IV LA MÈRE

« Il faut que je le sauve !… » Myrta se répétait cela en courant vers la rue de la Tisseranderie. Mais comment sauver Beaurevers ? Comment pénétrer au Châtelet ? Et une fois entrée, comment en faire sortir le prisonnier ?…

Lorsqu’elle arriva rue de la Tisseranderie, Myrta cria, sanglota. Aux questions de la Dame sans nom, elle ne put que dire :

– Oh ! madame… il va mourir !

Marie de Croixmart jeta un cri : tout de suite, elle avait compris qu’il s’agissait de Beaurevers. Elle se redressa.

– Et que m’importe ! se gronda-t-elle. Qui est ce jeune homme ? C’est celui qui aime la fille de Roncherolles. La malédiction est sur lui puisque son cœur va à des maudits…

Presque aussitôt, elle ajouta, frissonnante :

– Pauvre jeune homme !…

Et alors elle s’aperçut qu’elle-même souffrait, comme si ce jeune homme qu’elle connaissait à peine eût été son fils. À ce moment, la porte de la pièce voisine s’ouvrit, et Florise entra. Elle était habillée comme pour sortir. Son visage était blanc comme cire, mais ses yeux disaient toute la vaillance de son âme. Et sa voix, ne trembla pas lorsqu’elle dit :

– Myrta, comment et pourquoi va-t-il mourir…

Il y avait là trois femmes séparées par une sourde hostilité.

Pour Marie de Croixmart, Florise était une Roncherolles.

Pour Florise, Myrta n’était pas la sœur de Beaurevers.

Pour Myrta, Florise était la rivale heureuse.

Marie de Croixmart frémit. La voix de Florise était un poème de douleur et de vaillance. Marie étudia Florise. L’amour rayonnait sur ce visage de vierge. Marie sentit son cœur battre à grands coups, mais elle se cria :

– Non, non, je ne puis aimer la fille de Roncherolles !

La voix de Myrta fut stridente d’amertume :

– Sachez, dit-elle, que votre père n’est plus au Châtelet, et que le roi lui a rendu ses fonctions de grand-prévôt…

– Ah ! fit Florise.

– Comprenez-vous ?… Non ?… Eh bien ! le grand-prévôt et Le Royal de Beaurevers se sont rencontrés…

– Ah ! fit encore Florise.

– D’un geste, Beaurevers pouvait assurer sa liberté et sa vie ; mais ce geste eût tué votre père… Le grand-prévôt l’a traîné au Châtelet. Comprenez-vous, maintenant ?

Myrta s’effondra. Les yeux de Florise ne versèrent pas une larme. Elle se tourna vers Marie de Croixmart, et dit doucement :

– Adieu, madame. Soyez remerciée de votre hospitalité. Vous ne m’aimez pas. Je vous aime, parce qu’il vous aimait…

Elle descendit sans hâte. Seulement elle marchait comme une somnambule, et elle se disait :

– Je lui ai promis ma foi, et je serai son épouse. Je lui ai promis de mourir avec lui, et je mourrai dans la seconde où il mourra…

Marie de Croixmart entendit la porte du dehors qui se refermait. Alors, son Cœur se fondit et cria :

– Ma fille ! Ma fille ! Sauve-le !…

Marie de Croixmart parvint à retrouver un peu de calme.

– Allons ! reprit-elle, il faut laisser faire cette enfant qui sort d’ici. Elle aime votre frère. Elle est capable de le sauver…

– Mon frère ! dit amèrement Myrta.

– Pauvre fille ! Vous n’avez plus que ce frère ?…

– Je n’ai pas de famille, gronda Myrta, pas de frère !

– Pas de frère ? balbutia Marie de Croixmart. Et lui ?…

– Ce n’est pas mon frère.

Marie de Croixmart ferma les yeux. Elle se sentit pâlir.

– Ce n’est pas son frère, fit-elle tout haut.

– Non, répéta Myrta.

Marie s’assit devant Myrta, lui prit les mains et la regarda dans les yeux. Myrta fut épouvantée de son expression d’égarement.

– Madame, madame, qu’ayez-vous ?…

– Moi ? fit Marie de Croixmart, mais rien, mon enfant ! Je m’intéresse à ce jeune homme. N’est-ce pas tout simple ?

Des tumultes de pensées étranges retentissaient dans sa tête. Elle ne s’en apercevait pas. Elle demanda :

– Alors, qui est-il ?…

Myrta allait répondre. À ce moment, Gilles entra. L’ancien geôlier du Temple était maintenant un homme d’une soixantaine d’années, la barbe grise. Il avait gardé cette carrure athlétique d’autrefois.

– Madame, dit-il en entrant, monseigneur de Roncherolles est libre. Il a repris ses fonctions de grand-prévôt…

– Laisse-nous ! cria Marie de Croixmart.

– Madame, reprit-il, j’ai appris que le grand-prévôt veut savoir pourquoi il a eu une apparition la nuit où il est venu ici avec le maréchal de Saint-André… Il faut fuir.

– Laisse-nous ! Mais laisse-nous donc ! cria Marie.

Elle se tourna vers Myrta, et pendant que Gilles se retirait :

– Allons, mon enfant, il faut me dire qui il est…

– Madame, ce que votre serviteur vient de dire…

– Qu’a-t-il dit ? fit Marie étonnée. Allons, parlez !

– Beaurevers n’est pas mon frère. La vérité, madame, c’est que nous avons été élevés tous deux par ma mère Myrtho. Dès l’enfance donc, je pus le considérer comme mon frère, et c’est ainsi en effet que je le considérai jusqu’au jour où je m’aperçus que ma tendresse n’était pas une affection de sœur. D’ailleurs, j’ai toujours su qu’il n’était pas mon frère. Ma mère, en mourant me le confirma. Vous me demandez qui il est, madame. Je ne le sais pas. Ma mère ne le savait pas. Tout ce que nous avons su, c’est que sa naissance fut bien triste…

Marie de Croixmart baissa la tête. Myrta ajouta :

– Le Royal de Beaurevers est né dans un cachot… Myrta ne s’aperçut pas que Marie de Croixmart venait d’être agitée d’une imperceptible secousse. Elle continua :

– Il paraît que sa naissance fut odieuse à un puissant prince qui condamna le pauvre tout petit à être porté au bourreau parce que sa mère, disait-on était sorcière. Tout cela fut raconté ensuite à ma mère par l’homme même qui devait porter l’enfant au bourreau. Brabant-le-Brabançon vous le dirait s’il était encore de ce monde…

Marie de Croixmart s’était levée. D’une voix éclatante de jeunesse, elle appela :

– Gilles ! Marguerite !…

L’ancien geôlier et sa femme la Margotte accoururent.

– Comment s’appelait l’homme à qui mon fils fut donné pour être remis au bourreau ?

– Il s’appelait Brabant-le-Brabançon, dit Gilles.

Marie se tourna vers Myrta.

– En quels cachots dis-tu qu’est né Le Royal de Beaurevers ?…

– Dans les cachots du Temple !…

Alors la mère parla. Ce fut un cœur qui se répandait. Ce qu’elle disait, ni Gilles, ni la Margotte, ni Myrta ne l’entendaient. Marie de Croixmart parlait à Renaud !…

Non, ils n’entendaient pas ces fragments de paroles, mais la voix de la mère effondrée devant eux, avait des accents que jamais ils n’avaient entendus. Si bien que vers la fin, tous trois, bouleversés, sanglotaient.

Cela dura quelques minutes. La voix de la mère allait s’affaiblissant. Et à mesure que s’affaiblissait la voix, Marie de Croixmart penchait de plus en plus le front… Ce front toucha le plancher. Ils entendirent encore un murmure indistinct, puis un soupir, puis plus rien.

Ils demeurèrent là immobiles, n’osant risquer un geste. Cependant comme Marie de Croixmart ne bougeait pas, Gilles s’approcha, puis la toucha à l’épaule en disant :

– Madame…

À ce léger contact, Marie de Croixmart s’affaissa.

– Morte ! rugit l’ancien geôlier.

Les deux femmes jetèrent un cri. Elles se hâtèrent. En quelques instants, Marie de Croixmart fut déposée sur son lit, et déjà Myrta faisait chauffer des linges. À ce moment, la Margotte appela Gilles, et d’un ton étrange :

– Regarde !…

– Oh ! fit Gilles, c’est comme en 39, où cela dura treize jours !

– Et comme en 46 où cela dura dix jours ! dit la Margotte.

– Et comme en 52, où cela dura onze jours ! reprit Gilles. À ce moment, Myrta s’avançait vers le lit :

– Inutile, dit la Margotte : elle n’a pas besoin de soins…

Myrta jeta un regard sur Marie de Croixmart et vit qu’elle avait pris une attitude cadavérique. Elle était comme morte. Myrta s’agenouilla pieusement et dit :

– Seigneur, vous avez donc eu pitié d’elle, puisque vous n’avez pas voulu qu’elle assiste au Supplice de son fils !…

L’ancien geôlier entraîna sa femme dans un coin.

– Elle ne peut rester ici, dit-il. Roncherolles va venir aujourd’hui où demain. Nous ne pouvons pas non plus la porter rue des Lavandières : la maison est surveillée. Que faire ?

Toute la journée, la Margotte réfléchit à la terrible question. Toute la journée, Gilles se tint dans la salle du bas, porte barricadée, des armes à sa portée, prêt à mourir, mais non sans avoir expédié ad patres le plus d’envahisseurs qu’il pourrait. Mais la maison ne fut pas attaquée. Aucune tentative ne fut faite.

– Ce sera pour demain ! dit Gilles. Je défendrai la porte jusqu’à ce que je sois tué… et puis, elle tombera au pouvoir de Roncherolles. Oh ! cet homme l’a devinée, vois-tu !…

– On viendra peut-être, dit la Margotte, on ne la trouvera pas. J’ai trouvé pour elle un logis sûr.

Gilles frémit. Alors Myrta fut appelée. Et entre ces trois êtres, il y eut un colloque à voix basse.

– Puisqu’elle est comme morte… commença la Margotte…

Et ce qu’elle dit était sans doute terrible, car Gilles devenait livide et Myrta se signait.

Vers onze heures du soir, la Margotte prononça :

– Il est temps !…

Myrta frissonna de tout son corps, mais dit :

– Je suis prête !…

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