Au bord de la route, l’auberge solitaire dressait sa façade de vieille pierre grise, au long de laquelle grimpait un escalier extérieur ; elle avait sa porte sur perron, avec une enseigne montrant trois grues sur la berge d’un étang.
La porte s’ouvrait sur une vaste salle dont le vide est mal déguisé par quelques mauvaises tables, une douzaine de lourds escabeaux en chêne, deux ou trois images clouées aux murs, le tout sous un plafond à poutres enfumées. La seule gaieté de cette salle est l’immense cheminée au fond de laquelle des branches de sapin pétillent, accompagnant les mugissements du vent et le crépitement de la pluie.
Sous la cheminée, cette nuit-là, quatre compagnons avaient tiré une table autour de laquelle ils s’étaient assis. Leurs manteaux fumaient devant la grande flamme, étalés sur des escabeaux. Ils étaient dépenaillés, crottés, leurs buffles déchirés et ils étaient formidables, avec leurs longues rapières et leurs dagues, passées à la ceinture, sans gaine.
– Quel temps, messieurs, quel temps ! dit Trinquemaille.
– C’est à croire que la Garonne nous asperge, dit Strapafar.
– C’est lou délouze ouniversel, dit Corpodibale.
– Ya. On tirait gu’il bleut, dit Bouracan.
Trinquemaille était Parisien, onctueux, avec une mine de rongeur. – Strapafar, fils d’Espagnol, était Languedocien ou Gascon, ou Provençal, étant né en route pendant une randonnée de ses père et mère. Il avait l’échine souple et le museau pointu, les yeux astucieux. – Corpodibale était Piémontais. Il avait toutes les qualités du loup à jeun. – Bouracan était un transfuge de l’armée de Charles-Quint, qui avait ensuite déserté l’armée française. Il était puissant et bête comme un dogue.
Leurs oreilles étaient tendues vers les bruits du dehors ; et cependant, du coin de l’œil, ils surveillaient un quartier de porc qui tournoyait devant la flamme. Bientôt le quartier de porc fut dépecé en quatre parts dont chacun saisit la sienne, qu’il se mit à dévorer en l’arrosant de larges rasades d’un vin contenu dans une outre. Seul, Trinquemaille s’aidait de sa dague ; chacun, à son tour, saisissait l’outre.
Un grand gaillard, assis, les regardait de loin ; c’était l’hôte.
– C’est exquis, palsambleu ! dit Trinquemaille, mais ne vaut pas le pâté de la Devinière, tenue actuellement par Landry Grégoire.
– C’est superbe, vivadiou ! dit Strapafar, mais cela ne vaut pas la brandade que je m’offris chez moi un vendredi saint.
– C’est très bon, porco-dio ! dit Corpodibale, mais qu’est-ce auprès de la polenta dura que je faisais dans le bon temps.
– Ya, sacrament ! dit Bouracan, c’être juteux, mais le saucisse de Vrancvort il être mieux ponne.
Tout à coup, un coup violent ébranla la porte. L’hôte assis près de cette porte se leva. Les quatre compagnons étaient déjà debout, la dague au poing.
– Messieurs, dit l’hôte, dois-je ouvrir ?
– Nous n’avons pas entendu le coup de sifflet, répondit Trinquemaille. Le voyageur qui passe, ne peut entrer ici.
– Roland de Saint-André nous a dit de n’ouvrir que si nous entendions son sifflet, ajouta Strapafar.
– Ouvrez ! cria une voix du dehors.
Cette voix impérieuse fit tressaillir les quatre malandrins. L’hôte avait chancelé.
– Oh ! murmura-t-il, quelle faiblesse s’empare donc de moi ? Non, non ! hurla-t-il, je n’ouvrirai pas !
La voix du dehors ne se fit plus entendre. Mais les quatre compagnons stupéfaits virent l’aubergiste porter une main tremblante sur la barre de fermeture. Puis, le visage décomposé, il se mit à manœuvrer les verrous pour ouvrir ! Il y eut quatre hurlements :
– N’ouvrez pas, palsambleu !
– N’ouvrez pas, vivadiou !
– N’ouvrez pas, porco-dio !
– N’ouvrez pas, sacrament !
– Je n’ouvre pas ! Je ne veux pas ouvrir ! bégaya l’hôte.
Et, en même temps, il laissa tomber la barre de fer ; la porte s’ouvrit toute grande, deux hommes ruisselants entrèrent. Les quatre s’élancèrent, en jurant, la dague haute… Celui des deux voyageurs qui marchait le premier, tout d’un coup, se tourna vers les quatre assaillants. Ils s’arrêtèrent. L’homme étendit le bras, les quatre commencèrent à reculer, muets… L’homme laissa retomber son bras, sourit, et, cessant de s’occuper d’eux, se tourna vers l’hôte :
– Une chambre pour moi, dit-il ; une place à l’écurie pour mon cheval. Va, ne crains rien. Tu seras bien payé.
Cette fois, l’accent du voyageur avait une étrange douceur.
L’aubergiste s’inclina et s’occupa de placer à l’écurie le cheval du voyageur. Cependant, celui-ci donnait à son compagnon quelques ordres à voix basse. Ce compagnon, sortit, remonta à cheval et reprit la route de Paris…
À ce moment, l’aubergiste rentra, cadenassa et verrouilla la porte, puis, allumant un flambeau, conduisit le voyageur à une chambre du premier étage. Puis, tout étourdi encore, il revint prendre sa place près de la porte.
Sous le manteau de la cheminée, autour de la table, les quatre malandrins avaient rapproché leurs têtes blêmes.
– Cet homme, dit Bouracan, est plus fort que l’empereur Charles.
– Ce n’est pas un homme, dit Strapafar, c’est un vampire sorti de la tombe. Avez-vous vu son visage ?
– Messieurs, fit Trinquemaille, ceci est l’aventure la plus étrange que j’aie vue de ma vie. Homme ou démon, la voix de ce voyageur a suffi pour forcer l’hôte à ouvrir.
– Et à nous faire reculer, ajouta Corpodibale.
Ils étaient livides. Ils se tâtaient du regard, Strapafar, enfin, reprit :
– Vivadiou, je propose de sortir de cette auberge et de tout raconter au seigneur de Saint-André qui se morfond à attendre sa belle.
– Ya ! dit Bouracan, sortons.
– Je pense, moi, que nous devons prendre nos chevaux, gronda Corpodibale, planter là le Saint-André et rentrer à Paris.
– Messieurs, fit doucement Trinquemaille, songez que la demoiselle Florise de Roncherolles va passer avant peu, qu’il s’agit de la saisir et de la remettre au jeune Saint-André, lequel nous comptera cent beaux écus.
– C’est vrai, interrompit Strapafar, mais je me repens d’avoir entrepris cette expédition. Songez que Florise c’est la fille de Gaëtan de Roncherolles. Le prévôt de Paris !
– Ya ! fit Bouracan. L’homme qui pend. Allons-nous-en !
– Porco-dio ! grogna Corpodibale. Si vous parlez ainsi, je vous dirai que le maréchal de Saint-André est le père du jeune seigneur qui nous paye pour enlever Florise. Il est aussi puissant que le Roncherolles. Si le fils lui raconte qui nous sommes, nous serons tirés à quatre chevaux. Et pourtant, je ne veux pas demeurer dans cette auberge. La proposition de Strapafar me paraît la meilleure. Sortons. Nous attendrons le passage de la demoiselle.
– Messieurs, reprit Trinquemaille, le jeune Saint-André nous a ordonné d’attendre ici son coup de sifflet. Ne bougeons pas. Mais défendons-nous contre les maléfices de ce voyageur par une prière à saint Pancrace et à la Vierge, que nous ferons précéder d’un bon Pater.
– Té, j’y pensais, grommela Strapafar. Mais j’ai oublié mes prières.
– Anch’io, dit Corpodibale.
– Le brière, dit Bouracan, il être sorti de mon mémoire.
– Vous n’aurez qu’à répéter après moi.
L’hôte s’était rapproché et suivait ce débat avec intérêt.
– Monsieur a raison, dit-il. Prions ! C’est le seul moyen d’exorciser ma pauvre auberge où loge Satan cette nuit !
Et il tomba à genoux. Trinquemaille l’imita aussitôt. Puis, après une hésitation, les trois autres s’agenouillèrent aussi.
La flamme de la cheminée s’était éteinte. La grande salle n’était plus éclairée que par la lueur fumeuse d’une torche. Dans ce décor sinistre, les cinq sacripants étaient agenouillés.
Il y eut trois prières : le Pater, puis une invocation à saint Pancrace, puis une invocation à la Vierge. Le tout fut suivi de nombreux signes de croix. Et alors l’hôte plus tranquille retourna près de la porte.
Les quatre bandits reprirent place autour de la table ; Bouracan jeta dans l’âtre une nouvelle brassée de bois mort, et les mâchoires recommencèrent à mastiquer.
– Je ne suis pas fâché d’avoir vu le diable, fit Strapafar. C’est égal, j’en ai la petite mort.
– Messieurs, reprit Trinquemaille, nous n’aurions pas eu peur si nous avions eu avec nous quelqu’un que vous savez.
– Vé ! s’écria Strapafar, j’allais le dire. Ah ! vivadiou, avec lui, je ne craindrais ni Dieu ni diable.
– Ya, grogna Bouracan. Nous afre tout berdu en le berdant.
– Porco Dios ! ajouta Corpodibale, quand il était à notre tête, quel ennemi aurait pu nous résister ?
– Quels coups ! Ses yeux jetaient des éclairs !
– Il être plus fort que l’embereur Karl ! dit Bouracan.
– C’est le roi des batailles ! dit Strapafar.
– C’est le tonnerre di Dios ! gronda Corpodibale.
– C’est le Royal de Beaurevers, dit Trinquemaille.
À ce moment, de nouveau, on heurta à la porte, et une voix cria :
– Ouvrez !…