Il y avait quelqu’un qui devait tout à Henri, et qui, à sa mort, eût dû pleurer des larmes de sang. C’était Jacques d’Albon, comte de Saint-André, maréchal de France. Le grand favori du roi !
Lorsque le bruit se répandit que le roi allait mourir, Saint-André sentit que la terre allait lui manquer sous les pieds.
Il avait été l’un des adulateurs de Diane de Poitiers. Il avait humilié Catherine de Médicis autant de fois que cela avait été nécessaire à son crédit, c’est-à-dire tous les jours. Au moment où tous les regards étaient fixés sur le blessé qu’on plaçait sur une civière pour le transporter au Louvre, Saint-André fixait les siens sur Catherine de Médicis. Il était tout prêt à se faire le premier chevalier servant de la reine si celle-ci lui faisait signe.
Lorsque le brancard s’ébranla, Catherine de Médicis regarda autour d’elle pour reconnaître ses amis et ses ennemis, imposer du premier coup son autorité de régente.
– Messieurs, dit-elle, suivez-moi au Louvre, où je vais assembler le conseil. Monsieur le Maréchal, vous attendrez mes ordres en votre hôtel.
Saint-André se mit en route vers les Fossés-Mercœur, suivi de ses écuyers, précédé de ses pages, escorté de ses gardes. Il songeait :
– Il va pleuvoir du sang, et peut-être de l’or. Les Guise ont besoin de moi, Montmorency a besoin de moi ; je leur proposerai une alliance, et peut-être pourrai-je… Oh !… mais qu’est-ce que j’éprouve donc ?…
Il avait pâli soudain. Un mystérieux malaise s’emparait de lui. Machinalement, il se retourna, et, à dix pas derrière ses gens, il vit un homme de haute stature, monté sur un cheval noir, enveloppé d’un manteau noir.
Saint-André ne prêta qu’une médiocre attention à ce cavalier. Son malaise se dissipait, d’ailleurs. Il songea :
– Il faut que je mette tout cela à l’abri, dès cette nuit. Bon ! j’en profiterai pour compter un peu et voir au juste ce qui manque du dernier million…
Prétexte ! Saint-André savait le compte à un ducat près. Saint-André savait qu’il ne trouverait pas de coffre plus sûr que celui qu’il avait imaginé. Prétexte pour contempler l’or.
En mettant pied à terre dans la cour de son hôtel, il riait, et… Un fracas retentit dans sa tête. Tout ce bruit qu’il avait entendu déjà une nuit sur le pont-levis de la rue Froidmantel. Puis tout se tut, et une voix, la même qu’il avait entendue aussi, hurla :
– Renaud ! Renaud ! Renaud !
Saint-André jeta autour de lui des yeux de folie, et ne vit que ses gens d’armes qui, à grand bruit rentraient leurs chevaux aux écuries.
Subitement, l’hallucination disparut. Devant le porche de l’hôtel, le cavalier noir attachait son cheval.
Saint-André descendit dans les caves sans plus tarder. Devant le coffre, il s’arrêta. Il songeait :
– Mon fils est mort. À ma mort, j’eusse été forcé de lui laisser mon or. Moi mort, ma fortune aux mains de Roland eût fondu comme une neige de printemps. À qui laisserai-je cette fortune ? La mort de Roland a sauvé mes millions. À qui la laisserai-je ? Si le roi avait vécu… Non, tout compte fait, Henri ne méritait pas, si j’étais mort avant lui, d’être mon héritier. Il eût tout dépensé. Suis-je avare ? Non. J’ai honorablement tenu mon rang. À qui laisserai-je tout cela en mourant ? C’est ma vie. Dois-je donc laisser ma vie à quelqu’un ? Non, non, de par Dieu ! À personne ! Je ne laisserai mon or à personne !…
Il alla s’assurer qu’il avait bien fermé la porte du caveau.
Il approcha une table. Sur la table, il y avait une balance. Il y avait trois coffres. Il ouvrit le premier.
Un instant, il tint dans ses mains le couvercle levé, plongeant des yeux hagards à l’intérieur. Puis il laissa retomber le couvercle. Il demeura quelques instants immobile.
Puis il ouvrit le deuxième coffre.
Et il demeura hébété, la bouche et les yeux grands ouverts.
Précipitamment, il rouvrit le premier coffre.
Il laissa les deux couvercles rabattus et murmura quelques mots indistincts. Il souffrait atrocement.
Il eut alors un geste pour ouvrir le troisième coffre. Il s’y reprit à trois fois, et lorsqu’enfin il eut jeté un seul regard à l’intérieur, lorsqu’il vit que ce coffre était vide comme les deux premiers, lorsqu’il fut certain de son malheur, il demeura immobile, pétrifié, l’œil dilaté. Cela dura quelques secondes, et brusquement, sans un cri, l’avare tomba à la renverse, foudroyé.
Promptement, Saint-André revint au sentiment : quelqu’un lui faisait respirer un puissant révulsif qui, sans doute, lui évita l’apoplexie. L’avare eut un frémissement de terreur, il se releva d’un bond, se rua à l’armoire de fer, la ferma à toute volée, et se campa, le dos à la porte, le poignard à la main… L’inconnu se mit à rire.
– Avez-vous donc peur que je vous vole ? dit l’homme.
– Qui êtes-vous ? rugit Saint-André. Et comment avez-vous pu entrer ici ?
L’homme laissa tomber son manteau.
– Nostradamus ! râla Saint-André.
– Oui, dit Nostradamus. Ne vous attendiez-vous pas à me voir ?
Saint-André claquait des dents. Pourtant la nécessité de supprimer cet homme, qui avait surpris le secret de son trésor et de l’entrée des caves, lui apparaissait urgente. Le trésor !… Avait-il donc oublié que les coffres étaient vides ?… Son poignard dans sa main, il se ramassa… et se rua en hurlant :
– Nostradamus du diable, c’est ici ta dernière diablerie !
Un effroyable cri d’agonie lui échappa et le poignard tomba de sa main endolorie ; il éprouva l’impression d’un choc contre un mur invisible. En réalité, il y avait eu arrêt brusque de son élan.
Déjà il oubliait sa vaine tentative. Il ramassa l’arme.
– Je veux savoir comment tu es entré ici !
– C’est vous qui m’avez ouvert la porte. Je vous ai rejoint là-haut, et je vous ai ordonné de ne pas me voir. Vous avez obéi, puisque je suis là depuis le moment où vous avez ouvert vos coffres.
– Alors, vous avez vu mes coffres ?
– Je les ai vus, et, comme vous, j’ai vu qu’ils sont vides.
– Vides ? bégaya l’avare frappé d’horreur.
Il bondit à l’armoire, l’ouvrit, souleva les couvercles. Et alors, il se retourna vers Nostradamus, les traits décomposés.
– Vides ! murmura l’avare en baissant la tête. C’est bien vrai. Mes coffres sont vides. Et je vis ?…
Il souffrait en cette heure ce qu’une vie de désespoir peut représenter de souffrances accumulées. Sa tête tremblait sénilement. Ses yeux étaient ceux d’un fou. Nostradamus souriait.
– Oui, reprit l’avare, je vis et mes coffres sont vides. Qui m’a tué mon trésor ? S’il y avait un Dieu de justice, il m’apprendrait le nom de l’assassin…
– Je vais vous le dire !
– Vous !… Ah ! oui, vous savez, vous ! Eh bien, écoutez, dites-moi cela, et je suis à vous ! Le nom ! Le nom !
– Roland de Saint-André ! dit la voix de Nostradamus.
– Mon fils ! délira l’avare avec une effroyable joie. Alors… je vais retrouver mon trésor… puisqu’il est mort !…
L’avare titubait. Et maintenant qu’il se croyait sûr de retrouver le trésor, puisque son fils était mort… il sanglotait. Nostradamus le contempla une minute avec curiosité. Puis, il s’avança vers l’avare et lui prit la main. Saint-André tressaillit. Il sentit la peur se glisser dans ses veines. Le visage de Nostradamus resplendissait de haine. Il demanda au mage :
– Que voulez-vous ?
– Je veux vous dire que ma vengeance est satisfaite.
– Votre vengeance ? grelotta Saint-André.
– Votre fils ne vous rendra pas vos six millions. Votre trésor il l’a partagé en fractions de vingt mille livres ; et chacune de ces fractions, avant de courir trouver la mort à Pierrefonds, il les a données. En ce moment, il y a dans Paris trois cents familles qui bénissent le bienfaiteur inconnu grâce à qui elles vont pouvoir vivre…
L’avare se tordait les bras. Et Nostradamus continua :
– Votre fils Roland ignorait où se trouvait le trésor.
– Oui, oui ! Tout le monde l’ignorait…
– Roland n’avait même pas l’idée de s’en emparer.
– C’est vrai ! Il ne pouvait avoir l’idée de tuer son père…
– Il a donc fallu que quelqu’un lui donnât d’abord cette idée ! puis, le conduisît jusqu’au trésor…
– Ce quelqu’un ! grinça l’avare dans un hoquet d’agonie.
– C’est moi ! dit majestueusement Nostradamus.
– Vous ! Vous !… Nostradamus !…
– Je m’appelle ainsi. Mais j’ai porté jadis un autre nom.
– Un autre nom ? balbutia Saint-André, livide.
– Descends dans tes souvenirs de jeunesse et tu y trouveras ce nom. J’étais heureux ! L’amour inondait mon cœur. Et la confiance m’illuminait de ses lueurs radieuses. Confiance en la vie, confiance en ma fiancée, confiance, oh ! confiance en mes amis ! Cherche, comte !
– Ce nom ! Ce nom ! râlait le comte.
– Écoute-le dans ta conscience ! répondit Nostradamus. Et il s’en alla.
– Cet homme est fou ! bégaya Saint-André ! Il s’appelle Nostradamus. Il n’a jamais eu d’autre nom. Oh ! le misérable ! Comme il me fait souffrir !… Quoi ! C’est mon fils qui me tue ! Qui est cet homme qui m’a assassiné ?… Nostradamus ! Oh ! je…
Dans cet instant, subitement, il y eut dans son cerveau ce fracas de cloches qu’il avait entendu, – et le nom tonna en lui, cette fois, avec toute sa signification : Renaud !…
– Puissances du ciel !… C’était Renaud !…
Lorsque, le lendemain, des serviteurs retrouvèrent leur maître dans ce coin de ténèbres, Saint-André se laissa emmener docilement. Et lorsqu’il fut remonté à la lumière du jour, on vit que ses cheveux étaient devenus blancs.