III BOURACAN

Le Royal de Beaurevers, accoté à la porte, dans les ténèbres, demeura immobile. Ses pensées évoluaient autour de ces mots :

– La besogne de mon père est terrible, la vôtre est horrible.

Il revoyait sa vie, son enfance débridée parmi les monstruosités de la Cour des Miracles, sa jeunesse, les longues chevauchées près du vieux Brabant, les rudes étapes, les affûts, les batailles, les coups donnés et reçus, puis la scène de Melun… un homme, un inconnu, l’avait fait reculer !… Puis la mort de Brabant dans l’auberge solitaire… Puis l’homme reparaissait devant lui et lui disait : « Par moi tu sauras qui fut ton père, qui fut ta mère… » Puis, dans la salle de l’auberge, le guet-apens organisé… et enfin l’apparition de Florise ! Et alors, dans cette âme ignorante, dans cet esprit à qui nul n’avait appris qu’il y a de beaux gestes et des actes hideux, éclosait la honte. Pour la première fois, Le Royal avait eu honte de ce qu’il allait faire. Ou plutôt un je ne sais quoi d’impulsif l’avait poussé à jeter aux pieds de Saint-André la bourse pleine d’or… et il avait sauvé Florise.

Les paupières fermées, il revoyait Florise… Et alors il lui semblait que, derrière cette vision de lumière, une ombre se projetait… Cette ombre c’était l’homme qui, à Melun, l’avait fait reculer, l’homme qui lui avait donné rendez-vous, l’homme qui connaissait son père et sa mère… Nostradamus !

Après de longues heures, tous les bruits, en haut, s’étaient éteints. Le Royal de Beaurevers attendait la venue de Florise, et grondait :

– Que je sorte seulement de cette souricière, et le sire de Roncherolles verra qui de nous deux doit le premier porter une cravate de chanvre.

Comme il parlait ainsi, la porte s’ouvrit, et Florise apparut. Il frissonna. Mais il la fixa d’un regard de défi.

– Partez, dit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Le chemin est libre. Venez. Je vous conduirai jusqu’à la rue.

Il eut un ricanement et haleta :

– Songez que vous donnez la liberté à cinq truands.

– Dans quelques minutes il sera trop tard, fit-elle.

– Songez que je vais recommencer demain cette besogne que vous dites horrible, reprit-il.

– Hâtez-vous, répondit-elle. Oh ! hâtez-vous, si vous ne voulez que je sois surprise ici, et que j’en meure de honte.

Il étouffa un rugissement : cette petite fille lui disait de ces choses qui l’écrasaient d’humiliation.

– Par le ciel ! Je suis là qui ne songe qu’à moi !…

Et il bondit jusqu’aux quatre malandrins qui ronflaient.

– Debout ! Hors d’ici ! Vite ! Tudieu ! Cornes du diable !

Ils ne bronchaient pas.

Le Royal les souleva l’un après l’autre : ils retombèrent.

– Strapafar ! râla Le Royal lançant des soufflets au Gascon.

– Au diable les mouches ! murmura Strapafar anéanti.

– Corpodibale ! haleta Le Royal piquant l’Italien.

– Carlina ! se mit à rire Corpodibale, tu me chatouilles !…

– Trinquemaille ! fit Le Royal, frappant le crâne du Parisien.

– Il pleut ! grommela Trinquemaille. Il pleut du vin. Nous sommes à l’auberge… à l’auberge… de la Mort !…

– L’auberge de la Mort ! murmura Le Royal, le cœur désespéré. Oui ! Et nous y crèverons tous.

Il marcha droit à Florise qui venait à lui.

– Je reste, dit-il froidement. Regagnez vos appartements avant que votre absence ne soit remarquée…

– Vous restez !… Pourquoi ?…

– Mes compagnons ne peuvent me suivre. On peut prévoir les cordes du grand prévôt, mais non son vin.

– Vous restez ! répéta-t-elle effarée. C’est la mort !

– La mort, soit. Mais non la lâcheté. Nul ne pourra dire que j’ai fui en abandonnant mes compagnons. Adieu.

Elle le regarda. Et elle vit sa flamboyante résolution. Elle comprit qu’aucune parole ne le détournerait.

– Il va mourir ! balbutia-t-elle au fond d’elle-même.

Et si, dans cette suprême minute, elle avait pu lire dans son propre cœur, ce qu’elle y avait trouvé, ce n’était pas de la pitié, c’était une fierté de le trouver si brave et si hautain devant la mort.

Elle comprit que si elle essayait de parler, elle éclaterait en sanglots. Elle se retira lentement. Et Le Royal avait envie de l’insulter ; l’attitude de cette fille du grand prévôt lui était une insupportable humiliation. Brusquement, au moment où elle allait franchir la porte, il s’abattit sur les genoux, et râla :

– Quand je mourrai, je prononcerai votre nom, et la mort me sera douce…

Elle s’arrêta, le cœur dilaté à se rompre, si profondément, heureuse que toute sa vie, jusqu’à cette minute, lui apparut absurde. À cet instant, son regard, au fond de la galerie, un homme qui était là, immobile, qui regardait, qui écoutait !… Son père !

Dans un éclair, Florise entrevit la redoutable péripétie : le grand prévôt aux prises avec le truand ! Et d’un geste prompt, elle ferma sur elle la porte qui la sépara de Beaurevers… Roncherolles s’avança, poussa les verrous de la porte, puis, d’une voix blanche :

– Venez, dit-il.

*

* *

Combien de jours, de nuits qu’ils étaient dans ces caves ? Trinquemaille comptait le temps par barils. Dans l’un des caveaux, ils en avaient découvert quelques autres. Il disait : « Encore un baril de passé. » Les jambons touchaient à leur fin. Quant aux saucissons, il n’en était plus question. En somme, ils vivaient. Ils s’étaient accoutumés aux ténèbres. Quant à Beaurevers, il y voyait là nuit comme en plein jour.

Le Royal, cent fois par jour, allait écouter à la porte de chêne. Puis il revenait en grondant :

– Elle ne reviendra pas. Elle a eu une minute de pitié. Puis cela s’est effacé de son cœur. C’est bien la fille du grand prévôt… Car, de par l’enfer, puisque le Roncherolles ne nous a pas fait tuer encore, elle aurait le temps et l’occasion de revenir… Mais que nous réserve le grand prévôt ?…

Ces idées étaient naturelles puisqu’il n’avait pas aperçu Roncherolles à l’instant où Florise avait fermé la porte. Le moment vint où le dernier baril fut vidé.

– Nous sommes encore vivants, dit Le Royal, parce que le grand prévôt a daigné choisir pour nous la mort la plus bénigne : par la faim et par la soif !

Trinquemaille fit un signe de croix ; Bouracan s’assit en pleurant ; Corpodibale et Strapafar dirent :

– Si nous creusions des fosses ?

– Sac à vin ! hurla Le Royal. Et savez-vous pourquoi nous sommes encore dans cette auberge de la mort au lieu d’être dehors à faire damner le grand prévôt ?

Il allait raconter l’intervention de Florise. Il songea :

– Pauvres bougres ! Pourquoi leur mettre au cœur ce remords de leur bonne ripaille ?

Il reprit tout attendri :

– Puisqu’il n’y a plus rien à boire ici, ni à manger, allons-nous-en chez Myrta, à l’Anguille-sous-Roche !

Il y eut une acclamation frénétique, ces hommes trouvaient toute naturelle cette idée de sortir de ces caves où ils étaient scellés comme dans la tombe, et qui, sans aucun doute, étaient gardées à chaque issue.

– Allons-nous-en, fit Bouracan.

– Oui ! Allons-nous-en ! crièrent les trois autres.

– Partons donc, dit Le Royal. Mais par où ?

La question leur fut un coup de massue. Vingt fois déjà, ils avaient tenté soit de soulever la trappe, soit d’enfoncer la porte de la galerie. Sur la trappe, on avait dû accumuler des blocs de pierre. Quant à la porte, il eût fallu l’éventrer à coups de hache…

– Je sais comment il faut sortir d’ici, dit alors Le Royal.

Ils tressaillirent. Ses yeux jetaient des lueurs. Il continua :

– Voici à peu près le huitième jour que nous sommes dans cette tombe. Dans quelques heures, affaiblis, nous serons incapables de prendre une résolution. Il faut mourir tout de suite, ou sortir comme des lions quittent leur antre. Êtes-vous prêts à mourir, s’il le faut ?

– Oui, dirent-ils avec une farouche fermeté.

– Ça va bien. Voici : nous n’avons plus d’autres armes que nos poignards : il s’agira d’en jouer proprement, si cela devient nécessaire.

Tous les quatre tirèrent leurs poignards.

– Pas toi, Bouracan. Rengaine.

Bouracan obéit sans essayer de comprendre.

– Voici mon arme, à moi ! reprit Le Royal.

Et il montra une sorte de cordelette d’environ deux pieds.

– Ça ! bégaya Trinquemaille. Mais… c’est une mèche !…

– J’ai mis trois jours à la fabriquer avec de la poudre…

– De la poudre !…

– La poudre du tonneau qui faisait vis-à-vis aux barils, et j’ai mis une serrure à la porte de la galerie.

– Une serrure ! balbutièrent-ils, ivres de terreur.

– Et qui fonctionnera. Quand la porte sera ouverte, je sortirai le premier. Derrière moi, Bouracan. Derrière Bouracan, vous trois. Tuez tout ce qui voudra approcher de Bouracan.

Ils ne comprenaient pas. Mais ils savaient que cela allait être effroyable. Le Royal leur apparaissait en cette étrange minute comme le génie de la foudre. Ils étaient terrifiés, pétris d’admiration, et contents de mourir avec lui, s’il mourait !

– Attention ! reprit Beaurevers. Je vais ouvrir la porte. Il est possible qu’en s’ouvrant, elle nous tue. Ton briquet, Trinquemaille. Ne bougez pas d’ici…

Il s’élança. L’instant d’après, au loin, ils l’entendirent qui battait le briquet. Puis ils perçurent comme un bruit soyeux qui fusait. Et presque aussitôt, Le Royal fut près d’eux, la mèche allumée à la main.

– Voilà, dit-il, la serrure fonctionne. La porte va s’ouvrir.

Le Royal avait creusé une mine sous la porte ! Il l’avait bourrée de poudre ! Et, à cette mine, il venait de mettre le feu au moyen d’une traînée, qui, à cet instant, pétillait !…

– Bouracan, empoigne-moi ce tonneau sur tes épaules !…

Bouracan saisit dans ses bras puissants le tonneau encore presque plein de poudre, et le plaça sur son épaule.

– Vous trois, derrière le tonneau !…

Ils obéirent, prêts à sauter !… Car ils avaient compris. Sur la face antérieure du tonneau, ils avaient entrevu une mèche qui pendait ! Le Royal s’était placé près de cette mèche !… Et il n’avait qu’à y mettre le feu pour tout faire sauter, hommes, caves, hôtel !… Dans le même instant, une détonation ébranla les voûtes… il y eut un effondrement de plâtras, une fumée opaque. La porte avait sauté !…

– Nous ne sommes pas écrasés, dit Beaurevers. En avant !

Ils s’avancèrent, franchirent la porte éventrée et s’engagèrent dans une galerie au bout de laquelle il y avait un escalier. Au moment où ils passèrent la brèche, il y eut le long de l’escalier la furieuse dégringolade d’une foule, et, en haut, une voix rauque rugissait :

– Tuez ! Tuez ! Puisqu’ils n’ont pas voulu mourir de faim, qu’ils meurent par le fer ! À mort !…

– À mort ! tourna Le Royal. Sautons ensemble, prévôt !

Il approcha la mèche du tonneau !… Bouracan ne broncha pas ! Seulement, il ferma les yeux…

– La poudre ! La poudre !…

Une clameur d’épouvante, le long de l’escalier. Une bousculade frénétique ! Des gens qui se poussaient, se frappaient !

– La foudre ! rectifia Le Royal, qui se dressa. En avant !…

L’escalier était libre. Plus personne. Une fuite là-haut. Des cris désespérés. Partout, la course de gens qui se fussent mordus, pour fuir plus vite. Roncherolles se ruait à la chambre de Florise, dont il défonçait la porte. Les gens d’armes du poste se jetaient dans la rue.

Et tandis que la panique se propageait, le groupe fantastique faisait son apparition dans la cour d’honneur et marchait au portail grand ouvert : Le Royal de Beaurevers en tête, sa mèche allumée à un pouce de la mèche du tonneau ! Puis, Bouracan, le tonneau sur l’épaule, portant la mort. Puis Strapafar, Trinquemaille. Corpodibale, poignard à la main, serrée derrière Bouracan. Et ils traversèrent la cour, où pesait un silence terrible.

Une douzaine d’hommes qui n’avaient pas eu le temps de fuir s’aplatirent et les regardèrent passer, les yeux fixés sur la mèche. Et, sur le perron, venait d’apparaître le grand prévôt emportant sa fille dans ses bras. Et Florise regarda le groupe… et quelque chose comme un sourire passa sur ses lèvres.

Hors de l’hôtel, dans la rue où des gens couraient dans l’ombre du soir, les cinq truands s’arrêtèrent une seconde.

– Allons ! Bouracan, fit tranquillement Le Royal, dépose la foudre.

Bouracan laissa tomber le tonneau sur le sol. Et tous les cinq s’élancèrent. Quelques secondes plus tard, ils se faufilaient dans un lacis de ruelles, et, hors d’atteinte, s’arrêtaient pour respirer. Bouracan soufflait à vastes poussées.

– Tu n’as pas eu peur ? lui demanda Le Royal.

Bouracan essuya sa face, secoua la tête, et dit :

– J’ai soif !…

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