II LES DEUX FILS DU ROI

François, héritier de la couronne, était un jeune homme d’environ vingt-quatre ans. Henri, Duc d’Orléans, deuxième fils du roi, époux de Catherine de Médicis, n’avait pas atteint son vingtième printemps. Ils avaient tous deux cette élégance native de la race des Valois à son apogée. Ils étaient également beaux. On eût cependant observé chez François plus d’orgueil violent, et chez Henri plus de douceur cauteleuse.

C’étaient deux insatiables chercheurs d’aventures amoureuses, s’aidant quelquefois, cherchant le plus souvent à se voler l’un à l’autre leurs conquêtes, sceptiques, insoucieux des déshonneurs qui naissaient sous leurs pas.

– Écoutons encore ! murmura le roi souriant.

– Mon frère, disait Henri, vous êtes le premier du royaume après le roi. Aujourd’hui, je ne suis que le fils du roi. Quand vous régnerez, je ne serai que le frère du roi. Ah ! comment pouvez-vous me disputer le pauvre bonheur d’aimer cette fille ?

– En amour, Henri, chacun pour soi et le Diable pour tous ! N’avez-vous pas cette fleur magique venue d’Italie ? Vous aimez cette petite Marie ? Mais je l’aime aussi, moi ! Mort-diable, je la disputerai à quiconque, l’épée au poing, s’il le faut !

– Enfer ! murmura Henri, plutôt que de vous céder Marie…

– Eh bien ! que ferez-vous ? gronda François.

Les deux frères se jetèrent un regard de haine.

– Le roi ! cria Albon de Saint-André.

– Le roi ! murmurèrent les deux frères en se retournant.

– Jour de Dieu ! fit joyeusement François Ier en s’avançant. Voici qu’on se dispute à propos d’un jupon ? Silence ! Allons, qu’on s’embrasse à l’instant et qu’on fasse la paix !

François et Henri se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Mais sans doute le baiser qu’ils échangèrent ressemblait à une morsure de haine, car le père pâlit.

– Enfants, dit-il. Deux frères qui se veulent le mal de mort pour une fille ? Eh ! morbleu, tirez-la au sort ! Est-elle jolie, au moins ?

– Ah ! sire. Figurez-vous une admirable chevelure de madone blonde, des lèvres vermeilles comme une grenade…

– Des yeux bleus, ajouta François, si bleus que, près de ces yeux-là, l’azur du ciel semble moins pur…

– Holà ! cria le roi en riant. Je connais cette antienne. Assez, ou vous allez me forcer à me mettre sur les rangs !

Les deux princes frémirent. Car il était arrivé que François Ier les avait mis d’accord en jouant le troisième larron. Roncherolles gronda à l’oreille du dauphin :

– Et l’arrestation, monseigneur ! Si vous n’arrêtez pas l’homme, la belle vous échappe !

Albon de Saint-André pâlit de s’être laissé devancer.

– Sire, dit le dauphin, deux serviteurs de Votre Majesté, le comte de Saint-André et le baron de Roncherolles, après la bagarre d’hier, ont fait bonne garde. Menant une ronde place de Grève, ils ont vu un certain Renaud, se livrer à une besogne peut-être démoniaque et à coup sûr criminelle. Il faut que cet homme soit arrêté, jugé, condamné. Sire, un ordre de vous, et cet homme meurt !…

– Encore des histoires de sorcellerie ! grommela le roi. Elles nous réussissent bien !… Croixmart en sait quelque chose.

– Sire ! s’écria Henri. Cet homme a été vu enlevant les ossements de la sorcière brûlée hier.

– Eh bien ? fit le roi d’un ton bourru.

– Sire, il faut arrêter ce Renaud, et lui faire son procès.

– Non pas, par la mort-dieu ! Assez de procès en sorcellerie. Hier, nous avons eu une émotion qui a failli tourner à la sédition. Mes enfants, apprenez à sourire au lion, afin de le mieux dompter. Paris nous a dit hier qu’il ne veut pas qu’on lui brûle ses sorciers et ses sorcières.

François et Henri se regardèrent. Roncherolles et Saint-André soupiraient de rage. Le roi se dirigea vers la porte. La main sur le bouton de cette porte, il se retourna, la figure soudain assombrie :

– Amusez-vous, enfants, amusez-vous comme s’est amusé votre père. Croyez-en votre roi ! Prenez garde de mettre un remords dans votre vie ! On voit une fille, on la trouve jolie, elle succombe… et on l’oublie ; alors, on croit que c’est fini ! Dix ans, vingt ans plus tard, un spectre éploré s’en vient rôder autour de vous. Alors, on s’aperçoit que ce spectre, c’est celui de la fille qu’on a cru oublier ! Alors, en entend des imprécations monter de quelque tombe solitaire, et on se dit : Je suis maudit !…

Saisis d’une sorte d’effroi, pâles, les deux princes écoutaient…

– Tout est perdu ! dit Henri. La fille nous échappe !

– Rien n’est perdu, dit tranquillement Roncherolles.

– Sans aucun doute ! se hâta d’ajouter Saint-André. Puisque le roi refuse de faire arrêter l’homme…

– Eh bien ! cria Roncherolles, nous le ferons disparaître !

– Vous vous en chargez ? haletèrent les deux princes.

– Nous nous en chargeons !

Les deux royaux sacripants furent rassurés. Et, la jalousie se déchaîna en eux. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre.

– Suivons-nous le conseil du roi ? haleta François.

– Lequel ? grinça Henri. Celui de craindre le remords ?

– Non, rugit François, celui de la tirer au sort !

– J’allais vous le proposer ! gronda Henri furieusement.

– Des dés ! hurla François.

– En voici ! dit Saint-André.

Albon tira de dessous son manteau un cornet de cuir comme en portaient toujours les joueurs. Au moment où il allait y ajouter les dés, Roncherolles en jeta sur la table et dit :

– Tu fournis le cornet, moi les dés ; chacun son apport.

– Et chacun sa part. C’est juste, dit Saint-André.

– Qui commence ? fit Henri dans un grondement de fauve.

– Moi ! râla François. Par droit d’aînesse !

– Soit ! rugit Henri dont le regard flamboya d’envie.

François saisit les dés, les jeta dans le cornet, les agita.

– Convenons d’un règlement d’honneur, reprit Henri.

– C’est vrai ! grinça François. Soyons gens d’honneur.

– Celui qui aura perdu devra prêter ce soir aide et assistance loyales à l’autre. Cela vous convient-il ? Jurez !

– Je jure !…

Les deux frères, un instant, gardèrent le silence. François secoua les dés. Mais Henri l’arrêta :

– Celui qui aura perdu devra renoncer à jamais à la fille et ne jamais entreprendre contre elle. Jurez !

– Je jure, gronda François. Jurez aussi, vous !

Henri répéta le serment.

François agita le cornet, les dés roulèrent sur la table.

– Trois ! cria Saint-André.

François eut un rugissement de rage ; il avait amené un et deux, c’est-à-dire qu’il avait toutes les chances possibles de perdre, chaque dé portant six numéros, de un à six.

– C’est bien, dit François ; je crois que j’ai perdu.

Henri, à son tour, jeta les dés sans regarder, avec un sourire de triomphe. Dans cet instant même, Roncherolles disait :

– Deux !… Ah ! monseigneur, voilà un triste coup de dés.

François jeta un hurlement de joie ; Henri, hagard, mordit la main qui avait agité le cornet et râla :

– Malédiction !

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