III LA PORTE SAINT-DENIS.

Après le départ de son père pour le Louvre, Florise s’était mise à ses travaux de maîtresse de maison. Escortée de ses deux femmes de chambre – deux geôlières – elle avait passé l’inspection de deux ou trois armoires. Ayant distribué leur ouvrage aux lavandières, elle rentra chez elle, et les deux geôlières reprirent leur poste dans l’antichambre.

Doucement, Florise murmurait :

– Mon père dit que c’est un truand. Je n’ai jamais vu regard plus loyal. A-t-on le cœur bas quand on est si brave ?

Tout à coup, elle se dressa. Elle parut écouter, et balbutia :

– Folie !…

Elle fit quelques pas, s’arrêta, puis se remît en marche, et, dans l’antichambre, vit ses deux femmes endormies.

– C’est vrai : elles dorment !… bégaya-t-elle, terrifiée. Je puis passer. Je puis sortir. Je ne passerai pas !

Un sourd grondement, dans le ciel. Elle n’entendit pas le tonnerre. Elle ne vit pas que la moitié du ciel était noire. Elle écoutait en elle-même. Jamais l’idée ne lui était venue de désobéir et de sortir seule de l’hôtel. Sortir ! Pourquoi ? Pour aller où ?… On le lui dirait !

Elle ne voulait pas. Tout ce qu’il y avait de conscient en elle résistait. Brusquement sa physionomie prit une expression d’indifférence. C’était elle. Et ce n’était plus elle. Sans hâte, elle se couvrit d’une capuche, et se mit en route. Au grand escalier, elle s’arrêta et murmura :

– Pas par là ?… Par ou, alors ?… Par l’escalier secret ?…

Elle entra dans l’appartement de son père. Elle souleva une tenture, poussa un bouton, et descendit alors un étroit escalier qui aboutissait à une sortie secrète où jamais il n’y avait de gardien ! C’était une porte basse, en fer. Elle s’ouvrait par un mécanisme que Florise fit fonctionner sans aucune recherche ni hésitation.

Et cependant Florise avait toujours ignoré, Florise ignorait encore non seulement le moyen d’arriver à l’escalier secret, non seulement le mécanisme de la porte de fer, mais encore l’existence même de cet escalier et de cette porte.

Un peu après neuf heures et demie, le roi Henri et le maréchal de Saint-André sortirent de Paris et vinrent se mettre à couvert sous les châtaigniers de la route de Saint-Denis. Une litière de voyage attendait les deux courriers en selle. Autour du véhicule, douze cavaliers. À l’intérieur, deux femmes, vigoureuses matrones.

Tout cela était parfaitement organisé. En fait de guet-apens amoureux, le roi était roi. Les comparses étaient stylés. Henri était inquiet, non ému : il en avait vu bien d’autres.

– Sire, dit Saint-André, est-ce que vous escortez tout de suite la belle jusqu’à Pierrefonds ?

– Nous avons, répondit le roi, le mariage de Marguerite. Mon cousin de Savoie s’impatiente. J’irai voir Pierrefonds après les fêtes. J’aurai mes noces, moi aussi.

– Je comprends, dit Saint-André, l’impatience de Tête-de-Fer.

– Tais-toi ! gronda Henri. Regarde cet homme qui vient.

– Le sorcier ! murmura sourdement Saint-André.

Nostradamus s’avança. Il semblait que quelque fatigue énorme eût brisé ses forces. Il s’arrêta près du roi, et ne parut pas voir Saint-André. Henri voyant qu’il se taisait :

– Viendra-t-elle ?…

– Elle vient ! répondit Nostradamus.

Dix minutes se passèrent. Le roi, angoissé, reprit :

– Vous avez dit : elle vient, et…

– La voici ! dit Nostradamus.

Henri et Saint-André jetèrent un avide coup d’œil sur la porte Saint-Denis ; ils ne virent personne.

– Sorcier ! gronda Henri. Songe que c’est au roi que…

Nostradamus, d’un accent de souveraine hauteur, répéta :

– La voici !…

Dans le même instant, Florise apparut, sortit de la porte, franchit le pont et, sans hésitation, comme si elle eût su qu’il y avait là pour elle une litière, monta dans le véhicule et s’assit sur une banquette, où elle s’endormit…

Le tonnerre roula. Le ciel saigna du feu.

– Dieu réprouve ce qui se passe ici ! balbutia Saint-André.

Le roi était demeuré muet de stupeur. Jusqu’à la dernière seconde, il n’avait pas cru à la possibilité du prodige : Florise venant d’elle-même se livre ! Le prodige était accompli.

Il considéra Nostradamus avec effroi. Son regard se reporta sur Florise. Il la vit paisiblement endormie et souriante. Et alors la passion gronda en lui comme le tonnerre là-haut. Il haleta :

– Fût-ce au prix de mon âme, elle sera à moi ! Sorcier, d’où vient ta puissance ? De l’enfer, dit-on. Eh bien, soit ! S’il le faut, je t’offre mon âme…

– Je la prends ! répondit Nostradamus.

Le roi s’élança. Avait-il entendu ? Nous en doutons. Il s’élança, donna rapidement ses ordres au chef de l’escorte et aux deux matrones :

– Dans trois jours, je serai à Pierrefonds…

La litière s’ébranla. Toute l’escorte suivit d’un bon trot. Henri demeura sur place, sous la pluie qui commençait, jusqu’à ce que voiture et chevaux eussent disparu. Alors, sûr du triomphe, il revint à Nostradamus.

– Demandez ce que vous voudrez ! fit-il d’un ton bref.

– Rien. Mais vous avez encore besoin de moi. Vous allez partir pour Pierrefonds. Il faut que je sache le jour.

– C’est aujourd’hui samedi. Mercredi je serai à Pierrefonds.

Nostradamus, s’inclinant, fit un mouvement pour se retirer. Henri le saisit par le bras et gronda :

– Vous avez tenu parole pour la jeune fille. Vous ne voulez rien. Sachez-le cependant : le Louvre vous est ouvert, et malheur à qui chercherait à nous faire du mal. Mais vous avez promis aussi Le Royal de Beaurevers.

– Vous l’aurez ! comme la jeune fille ! Dans quelques jours.

– Comment l’aurai-je Dites ! comment ?

– Comme vous avez eu la fille du grand-prévôt, sire ! C’est le truand qui viendra au roi !…

Le roi, Saint-André, Nostradamus avaient disparu depuis quelques minutes lorsque, du fond d’un bouquet de châtaigniers, s’avança un jeune homme pâle de rage. Il avait tout vu. Cet espion, c’était Roland de Saint-André. Au détour du Louvre, et comme il s’y rendait, il avait rencontré son père escortant le roi. Les deux personnages avaient le visage masqué. Mais Roland, à la taille, au costume, les avait très bien reconnus. Il les avait suivis. Il avait pu pénétrer dans le bosquet sans se faire remarquer. Maintenant il savait tout.

Roland rentra dans Paris et courut jusqu’à un hôtel de la rue de Béthisi, grondant de furieuses imprécations. Au coin de la rue Thibautodé, il se heurta à quelqu’un qui hurla :

– Tudieu, monsieur le coureur, où mettez-vous vos yeux !… Oh ! fit-il tout à coup d’une voix terrible, vous !…

Roland de Saint-André lui aussi eut un cri de haine :

– Le Royal de Beaurevers !

Beaurevers pâlit. Sa main s’abattit sur l’épaule de Roland.

– Au large, truand ! grinça le gentilhomme.

– Je ne te lâche pas, dit Beaurevers. Voilà assez longtemps que vous me cherchez pour me tuer. Dégainez…

Roland se mordit les poings. Son imagination lui montra la litière de Florise. Beaurevers écumait.

– Dégaine ! rugit-il, ou je te tue sans combat.

– J’ai besoin de ma liberté, dit Roland. Nous nous battrons, je vous le jure. Je désire vous étriper. Voulez-vous m’accorder huit jours ?

– Soit ! gronda Beaurevers, à regret. Où ?

– Dans huit jours, venez me trouver en mon hôtel.

Beaurevers lâcha Roland, qui reprit aussitôt sa course furieuse. Puis, essuyant de son manteau la rapière dont il fouettait la pluie, il la rengaina et continua son chemin… Son chemin vers l’hôtel de la grande-prévôté… Son chemin vers Florise !…

Arrivé à son hôtel, Roland de Saint-André sella lui-même son meilleur cheval, sauta en selle, et s’élança… Une heure plus tard, il avait rattrapé la litière de Florise.

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