IV LE VOYAGEUR INCONNU.

– N’ouvrez pas ! hurlèrent les quatre compagnons, debout.

– Je n’ouvre pas, dit l’hôte. Cette fois, bien que rude, c’est une voix humaine qui parle, allez au diable.

– Tudieu ! Tudiable ! vociféra la voix. Ouvre, hôtelier ! ou j’incendie ta bicoque et je t’y fais rôtir !

– Saint-André n’a pas sifflé, observa Trinquemaille. Quels coups ! Quel vacarme !

– Vivadiou, le brigand ! Il va démolir la porte !

Le voyageur qui frappait assénait, en effet, de rudes coups. En même temps, il rugissait une kyrielle de jurons.

– Dio-sapone, la madona lavandaia ! tonna Corpodibale. Si la piccola Florisa elle passait en ce moment, et qu’il signor Saint-André il siffle, nous serions gênés dans notre besogne.

– Il a raison ! Il faut nous débarrasser de l’enragé !

– Une sortie ! dit Trinquemaille. Messieurs, en avant !

– Ya Forwertz.

En un clin d’œil, la barre de fer fut arrachée ; ils se ruèrent ; les verrous furent repoussés ; la porte battit ; un furieux coup de vent éteignit la torche ; les quatre dagues se levèrent… Dans le même instant, quatre hurlements se succédèrent… les quatre bandits rentrèrent en désordre, effarés… Corpodibale cracha deux dents ; Trinquemaille cherchait à reprendre son souffle coupé par une main qui avait failli l’étrangler ; Strapafar avait roulé sur le perron ; Bouracan frottait sa poitrine à demi défoncée.

– Il n’y a que lui, hurla Corpodibale, pour démantibuler une mâchoire !

– Le Royal de Beaurevers ! gronda Trinquemaille.

– Lui-même, mes agneaux !… Strapafar et Bouracan, aidez Brabant à descendre de cheval et amenez-le-moi ici ! Corpodibale, du feu ! Trinquemaille, tu refermeras la porte !

Ils se précipitèrent. Le jeune homme entra, tout ruisselant, marcha à la table, saisit l’outre, en but une terrible lampée, jeta l’outre, et se retourna, la physionomie décomposée par la rage :

– Pouah ! L’ignoble vinasse ! Du vin ! Et du bon ! Vous autres, truands de basse truandaille, vous saurez ce qu’il en coûte pour laisser aboyer dehors Le Royal de Beaurevers !

– Capitaine, dit Trinquemaille, nous ne savions pas…

– Il faut savoir quand il s’agit de moi ! hurla le jeune homme en enfonçant sa dague dans la table.

Trinquemaille se courba devant Le Royal. Corpodibale, Bouracan, Strapafar le contemplaient avec admiration.

– Aubergiste ! Une chambre. Le meilleur lit. Et du vin. Le meilleur de ta cave. En route, vous autres. Soutenez-le par les jambes et les bras. Mon pauvre Brabant va trépasser !

Le vieux Brabant, introduit dans la salle par Bouracan et Strapafar, venait de perdre connaissance. L’hôte, en tremblant, montra le chemin. Le mourant fut déposé sur un lit dans une pièce du premier étage. Puis l’aubergiste courut chercher du vin.

– Attendez-moi en bas. J’ai à vous parler, mes agneaux, grogna Le Royal. – Hé ! Brabant, tu n’entends pas ? As-tu soif ? Avale une gorgée de ce nectar !

Le blessé avait la bouche entr’ouverte. Le Royal contempla cette tête livide. C’était un bandit, ce mourant. Il avait volé, pillé, tué…

– Je lui dois la vie ! pensa Le Royal. Il a été mon père.

Il tressaillit. Un sourire amer découvrit ses dents aiguës.

– Un père ! dit-il. Est-ce que j’ai un père, moi !

À ce moment, à la porte restée entrebâillée, une tête exsangue se montra… C’était le voyageur inconnu…

Pourquoi venait-il voir et écouter ?…

– Si j’ai un père, continua Le Royal, qu’il soit maudit ! C’est toi, vieux, qui es mon vrai père. As-tu soif ?

Il saisit la bouteille que l’aubergiste avait montée et en plaça le goulot dans la bouche du blessé. Le vin coula et se répandit jusque dans le cou. Brabant parut reprendre ses sens.

– Il revient ! murmura le jeune homme.

Brabant eut un sourire héroïque et bégaya :

– Oui, je reviens, mais pour m’en retourner bientôt…

– Non ! Je ne veux pas, moi. Tu ne mourras pas…

– Moi aujourd’hui, toi un autre jour, il faut y passer. Ma carcasse aux vers, mon âme au diable, n, i, ni, c’est fini.

Le visage de Beaurevers se convulsa. À ce moment même, le regard du moribond se fixa sur la porte, et s’emplit d’épouvante.

– La Mort ! balbutia-t-il. La voici ! Là ! Regarde !

Le Royal se retourna et bondit, mais il ne vit qu’un palier obscur, avec en face, une autre porte close.

– Il n’y a rien, dit-il en revenant. Tu as rêvé.

– Rêvé ? Oui-da. Le rêve commence… Il y avait quelqu’un avec un visage où il ne doit pas y avoir une goutte de sang !

La voix devenait plus rauque. Il éclata de rire.

– Tudiable, qu’est-ce que je vois à tes yeux. Une larme ? Non, tu n’es plus mon lion, mon Royal de Beaurevers. Pleurer ? Pleurer quoi ? Allons, mon enfant, sois ferme ; n’aie Confiance qu’en ton bras et ton épée ; frappe, mords, pille, sans quoi tu seras frappé, mordu, pillé ; du cœur ? sornette ! Adieu, je m’en vais. Écoute encore, avant l’adieu de la fin. Qui tu es ? Tu me l’as souvent demandé. Je vais te le dire… Oh ! encore ! la mort ! là ! qui me regarde ! à cette porte !…

Le Royal de Beaurevers, vivement, se tourna vers le point indiqué. Mais cette fois encore il ne vit rien.

– Attends, gronda-t-il. Tu ne verras plus la tête où il n’y a pas une goutte de sang.

D’un coup de poing, il envoya rouler le flambeau, qui s’éteignit. Les ténèbres envahirent la chambre.

– Bon ! jura Brabant. Écoute donc, mon petit.

L’agonisant, là, sur ce grabat, ce jeune homme penché sur lui, l’obscurité les coups de vent, oui, cela faisait une scène effrayante ! Et là, derrière la porte, il y avait quelqu’un ! Le mourant avait bien vu ! Et ce quelqu’un, c’était le voyageur inconnu.

Brabant râlait. Sa mémoire s’enfonçant à l’éternel chaos. Ce qu’il savait se mêlait aux imaginations de l’agonie.

– Sais-tu à qui je devais te remettre quand je te pris tout petit, pauvre lionceau encore sans griffes ?…

– Tu devais me remettre à quelqu’un ?…

– Oui, ricana Brabant. Au bourreau !

– Et pourquoi m’aurais-tu remis au bourreau ? Ai-je donc été criminel dès l’instant où j’ai mis le pied dans le monde ?

– Pourquoi ? Tu es fils d’une démoniaque qui fut mise au Temple parce qu’elle avait fait des maléfices d’amour contre le dauphin François et M. Henri, duc d’Orléans. Seul, le maléfice contre le dauphin réussit, car peu après il mourut à Tournon. Quant à Henri… Ah ! tudiable ! voici que je m’affaiblis…

– Le nom de ma mère ! hurla Beaurevers.

– Ta mère ?… Ah ! oui… ta mère, le Temple… le cachot où tu es né… Oh ! je… Adieu… ta main…

Le mourant fut agité d’une effrayante secousse. Un peu de sang moussa aux coins des lèvres.

– Je ne veux pas que tu meures ! rugit Le Royal.

– Souviens-toi de celui qui m’a tué, bégaya Brabant.

– Il mourra de ma main ! grinça Le Royal. Nostradamus ! C’est bien ce nom que tu as dit ?

– Le voici ! cria le mourant dans une déchirante clameur. Il se souleva, puis retomba sans un souffle.

La chambre était pleine de lumière. Beaurevers se retourna pour la troisième fois et, cette fois, se vit en présence d’un homme qui entrait, un flambeau à la main.

– C’est toi Nostradamus ! vociféra Beaurevers.

– C’est moi ! répondit le voyageur avec un calme terrible.

– Tu vas crever ici ! J’enterrerai ta carcasse avec celle de mon pauvre Brabant.

Beaurevers, d’un geste brusque, tira sa dague et la leva.

– Tu ne me tueras pas, dit Nostradamus. Car je sais ce que cet homme allait t’apprendre lorsque la mort a scellé ses lèvres : je sais qui est ta mère !

Le bras de Beaurevers retomba. Un instant, le voyageur le contempla.

– Tu sais cela ? gronda le jeune homme.

– Tu es né dans un cachot du Temple, continua Nostradamus. Je sais toute l’histoire de ta mère. La fatalité t’a amené ce soir en cette auberge, où la rafale m’a obligé moi-même à chercher un abri. Tu ne me tueras donc pas.

Beaurevers considérait cet homme au visage livide dont les traits, à ce moment, étaient bouleversés par la fureur. Un double éclair jaillit de ses yeux, tandis que sa voix avait les grondements du tonnerre lointain.

– Qui êtes-vous ? bégaya le jeune homme en reculant.

– Qui je suis ?… Celui qui connaît le nom et l’histoire de ta mère. Je te dirai l’un et l’autre. Je suis celui qui connaît le nom et l’histoire de ton père.

– Mon père ! haleta Beaurevers.

– Tu sauras son nom ! Veux-tu toujours me tuer ?

– Non ! par l’enfer ! Car pour connaître mon père et lui dire que je le hais, moi l’enfant abandonné, moi qu’on a livré au bourreau, pour avoir la joie de cracher ma haine au visage de celui qui est mon père, je consentirais à vendre mon âme à Satan et mon corps à ce bourreau.

Nostradamus écoutait avec un sourire tragique.

– Bien, dit-il. Cette joie tu me la devras. Et après tu pourras me tuer si tu veux. Car, lorsque je t’aurai donné cette joie à toi, je n’aurai, moi, plus rien à faire parmi les vivants.

– Je vous crois ! Je ferai ce que vous voudrez. Et pourtant, je vous hais, vous aussi. C’est vous qui avez tué mon vieux Brabant. C’est vous qui m’avez forcé de reculer. Quand je n’aurai plus besoin de vous, je vous tuerai.

– Tu es tel que je n’eusse osé l’espérer. Nous nous reverrons.

– Où cela ? demanda avidement Le Royal.

– Je saurai bien te retrouver. Adieu. Tu m’as demandé ce que je suis. Eh bien ! je suis le génie des vengeances inscrites au livre du destin. Pour toi, je suis la Fatalité. Un mot encore : Tu es pauvre… Veux-tu de l’or ?

Nostradamus entraîna le jeune homme jusqu’à sa chambre. Là, il ouvrit son porte-manteau. Ce porte-manteau était bourré de pierres précieuses et de pièces d’or. Le truand pâlit. Nostradamus sourit et dit :

– Prends là ce qu’il te faut. Prends tout, si tu veux.

Le Royal de Beaurevers fit le tour de la pièce en frappant du pied, revint se planter devant l’opulent voyageur.

– J’ai mieux que votre or ! grinça-t-il. J’ai mieux que vos émeraudes, que vos diamants !

– Et qu’as-tu donc ? fit Nostradamus avec le même sourire.

Le Royal, d’un geste foudroyant, leva sa dague et la laissa retomber à toute volée sur la table où elle s’enfonça en vibrant.

– Voilà ! dit-il. Je vous laisse ce poignard. Je vous le reprendrai pour vous tuer. Adieu. Pour me revoir, venez à la Cour des Miracles et demandez-y le maître de la Petite-Flambe, l’homme que le grand prévôt, messire de Roncherolles, a juré de pendre de ses propres mains… c’est moi !

Au nom de Roncherolles, le voyageur tressaillit.

– C’est bien, dit-il d’un accent rude. Ton nom, à toi ?

– Le Royal de Beaurevers ! dit le jeune homme.

Il rentra dans sa chambre et s’approcha du cadavre.

– Rassure-toi, gronda-t-il. C’est juré. Cet homme mourra de ma main. Tu peux bien prendre un peu patience…

À cet instant, un coup de sifflet, au dehors, le fit tressaillir…

Nostradamus avait éteint son flambeau, et s’était assis près du porte-manteau entr’ouvert. Il tremblait.

– Le fils de Marie, gronda-t-il. Ainsi donc, c’est l’enfant de celle que j’ai tant aimée, que le Destin place sur ma route pour me servir d’instrument ! C’est l’enfant de Marie que je condamne à la plus hideuse destinée en l’acceptant comme l’instrument que m’envoient les esprits supérieurs ! Et parce qu’il est le fils de Marie, mon misérable cœur d’homme s’émeut !… Allons, allons, pas de faiblesse… Pas de grâce pour le fils de Marie !… Car cet enfant, c’est le fils d’Henri II, roi de France !…

Tout à coup, ce même coup de sifflet qu’avait entendu Le Royal arracha Nostradamus à sa méditation. Il marcha jusqu’au palier, se pencha sur la rampe de l’escalier, et vit Beaurevers qui descendait vers la salle commune.

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