III BRACONNIER À L’AFFÛT

Florise, sa première stupeur passée, de se retrouver sans savoir comment au fond du vieux manoir féodal, établit nettement qu’elle avait dû être enlevée, ou par le roi, ou par Roland et se prépara à la défense. Elle vit qu’il lui fallait opter entre la mort et la honte. Et elle choisit la mort.

*

* *

La nuit du mardi au mercredi.

Dans une vaste chambre précédant celle de Florise, les deux matrones bavardaient. Un seul flambeau éclairait ces deux têtes de sbires femelles. C’étaient deux rudes commères. L’une d’elles était boiteuse, et s’appelait la Boiteuse. L’autre avait des moustaches, et s’appelait l’Arquebuse.

Deux heures du matin sonnèrent à l’horloge.

– Je crois que nous pouvons nous coucher, dit l’Arquebuse. Seigneur Jésus, quand je pense qu’en quarante-trois un jeune seigneur de haute mine… il faut vous dire qu’on se retournait sur moi… un jeune baron, donc…

– C’est comme moi, interrompit la Boiteuse. J’avais, en l’an trente-neuf, mes deux jambes d’aplomb. Moi, c’était un duc, le duc de…

– Oui, mais veillons. Nous aurons chacune deux cents écus demain à midi sonnant. Je ne fus pas cruelle au baron. Si je ne l’avais consolé, il était capable d’en mourir, et alors…

– Moi, mon duc se fût passé l’épée au travers du corps. Et quand je pense que cette petite ne veut pas d’un roi.

Elles levèrent les yeux au plafond, et, en chœur :

– Veillons, veillons !

– Il faut vous dire qu’après le baron, reprit l’Arquebuse… Êtes-vous sûre que nous aurons nos deux cents écus ?

– Saint-André est riche. On le dit maître de millions.

– Des millions ! Ah ! des millions !…

– Comment peut être fait un million, dites, ma chère ?…

– Voulez-vous en voir un ? fit une voix.

Les deux matrones jetèrent un cri perçant. Un homme était là près d’elles. Mais presque aussitôt elles furent rassurées en reconnaissant le fils du maréchal. Elles trouvèrent naturel que Roland eût été chargé sans doute de leur apporter un ordre du maréchal.

– Voulez-vous savoir comment est fait un million ?

Elles se regardèrent, effarées. Il disait : un million. Il eût aussi bien dit : deux, trois millions ! Tout !… Introduit et guidé jusqu’ici par le cornette, à qui il avait promis de payer ses dettes, il était venu en disant : j’offrirai mille livres aux deux commères.

Le mot million vint tout seul à ses lèvres.

– Un million que vous vous partagerez !

– Quand l’aurons-nous ? fit l’Arquebuse.

– Dans quelques heures. Je suis le fils du maréchal de Saint-André. En ce moment les trésors du maréchal sont dans les caves de mon hôtel. Demain, trouvez-vous chez moi, rue de Béthisy, et vous verrez comment est fait un million.

– Votre père doit nous donner à chacune vingt mille écus…

– Un million, grinça Roland. Je vous donne un million !

– Pour, continua l’Arquebuse, garder ici cette jolie jeunesse auprès de laquelle nous devons demain mercredi introduire un puissant seigneur que nous ne connaissons pas…

– Mais qui peut nous faire pendre, acheva la Boiteuse.

– Un million ! rugit Roland.

Il crispa les poings. Elles eurent peur.

– Hé ! fit l’Arquebuse, il fallait ça, voyez-vous, pour nous décider à vous livrer la petite !

– Oui, dit la Boiteuse gravement, il fallait cela : un million !

Livrer Florise à Roland ! Il n’en avait pas été dit un mot. Mais elles avaient deviné. Roland n’y prêta pas garde.

– Il s’agit de me l’amener à l’auberge, dès l’aube.

– Par où passerons-nous ? Il y a des gardes dans la cour.

– Venez, dit Roland, qui sourit.

La Boiteuse resta. L’Arquebuse accompagna Roland.

Au bout d’une demi-heure, l’Arquebuse remonta. La Boiteuse l’attendait avec une fébrile angoisse.

L’aube commençait. Elles éteignirent le flambeau. L’Arquebuse raconta la descente, le souterrain, la porte de fer, montrés par Roland.

– Comment l’emporter ? dit la Boiteuse. Elle va crier.

– Il faut qu’elle vienne d’elle-même, dit l’Arquebuse.

– Je vais lui dire que je me repens et lui proposer de fuir…

– Elle ne nous croira pas… Laissez-moi faire : je sais ce qu’il faut dire : le jeune homme au million m’a expliqué.

– Au million ! songea la Boiteuse. Si je pouvais l’avoir seule !

L’Arquebuse pensait :

– Le million sera pour moi !

À voix basse, elles convinrent de leur plan. Et alors, l’Arquebuse entra dans la chambre de Florise…

Elle dormait. Son sommeil était agité. Son bras gauche pendait du lit. Sa main droite se crispait sur le manche d’un petit poignard.

L’Arquebuse s’approcha et la toucha à l’épaule. Florise, éveillée se souleva, et sa voix trembla de fierté outragée :

– Comment osez-vous me toucher ? Surveillez, espionnez. Mais épargnez-moi votre contact et votre présence. Sortez !

– Madame, le roi est dans la cour du château.

– Le roi !… bondit Florise.

– Madame, un seul mot. Le roi nous donne deux cents écus…

– Misérable ! râla Florise, qui tentait de se vêtir.

– Promettez le double, siffla la femme, et je vous fais fuir.

– Fuir ! oh ! oui, fuir !… Le double ! Tout ce que vous voudrez ! Mille, deux mille écus ! Mon père donnera tout…

– Venez ! dit l’Arquebuse en la couvrant d’un manteau. Florise vit sur son visage un sourire effroyable.

– Oh ! cria-t-elle en se reculant. C’est un piège !…

– Il faudra donc que je dise à ce jeune homme que vous avez refusé de me suivre et préféré attendre ici le roi ?

– Quel jeune homme, misérable, parle donc !

– Il s’appelle Le Royal de Beaurevers.

Florise palpita un instant. Puis, tout en elle devint calme. Le Royal de Beaurevers était là ! Plus rien de mal ne pouvait plus lui arriver. Elle commença à se vêtir.

– Le roi va monter, venez, venez !…

Florise s’enveloppa étroitement du manteau et dit :

– Conduisez-moi…

C’était à peu près le moment où Nostradamus évoquait et voyait Marie de Croixmart. Il était 8 heures du matin.

*

* *

Roland prenait ses dernières dispositions pour emporter de force Florise, alors enfermée dans la chambre de Martine. L’Arquebuse et la Boiteuse étaient en route pour Paris, avec rendez-vous rue de Béthisy, où elles devaient voir un million. Six des sacripants de Lorédan gardaient à vue maître Tiphaine, sa femme et les deux domestiques de l’auberge. Les autres attendaient à l’entrée du bois en selle.

Les chevaux de Roland et de Lorédan étaient attachés dehors. Roland allait monter auprès de Florise ; d’une voix hachée :

– Écoutez, gronda-t-il. Je vais la saisir. Qu’elle crie, tant pis. On n’entendra peut-être pas. Je la descends. Je monte à cheval. Elle en travers de ma selle. Je pique vers Villers-Cotterets, où je trouverai bien une carriole. Il peut arriver qu’on s’aperçoive là-haut de ce qui vient de se passer ; que le cornette, par remords, me dénonce, qu’on nous poursuive…

– Je réponds de cela, dit froidement le bravo. Fussent-ils cinquante, je les empêcherai de vous atteindre.

– Il peut arriver d’autre part qu’en chemin nous nous heurtions à une troupe qui sûrement est en marche, venant de Paris.

– Nombreuse ? demanda le chef des estafiers.

– Non. Cinq ou six. Il faudra passer au travers.

– Et tuer tout, n’est-ce pas, s’il le faut ?

Roland eut un soupir. Une seconde, il hésita, puis :

– Oui ! Rejoignez vos hommes, moi, je monte.

– Un instant ! dit Lorédan. Est-ce que dans cette troupe ne se trouvera pas le maréchal… votre père ?

– Tant pis…

– Ah ! fit le sacripant. Voilà qui va bien. Mais ce n’est pas tout. À côté du maréchal votre père, est-ce que nous ne trouverons pas… le roi !… Ah ! voyez-vous… parricide… c’est votre affaire. Mais régicide !… Nous n’avons jamais rien convenu de pareil.

– Vous hésitez ?

– Non pas, mort-diable ; je refuse tout net.

Roland grinça des dents. Il fit un effort et bégaya :

– Même si je vous enrichis, vous et vos compagnons ?

– Ne parlons pas de mes camarades. Parlons de moi. Qu’appelez-vous enrichir ? Dites un chiffre.

Roland se pencha à l’oreille de l’estafier, et murmura un mot, un seul… Lorédan s’inclina jusqu’à terre et gronda :

– Sire, roi, diable, démon, ange ou Dieu, nul n’empêchera votre seigneurie d’arriver à Paris, j’en réponds.

Lorédan rappela ses six sentinelles, enferma Tiphaine et sa famille dans la cuisine, et s’en fut rejoindre sa bande. Roland de Saint-André se mit à monter.

Il était devant la porte. D’un geste rude, il ouvrit, et se rua sur Florise. Il eut un hurlement de triomphe : il venait d’oser la saisir !… Il l’étreignit frénétiquement et se mit en marche la tête perdue.

Un grand cri déchira le silence de l’auberge maudite :

– Beaurevers ! À moi ! À moi, Beaurevers !…

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