Ce soir-là, vers 5 heures, dame Tiphaine épluchait des oignons destinés à la sauce d’un beau lièvre, lequel devait être mangé par Roland de Saint-André et Lorédan. Tiphaine mettait du lard en capilotade, rageusement, les yeux mauvais.
– Martine, dit-il tout à coup, il me semble que ce blondin du château, ce jeune cornette, ce damné vicomte… vient bien souvent rôder autour de mon poulailler…
– Le soupçonnes-tu d’en vouloir à nos poules ?
– Je te dis, moi, que c’est autour des jupes qu’il rôde !
– Ah ! si c’est cela que tu veux dire, il vient peut-être bien pour Madelon, qu’en dis-tu ?
– À moins que ce ne soit pour toi, damnée bique ! Martine leva sur son mari des yeux pleins de larmes.
– Où faut-il mettre les oignons ? demanda-t-elle.
– Mets-les là ; mais si jamais tu me trompes, je te tue !
– Tu me le répètes dix fois par jour.
Tiphaine agita furieusement son hachoir. Au fond, il était parfaitement rassuré par la superbe tranquillité de Martine. Rassuré tout au moins pour la nuit prochaine. Cette scène était, en effet, une scène préventive. Après un bon quart d’heure, il fit :
– Dis donc, à quelle heure se lève la lune ce soir ?
– Est-ce que je sais, moi ; je me couche comme les poules.
– C’est que, reprit-il, il paraît que mercredi prochain un gros seigneur de Paris vient au château, un gros, comme qui dirait un prince. Et alors, on m’a mandé de là-haut de me munir d’un bon chevreuil, avec quelques autres bricoles autour. Il faut que j’aie la grosse pièce cette nuit, c’est pas trop tôt pour la faire attendrir.
– Si fait, dit Martine, c’est un peu tôt. Vas-y demain.
– Bon ! pensa Tiphaine, j’irai ce soir ! Alors, tu comprends, la lune se lève à neuf heures ; je partirai à dix ! aie soin de me préparer mon arbalète qui est au grenier.
– Je vais la chercher, dit Martine avec soumission.
Martine monta au grenier, et, avant de s’occuper de l’arbalète, plaça un linge blanc en travers de la lucarne qui regardait le château. Voici, ce que disait ce linge :
– Il fait clair de lune, ce soir. C’est un temps de braconne. Fin renard, ce soir le poulailler sera sans défense !
À 10 heures, Tiphaine sortit de l’auberge dont il ferma la porte à double tour et dont il emporta les clefs. Quant aux fenêtres, elles étaient bardées de fer comme des meurtrières de prison.
Vingt minutes après le départ de Tiphaine, le cornette était dans la chambre de Martine. Par où diable peuvent bien passer les amoureux quand portes, fenêtres et cheminées leur sont défendues ?
Martine ne dormait pas, ni le cornette, ni Roland de Saint-André. Quant à Lorédan et à ses sacripants, ils ronflaient sur du foin, dans un bâtiment sis à trente pas de l’auberge, et qui servait de magasin à fourrage.
Roland, dans sa chambre sans lumière, assis près de la fenêtre ouverte, contemplait le château qui se plaquait en noir sur un ciel baigné de lune.
– Elle est là ! Je n’ai plus que deux jours pour forcer les portes qui doivent s’ouvrir devant le roi. Je les forcerai !…
Ce monologue fut interrompu par un sonore éclat de rire.
Roland se redressa et tira son poignard : il n’y avait personne dans la chambre ! Roland prêta l’oreille. Et il entendit une voix féminine, assez fraîche :
– Allons, ne riez pas si fort, soyez sage, mon beau cornette.
– Jolie Martine, répondit une voix plus mâle, pourquoi ne rirais-je pas quand les pâtés de maître Tiphaine sont si bons, son vin si généreux, et sa femme si aimable ?
Roland entendit un bruit de baisers, puis de gobelets.
– À la santé de maître Tiphaine ! ricana la voix mâle.
– À sa santé, pauvre cher homme ! dit la voix fraîche. Mais, avec vos rires, vous allez réveiller ce jeune seigneur qui dort à côté. Il est généreux. C’est une bonne aubaine pour l’auberge. Il ne faut pas l’empêcher de dormir. Je veux bien tromper Tiphaine, mais non ruiner l’auberge.
– Au diable le gentilhomme ! cria le cornette.
– Par où diable a pu passer l’amoureux de l’hôtesse ? songea Roland, et par où diable va-t-il s’en aller ?
Roland se remit à écouter. En mettant bout à bout les lambeaux de cette conversation, Roland apprit : 1° Que le sieur Tiphaine, deux ou trois fois la semaine, était aussi trompé que peut l’être un mari ; 2° Que l’amoureux s’appelait Agénor, de son petit nom ; 3° Qu’il appartenait à la garnison du château.
Roland se dit que le cornette allait lui ouvrir les portes du château. Il s’installa sur un escabeau, près de la porte. Il n’entendait plus rien. Mais il en savait assez : lorsque le cornette s’en irait, il était résolu à lui dire :
– Voulez-vous me conduire dans le château ? Sans quoi, j’aurais, moi, le regret de vous couper la gorge.
Roland attendit longtemps. Enfin, il entendit s’ouvrir la porte de la chambre voisine.
Roland sortit, et vit une lumière qui s’enfonçait dans l’escalier. Il se mit à descendre avec une légèreté silencieuse. L’escalier conduisait à la cuisine. La lumière continua de descendre et de s’enfoncer dans un escalier en pierre qui conduisait aux caves.
– Le cornette a encore soif !
Roland arrivé au bas de l’escalier, ne vit plus que la lumière posée sur le sol. Martine et le cornette avaient disparu.
Roland se vit dans un caveau, dont la voûte se soutenait sur huit arcs-doubleaux qui venaient s’appuyer sur un pilier central massif. Sur l’une des faces de ce caveau s’ouvrait un couloir qui pouvait se fermer au moyen d’une porte en chêne. À dix pas de là, le couloir était barré par une nouvelle porte – en fer, cette fois.
Le caveau avait dû, autrefois, se trouver sous quelque pavillon isolé qui servait de retraite en cas d’invasion du château. Le souterrain reliait le pavillon au château et on pouvait se sauver par là.
Roland vit la porte de chêne ouverte. Dans le souterrain, le cornette faisait ses adieux à la tendre Martine.
La porte de fer se ferma. Martine revint au caveau, verrouilla la porte de chêne, reprit sa lumière, s’avança et…
– Bonsoir, ma chère hôtesse ! fit Roland se montrant.
Martine devint blanche comme sa fine collerette. Sa petite lampe trembla dans sa main. Martine reconnut sur-le-champ le généreux seigneur de Paris.
– Vous êtes gentilhomme, dit-elle, et vous ne me trahirez pas.
– À Dieu ne plaise, dit Roland. Mais ne restons pas ici. Maître Tiphaine pourrait rentrer, et il vous tuerait.
L’instant d’après, ils étaient installés dans la chambre de Roland. Roland, sans mot dire, aligna sur la table cent pièces d’or. Martine regardait, effarée.
– Ce soldat, dit Roland, cet Agénor…
– Il est cornette et vicomte, dit fièrement Martine.
– Ma chère hôtesse, dit gravement Roland, je veux entrer la nuit prochaine dans le château. Vous prierez M. le vicomte Agénor de vouloir bien m’y introduire…
– Impossible, dit-elle.
– Alors, je vous dénonce à votre mari, qui vous tue. À vous de décider le cornette. Adieu, à la nuit prochaine !
Roland prit Martine par la main et la conduisit jusqu’à sa porte. Un quart d’heure plus tard, il entendit maître Tiphaine qui revenait bredouille !