Nous devons laisser s’écouler les neuf journées qui séparèrent la Matinée où eut lieu l’arrestation de Beaurevers, de la Soirée où il fut jugé. Simulacre de jugement, on l’a vu.
Ce soir-là, vers dix heures, Nostradamus, allongé sur un divan, dormait d’un de ces sommeils absolus, qu’il provoquait lui-même.
Tout à coup, il s’éveilla : Djinno entrait et dit :
– Le jeune homme est condamné. Il aura la tête tranchée après-demain, à neuf heures du matin, en Grève…
– Condamné ! répéta sourdement Nostradamus.
De sa main il couvrit ses yeux. Des larmes glissèrent ; Djinno regardait avidement ces larmes.
Vers minuit, Nostradamus entra au Louvre. Cette faiblesse qui, un instant, avait brisé sa volonté de vengeance, avait disparu. Dans le château, le bruit se répandit aussitôt de l’arrivée du guérisseur.
Cette arrivée, Catherine l’attendait : elle se méfiait.
– Qui sait s’il ne voudra pas sauver le roi ? songeait-elle.
Puis, comme Nostradamus ne venait pas, malgré les ardentes supplications du blessé, qui, vingt fois par jour, envoyait un courrier à l’hôtel de la rue Froidmantel, Catherine avait fini par se rassurer – lorsque cette nuit-là, on la prévint que le guérisseur était là. Elle le fit entrer et, le regardant :
– Venez-vous pour sauver Sa Majesté ?
– Madame, rien ne peut sauver le roi, surtout moi.
– Vous voulez le voir ? reprit Catherine.
– Il le faut, répondit rudement Nostradamus.
– Ainsi donc, la mort du roi est inévitable ?… C’est un grand malheur pour moi d’abord, pour mes enfants, pour le royaume de France qui perd un bon maître. Mais si rien ne peut sauver le roi, rien non plus ne pourra sauver le meurtrier… rien ! Je le jure sur Dieu !
Nostradamus avait tressailli. Un sourire erra sur ses lèvres.
– Oui, dit-il, et pourtant, qui sait si Le Royal de Beaurevers est vraiment coupable ?
– Il est surtout coupable de savoir que les droits de mon fils Henri peuvent être contestés.
– Madame, il y a un homme, sans me compter, qui sait ce que sait ce jeune homme. Et vous l’avez laissé fuir.
– Montgomery ? fit la reine. Lui aussi mourra.
– Et moi ! gronda Nostradamus.
– Vous !… Oh ! vous… je sais que vous ne me trahirez pas, quoi qu’il advienne. Venez. Je vais vous conduire au roi…
Quelques instants plus tard, Nostradamus se trouvait devant le blessé, et était laissé seul dans la chambre.
Le roi était immobile, le visage blafard. Des linges cachaient l’œil blessé. L’autre œil était à découvert, mais fermé. Nostradamus prit l’une des mains du roi, puis l’abandonna ; la main retomba, inerte. Sûrement, le roi était en agonie. Nostradamus le contemplait…
Là, sous ses yeux, vivant sa dernière heure, c’était donc l’homme qui avait fait le malheur de sa vie ! Et, chose étrange, Nostradamus n’éprouvait pas devant cet agonisant la joie qu’il avait espérée. Sa vengeance lui échappait. Ce n’était pas de la pitié. Ce n’était pas de la haine satisfaite. C’était le sentiment du vide ! L’effroyable inutilité de tout !
Il eût, dans cette minute, donné dix ans de sa vie pour éprouver un peu de cette haine pour laquelle il avait vécu.
– Voyons, dit-il. Je hais cet homme. Je veux qu’il meure en pleine conscience de sa damnation. Pourquoi ma mère est-elle morte ?… Morte ? Non ! Mais entre ma haine et moi, il y a un sentiment interposé. Quel est ce sentiment ?…
Comme il disait ces mots, il s’aperçut que, si sa haine disparaissait, c’est qu’il n’y avait place en lui que pour la douleur !… Et, comme il cherchait la cause de cette douleur, il vit clairement qu’il pleurait parce que Le Royal de Beaurevers était condamné !…
– Rien ne peut le sauver ! Cette reine eût tout pardonné à cet enfant, excepté de savoir le secret de la naissance de son fils Henri !… Et c’est cela que je pleure !… Moi ! Je pleure sur le fils du roi !…
Un ricanement sec éclata. Nostradamus vit Djinno.
– Pourquoi es-tu là ? demanda-t-il. Et comment y es-tu ?
– Comment ? Peu importe. Pourquoi ? Vous avez oublié ceci.
Il tendait un flacon empli d’une liqueur brune.
– L’élixir de longue vie ! grinça-t-il en éclatant de rire. Ou du moins l’élixir qui peut rendre à ce mourant une heure de vie – juste le temps de délecter cette vengeance après laquelle vous courez depuis vingt-trois ans. Prenez !…
Djinno s’approcha d’Henri II, et dans la bouche entr’ouverte, versa le contenu du flacon. Puis il fit un mouvement pour se retirer. Nostradamus le saisit par la main.
– Qui es-tu ? gronda-t-il.
– Je suis Djinno, votre humble serviteur.
– Oui ! balbutia Nostradamus. Et pourtant… il y a des jours où je me demande si tu es bien ce que tu parais être…
– Alors, vous n’avez qu’à interroger sur moi l’Occulte !
– L’Occulte ! En vain je lui ai demandé qui tu es ! En vain je l’ai interrogé sur moi-même ! En vain j’ai voulu connaître le sort de…
– De ce jeune homme ? fit Djinno. Le Royal de Beaurevers va mourir, seigneur ! Voilà la réponse !
– Tais-toi !… Va-t’en !…
– Je m’en vais. Tenez, voici Henri qui s’éveille.
Nostradamus se tourna vivement vers le roi. Djinno se redressa, puis se retira dans un angle obscur. Henri II sortait en effet de léthargie. Il sentait la vie lui revenir à flots.
Nostradamus se rapprocha. À mesure qu’il avait vu le roi revenir à la vie, il avait aussi senti renaître toute sa haine. Le roi lui tendit les mains et bégayait :
– Merci, merci, vous êtes mon sauveur !
– Je suis votre juge ! dit Nostradamus.
Le roi le vit si terrible d’aspect qu’une terreur insensée fit irruption dans son âme. Il allongea le bras vers une clochette. Nostradamus, du bout du doigt, toucha la main prête à saisir la clochette – et la main demeura comme paralysée.
– Inutile d’appeler. Il faut que vous m’entendiez. Il vous reste une heure à vivre. Cette heure m’appartient !
– Une heure à vivre ? bégaya Henri. Je vais donc mourir ?
– Oui. Quand vous m’aurez entendu…
– Mourir ! râla le blessé. C’est donc vrai !… Sauvez-moi !
– Ceci n’est pas en mon pouvoir, dit Nostradamus.
– Vous êtes un faux mage ! rugit le roi. Le moine avait raison ! Je le vois maintenant. Vous vous êtes vanté d’une science impossible pour vous approcher de moi. Vous ne savez rien. Vous ne pouvez rien !
– J’ai pu du moins vous réveiller pour une heure au moment où, sans souffrir, vous alliez entrer dans la mort. J’ai pu du moins vous rendre assez de force pour jeter un suprême regard sur les jouissances que vous allez abandonner…
– Oh ! le misérable qui, pouvant me laisser mourir en paix, est venu m’éveiller pour m’obliger à contempler ma propre agonie ! Que t’ai-je fait ? Parle. Qui es-tu ?
– Je vous l’ai dit : je suis votre juge. Je veux ignorer le mal que vous avez fait. Je veux ignorer que vous ayez empoisonné, votre frère François…
– Grâce !…
– Cela ne me regarde pas ! continua Nostradamus. Que vous ayez envoyé au bûcher une foule de malheureux innocents, cela ne me regarde pas.
– Mais alors… quel mal vous ai-je fait, à vous ?
– Je vais vous le dire. Mais d’abord sachez que c’est moi qui ai armé le bras de Beaurevers. C’est moi qui, avant votre entrée dans la lice, vous ai persuadé de remplacer l’arme courtoise par une lance aiguisée. C’est moi qui vous ai prouvé que votre adversaire était aimé de Florise. C’est moi qui vous ai soufflé la haine, comme je l’avais soufflée à votre adversaire. Je voulais un combat loyal. Je voulais voir si vous étiez destiné à mourir sous les coups de l’homme suscité contre vous… L’événement a donné raison au Destin !
– Oui, fit le roi, ce misérable m’a frappé, et moi-même j’eusse donné une fortune pour le frapper à mort. Oh ! il faut que tu haïsses bien, toi qui viens me rappeler au seuil de la tombe que j’ai eu un seul amour sincère, et qu’un autre est aimé de Florise, de celle que je destinais au trône…
– Vous devez horriblement souffrir en ce cas ?
– Oui !… Je meurs désespéré, c’est vrai, mais je meurs vengé. Le Royal de Beaurevers est condamné ; j’espère vivre encore assez pour apprendre sa mort. Lui mort, Florise mourra aussi.
– Bien ! dit Nostradamus. Maintenant, sire, il faut bien que vous sachiez qui est ce Royal de Beaurevers…
– Qui est-ce ? rugit le roi en se redressant.
– C’est votre fils ! dit Nostradamus avec majesté.
Henri II demeura quelques minutes comme écrasé. Il entrevit aussitôt que l’homme qui l’avait tué, l’homme qu’il allait faire tuer par le bourreau pouvait être son fils : il avait eu tant de maîtresses !… Il fouilla ses souvenirs, et bientôt :
– Si c’était vrai, ce serait horrible, en effet. Mais en dehors de mes enfants légitimes, je ne me connais pas de fils…
Nostradamus se pencha sur le roi et murmura ce nom :
– Marie de Croixmart !…
Le roi étendit les mains comme pour conjurer un spectre.
– Vous vous souvenez maintenant, n’est-ce pas ?
– Ce n’est pas moi qui ai tué cette infortunée !
– Je le sais. Ce fut votre frère. Il la tua par jalousie.
– Oui, oui… Ce fut affreux. Je me suis souvent repenti de ce crime de ma jeunesse. C’est vrai. François et moi, nous avons persécuté cette jeune fille. Nous l’avons fait enfermer au Temple… Vous pleurez ? Qu’était pour vous cette jeune fille ?…
– C’était ma femme ! dit Nostradamus.
– Pardonnez-moi, murmura le roi.
– Le Royal de Beaurevers est le fils de Marie de Croixmart. Un bravo, nommé Brabant-le-Brabançon fut par vous chargé de faire disparaître l’enfant. Le bravo fut pitoyable…
– Oh ! je me souviens ! C’est vrai ! balbutia Henri. Cet enfant, j’ai bien souvent pensé à lui. Je le croyais mort…
– Et pourtant vous redoutiez sa venue ! Il est venu !… Le fils de Marie de Croixmart s’est levé contre son propre père et c’est moi, qui l’ai conduit jusqu’à vous…
– Contre son propre père ? haleta le roi.
– Contre vous !…
– Moi ! Mais je ne suis pas son père !… Le Royal de Beaurevers n’est pas mon fils, puisque vous dites vous-même que c’est l’enfant de Marie de Croixmart et que… ni moi, ni mon frère n’avons jamais pu abattre la résistance de la prisonnière.
Nostradamus étreignit son front comme pour empêcher la pensée de fuir. À ce moment, il entendit derrière lui un ricanement. Il se retourna et vit Djinno. Il n’y prêta aucune attention. Il se sentait tomber dans il ne savait quel abîme.
Et, dans cette seconde où s’écroulait l’échafaudage de sa vengeance, il s’aperçut que c’était la joie qui le faisait, trembler.
Marie ne l’avait pas trahi !…
Il oublia que Marie était morte, il oublia que Le Royal de Beaurevers allait mourir. Haletant, d’une voix rauque :
– Elle vous a résisté ?…
– J’étouffe ! bégaya Henri. C’est la fin… Je meurs…
– Un mot ! rugit Nostradamus. Un seul mot !…
Henri étendit la main vers un crucifix, et, le visage transfiguré par l’approche de la mort :
– Sur Dieu devant qui je vais paraître, je jure que je dis la vérité : Marie de Croixmart mourut sans tache. Elle n’a cédé ni à moi ni à mon frère. Adieu… Époux de Marie, l’enfant de Marie n’est pas mon fils… Ah !… je…
Le roi se renversa, sur le lit. Ses traits s’immobilisèrent à jamais… Hagard, Nostradamus rugissait en lui-même :
– Oh !… mais… si Le Royal de Beaurevers n’est pas son fils… cet enfant que j’ai conduit à l’échafaud… c’est donc…
Il n’osa pas ! Non ! Il n’osa pas achever !… Mais quelqu’un, à ce moment, acheva pour lui !… Et ce quelqu’un, c’était Djinno… Le petit vieux s’avança, le toucha à l’épaule et dit :
– Cette pensée qui mille fois s’est présentée à ton esprit, c’était la vraie !… Le Royal de Beaurevers est ton fils.