostradamus saisit la main de Loyola, et se pencha sur lui. Dans cette minute, il était terrible à voir.

– Nous nous reverrons ! acheva-t-il. Car il faut que tu sois puni des malheurs que ta méchanceté a jetés dans la vie d’un innocent. Souviens-toi de Tournon !…

Nostradamus se tourna vers le petit vieux qui était là :

– Escorte cet homme, dit-il. Fais-lui honneur. Il m’appartient !

Loyola plia sous cette rafale de haine qui tombait sur lui. Quand il se redressa, il ne vit plus que le petit vieillard qui lui montrait le chemin.

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