IX Où Médéric vulgarise la géographie, l’astronomie, l’histoire, la théologie, la philosophie, les sciences exactes, les sciences naturelles et autres menues sciences.

Cependant, le géant et le nain s’en allaient par les champs, baguenaudant au soleil, désireux d’arriver et s’oubliant à chaque coude des sentiers. Médéric s’était de nouveau logé dans l’oreille de Sidoine ; le logis lui convenait de tous points ; il y découvrait sans cesse de nouvelles commodités.

Les deux frères marchaient au hasard. Médéric se laissait conduire au gré des jambes de Sidoine, insoucieux de la route ; et, comme ces jambes mesuraient sans peine dans un de leurs pas vingt degrés d’un méridien terrestre, il s’ensuivit qu’au bout de la première matinée les voyageurs avaient déjà fait le tour du monde un nombre incalculable de fois. Vers midi, Médéric, las de se taire, ne put laisser de nouveau passer les mers et les continents sans donner une leçon de géographie à son compagnon.

– Hé ! mon mignon, dit-il, il y a, en ce moment, des millions de pauvres enfants, enfermés dans des salles froides, qui se tuent les yeux et l’esprit à épeler le monde sur de sales bouts de papier, peints de bleu, de vert, de rouge, couverts de lignes, de noms bizarres, tout comme un grimoire cabalistique. L’homme est à plaindre de ne voir les grands spectacles que rapetissés à sa mesure. Jadis, j’ai par hasard regardé un de ces livres renfermant les contrées connues en vingt ou trente feuilles ; c’est une collection peu récréative, bonne tout au plus à meubler la mémoire des enfants. Que ne peut-on leur ouvrir le livre sublime qui s’étend devant nous, le leur faire lire d’un regard, dans son immensité ! Mais les marmots, fils de nos mères, n’ont pas la taille pour embrasser la page entière. Les anges seuls peuvent faire de la vraie science, si quelque vieux saint d’esprit morose donne là-haut des leçons de géographie. Or, puisqu’il plaît à Dieu de mettre sous nos yeux cette belle carte naturelle, je désire profiter de cette rare faveur pour attirer ton attention sur les diverses façons d’être de la terre.

– Mon frère Médéric, interrompit Sidoine, je suis un ignorant et je crains fort de ne pas te comprendre. Si peu que parler te fatigue, il est plus profitable pour nous deux que tu gardes le silence.

– Comme toujours, mon mignon, tu dis une sottise. J’ai en ce moment un intérêt considérable à t’entretenir sur les connaissances humaines ; car, sache-le, je ne me propose rien moins que de vulgariser ces connaissances. Avant tout, sais-tu ce que c’est que vulgariser ?

– Non. Quitte à dire une nouvelle sottise, l’expression me parait barbare.

– Vulgariser une science, mon mignon, c’est la délayer, l’affadir autant que possible, pour la rendre d’une digestion facile aux cerveaux des enfants et des pauvres d’esprit. Voilà ce qui arrive : les savants dédaignent ces vérités cachées sous de lourdes draperies, et leur préfèrent les vérités nues ; les enfants, jugeant avec raison les études sérieuses venir en leur temps, toujours assez tôt, continuent à jouer jusqu’à l’âge où ils peuvent monter le rude chemin du savoir sans se bander les yeux ; les pauvres d’esprit, je parle de ceux qui n’ont pas la sagesse de se boucher les oreilles, écoutent tant bien que mal les plus belles vulgarisations, s’en bourrent immodérément le cerveau, ce qui les rend des sots complets. Ainsi, personne ne profite de cette idée éminemment philanthropique qui consiste à mettre la science à la portée de tout le monde, personne, si ce n’est le vulgarisateur. Il a fait un tour de force. Tu ne peux décemment m’empêcher de faire un tour de force, mon mignon, si j’ai la moindre vanité d’en vouloir faire un.

– Parle, mon frère Médéric, tes discours ne m’empêchent pas de marcher.

– Voilà de sages paroles. Mon mignon, je te prie de regarder un peu attentivement aux quatre points de l’horizon. De cette hauteur, nous ne distinguons pas les hommes nos frères, nous pouvons prendre aisément leurs villes pour des tas de pavés grisâtres, jetés au fond des plaines ou sur la pente des coteaux. La terre, ainsi considérée, offre un spectacle d’une grandeur singulière : ici des rochers par longues arêtes, là des flaques d’eau dans les trous ; puis, de loin en loin, quelques forêts faisant des taches sombres sur la blancheur du sol. Cette vue a la beauté des horizons immenses ; mais l’homme trouvera toujours plus de charme à contempler une chaumière adossée à une rampe de roches, ayant deux églantiers et un filet d’eau à sa porte.

Sidoine fit une grimace en entendant ce détail poétique. Médéric continua :

– À de longs intervalles, assure-t-on, d’effrayantes secousses brisent les continents, soulèvent les mers, changent les horizons. Un nouvel acte commence dans la grande tragédie de l’Éternité. En ce moment, je me figure regarder un de ces mondes antérieurs, alors que les géographes n’étaient pas. Bienheureuses montagnes, fleuves fortunés, calmes océans, vous vivez en paix vos milliers de siècles, sans noms devant Dieu, formes passagères d’une terre qui changera peut-être demain. Mon mignon et moi, nous vous voyons de bien haut, comme doit vous voir votre Créateur, et nous n’avons point souci de la profondeur des flots, de la hauteur des monts ni des diverses températures des contrées. Ouvre l’oreille, Sidoine, je vulgarise plus que jamais ; je suis en plein dans la géographie physique du globe. Pour l’Éternel, il devra exister autant de différents mondes qu’il y aura eu de bouleversements. Tu dois comprendre cela. Mais l’homme, créature d’une époque, ne peut envisager la terre que sous une seule façon d’être. Depuis la naissance d’Adam, les paysages n’ont pas changé ; ils sont tels que les eaux du dernier déluge les ont laissés à nos pères. Voilà ma besogne singulièrement simplifiée. Nous avons seulement à étudier des lignes immobiles, une certaine configuration nettement arrêtée. La mémoire du regard va suffire. Regarde, tu seras savant. La carte est belle, je pense, et tu as assez d’intelligence pour ouvrir les yeux.

– Je les ouvre, mon frère, je vois des océans, des montagnes, des rivières, des îles, et mille autres choses. Même, lorsque je ferme les paupières, je revois encore ces choses dans la nuit ; c’est là sans doute ce que tu as appelé la mémoire du regard. Mais il serait bon, je crois, de me dire le nom de ces merveilles, de me parler un peu des habitants, après m’avoir décrit la maison.

– Eh ! mon pauvre mignon, j’ai pu te faire en quatre mots un cours de géographie à l’usage des anges ; s’il me fallait t’enseigner maintenant les sornettes débitées aux écoliers dont je te parlais tantôt, je n’aurais pas fini ton éducation dans dix ans d’ici. L’homme s’est plu à tout brouiller sur la terre ; il a donné vingt noms différents à la même pointe de rocher ; il a inventé des continents et en a nié plus encore ; il a tant fondé de royaumes, en a tant anéanti, que chaque caillou, dans les champs, a sûrement servi de frontière à quelque nation morte. Cette rigueur des lignes, cette éternité des mêmes divisions, existent pour Dieu seul. En introduisant l’humanité sur ce vaste théâtre, il se produit un effrayant pêle-mêle. Il est si aisé, chaque cent ans, de prendre une feuille de papier et de dessiner une nouvelle terre, celle du moment ! Si la terre du Créateur avait subi tous les changements de la terre de l’homme, nous aurions devant nous, au lieu de cette carte naturelle si nette au regard, le plus étrange mélange de couleurs et de lignes. Je ne puis m’amuser aux caprices de nos frères. Je te répète de regarder attentivement. Tu en sauras plus dans un regard que tous les géographes du monde ; car tu auras vu de tes yeux les grandes arêtes de la croûte terrestre, que ces messieurs cherchent encore avec leurs niveaux et leurs compas. Voilà, si je ne me trompe, une leçon de géographie physique et politique un peu bien vulgarisée.

Comme le maître cessa de parler, l’élève, qui voyageait pour l’instant au milieu des glaces, enjamba le pôle, sans plus de façons, et posa le pied dans l’autre hémisphère. Il était midi d’un côté, minuit de l’autre. Nos compagnons, qui quittaient un blanc soleil d’avril, continuèrent leur voyage par le plus beau clair de lune qu’on puisse voir. Sidoine, naïf de son naturel, pensa tomber à la renverse du manque de logique que lui parurent avoir en ce moment la lune et le soleil. Il leva le nez, considérant les étoiles.

– Mon mignon, lui cria Médéric dans l’oreille, voici l’instant ou jamais de te vulgariser l’astronomie. L’astronomie est la géographie des astres. Elle enseigne que la terre est un grain de poussière jeté dans l’immensité. C’est une science saine entre toutes, quand elle est prise à dose raisonnable. D’ailleurs, je ne m’appesantirai pas sur cette branche des connaissances humaines ; je te sais modeste, peu curieux de formules mathématiques. Mais, si tu avais le moindre orgueil, il me faudrait bien, pour le guérir de cette vilaine maladie, te faire entrevoir, chiffres en mains, les effrayantes vérités de l’espace. Un homme, si fou qu’il puisse être, quand il considère les étoiles par une nuit claire, ne saurait conserver une seconde la sotte pensée d’un Dieu créant l’univers, pour le plus grand agrément de l’humanité. Il y a là, au front du ciel, un démenti éternel à ces théories mensongères qui, considérant l’homme seul dans la création, disposent des volontés de Dieu à son égard, comme si Dieu avait à s’occuper uniquement de la terre. Les autres mondes, qu’en fait-on ? Si l’œuvre a un but, toute l’œuvre ne sera-t-elle pas employée à atteindre ce but ? Nous, les infiniment petits, apprenons l’astronomie pour savoir quelle place nous tenons dans l’infini. Regarde le ciel, mon mignon, regarde-le bien. Tout géant que tu es, tu as au-dessus de ta tête l’immensité avec ses mystères. Si jamais il te prenait la malencontreuse idée de philosopher sur ton principe et sur ta fin, celle immensité t’empêcherait de conclure.

– Mon frère Médéric, vulgariser est un joli jeu. J’aimerais à apprendre la raison du jour et de la nuit. Voilà d’étranges phénomènes auxquels je n’avais jamais songé.

– Mon mignon, il en est de même de toutes choses. Nous les voyons sans cesse sans en savoir le premier mot. Tu me demandes ce que c’est que le jour ; je n’ose te vulgariser cette grave question de physique. Sache seulement que les savants ignorent, comme toi, la cause de la lumière ; chacun d’eux s’est fait une petite théorie à l’appui de son raisonnement, et le monde n’en est ni plus ni moins éclairé. Mais je puis tenter, pour mon plus grand honneur, une vulgarisation du phénomène de la nuit. Avant tout, apprends que la nuit n’existe pas.

– La nuit n’existe pas, mon frère Médéric ? cependant je la vois.

– Eh ! mon mignon, ferme les yeux et écoute-moi. Ne le sais-tu pas ? seule, l’intelligence de l’homme voit distinctement ; les yeux sont un cadeau de l’esprit du mal, induisant la créature en erreur. La nuit n’existe pas, cela est certain, si le jour existe. Tu vas me comprendre. L’été, au temps des moissons, lorsque le ciel brûle et que les voyageurs ne peuvent supporter l’éclat des routes blanches, ils cherchent un mur, à l’ombre duquel ils marchent, dans une nuit relative. Nous, en ce moment, nous nous promenons à l’ombre de la terre, dans ce que le vulgaire appelle une nuit absolue. Mais, parce que les voyageurs marchent à l’ombre, les champs voisins n’ont-ils plus les chaudes caresses du soleil ? parce que nous ne voyons goutte et ne savons où poser nos pieds, l’infini a-t-il perdu un seul rayon de lumière ? Donc, la nuit n’existe pas, si le jour existe.

– Pourquoi cette dernière restriction, mon frère ? Le jour peut-il ne pas exister ?

– Certes, mon mignon, le jour n’existe pas, si la nuit existe. Oh ! la belle vulgarisation, et que je voudrais avoir quelques douzaines d’enfants pour leur faire oublier leurs jouets ! Écoute : la lumière n’est pas une des conditions essentielles de l’espace ; elle est sans doute un phénomène tout artificiel. Notre soleil pâlit, assure-t-on ; les astres s’éteindront forcément. Alors l’immense nuit régnera de nouveau dans son empire, cet empire du néant dont nous sommes sortis. Tout bien considéré, la nuit existe, si le jour n’existe pas.

– Moi, frère, je suis tenté de croire qu’ils n’existent ni l’un ni l’autre.

– Peut-être bien, mon mignon. Si nous avions le temps nécessaire pour prendre une idée sommaire de toutes les connaissances, je veux dire plusieurs existences d’homme, je te prouverais, par un troisième raisonnement, que la nuit et le jour existent l’un et l’autre. Mais c’est assez nous occuper des sciences physiques ; passons aux sciences naturelles.

Médéric et Sidoine ne s’arrêtaient pas pour causer. Comme, après tout, le seul but de leur promenade était de découvrir le Royaume des Heureux, ils descendaient le globe du nord au midi, le traversaient de l’est à l’ouest, sans se permettre la moindre halte. Cette façon de chercher un empire avait certainement de grands avantages, mais on ne saurait dire qu’elle fût exempte de désagréments. Sidoine risquait depuis la veille des rhumes et des engelures, à passer sans transition des chaleurs accablantes des tropiques aux vents glacés des pôles. Ce qui le contrariait le plus était la brusque disparition du soleil, quand il entrait d’un hémisphère dans l’autre. Toutes les vulgarisations du monde n’auraient pu lui expliquer ce phénomène, qui produisait à ses yeux le va-et-vient de lumière irritant que fait, dans une chambre, un volet ouvert et fermé avec rapidité. Tu peux juger par là le bon pas dont marchaient nos deux compagnons. Quant à Médéric, voituré à l’aise dans l’oreille de son mignon, plus mollement que sur les coussins de la calèche la mieux suspendue, il s’inquiétait peu des incidents de la route, se garait du froid et du chaud. D’ailleurs, il se souciait médiocrement du miroitement du jour et de la nuit.

Les voyageurs venaient de rentrer dans l’hémisphère éclairé. Médéric mit le nez dehors.

– Mon mignon, dit-il, dans les sciences naturelles, l’étude la plus intéressante est celle des diverses races d’une même espèce animale. D’autre part, l’étude de l’espèce humaine offre un attrait tout particulier aux savants, car elle affirme avoir coûté au Créateur toute une journée de travail et n’être pas de la même création que les autres créatures. Nous allons donc examiner les différentes races de la grande famille des hommes. Reste au soleil, afin de voir nos frères et de lire sur leurs faces la vérité de mes paroles. Dès le premier regard, tu peux t’en convaincre, leurs visages, pour l’observateur désintéressé, est aussi laid en tous pays. Dans chaque contrée, je le sais, ils trouvent, chez certains d’entre eux, une rare beauté de lignes ; mais c’est là une pure imagination, puisque les peuples ne s’accordent pas sur l’idée de beauté absolue, chacun adorant ce que dédaigne le voisin ; une vérité est vraie, à la condition d’être vraie toujours et pour tous. Je n’appuierai pas davantage sur la laideur universelle. Les races humaines, – tu les vois à tes pieds, – sont au nombre de quatre : la noire, la rouge, la jaune et la blanche. Il y a certainement des teintes intermédiaires ; en cherchant, on arriverait à établir la gamme entière, du noir au blanc, en passant par toutes les couleurs. Une question, la seule que je veuille approfondir aujourd’hui, se pose d’abord pour l’homme qui veut vulgariser avec honneur. Voici cette question : Adam était-il blanc, jaune, rouge ou noir ? Si j’affirme qu’il était blanc, étant blanc moi-même, je ne sais comment expliquer les singuliers changements de couleurs survenus chez mes frères. Eux-mêmes faisant sans doute le premier père à leur image, les voilà tout aussi embarrassés que moi, lorsqu’ils me considèrent. Avouons-le, la question est épineuse. Ceux qui font métier de la haute science t’expliqueraient peut-être le fait par les influences diverses des climats et des aliments, par cent belles raisons difficiles à prévoir et à comprendre. Moi, je vulgarise, tu m’entendras sans peine. Mon mignon, si l’on trouve aujourd’hui des hommes de quatre couleurs, des noirs, des rouges, des jaunes et des blancs, c’est que Dieu, au premier jour, a créé quatre Adams, un blanc, un jaune, un rouge et un noir.

– Mon frère Médéric, ton explication me satisfait pleinement. Mais, dis-moi, n’est-elle pas un peu impie ? Où serait la fraternité universelle des hommes ? En outre, n’existe-t-il pas un saint livre, dicté par Dieu lui-même, qui parle d’un seul Adam ? Je suis un simple d’esprit, il serait mal à toi de me mettre en tentation de mal penser.

– Mon mignon, tu es trop exigeant. Je ne puis avoir raison et ne pas donner tort aux autres. Sans doute, ma façon de voir en cette matière, qui m’est d’ailleurs personnelle, attaque une vieille croyance, très respectable pour son grand âge. Mais quel mal cela peut-il faire à Dieu, d’étudier son œuvre en toute liberté, puisqu’il nous a laissé cette liberté ? Ce n’est pas le nier, que de discuter son ouvrage. Quand même je nierais le Créateur sous une certaine forme, ce serait pour te le présenter sous une autre. Eh ! mon mignon, je vulgarise la théologie à cette heure ! La théologie est la science de Dieu.

– Bon ! interrompit Sidoine, je la sais, celle-là. Il suffit pour y être passé maître d’avoir l’esprit droit. Enfin je trouve une science simple, qui ne doit pas demander deux mois de raisonnement.

– Que dis-tu là, mon mignon ! La théologie, une science simple ! Pas deux mots de raisonnement ! Certes, il est simple, pour les cœurs naïfs, de reconnaître un Dieu et de borner là leur science, ce qui leur permet d’être savants à peu de frais. Mais les esprits inquiets, une fois Dieu trouvé, en font leur Dieu. Chacun a le sien, qu’il a abaissé à son niveau, afin de le comprendre ; chacun défend son idole, attaque l’idole d’autrui. De là un effroyable entassement de volumes, une éternelle matière à querelle : les façons d’être de Celui qui est, la meilleure méthode de l’adorer, ses manifestations sur la terre, le but final qu’il se propose. Le ciel me garde de vulgariser une telle science ; je tiens trop à mon bon sens !

Médéric se tut, ayant l’âme attristée de ces mille vérités qu’il remuait à la pelle. Sidoine, ne l’entendant plus, hasarda une enjambée et arriva droit en Chine. Les habitants, leurs villes, leur civilisation, l’étonnèrent profondément. Il se décida à poser une question.

– Mon frère Médéric, demanda-t-il, voici un peuple qui me fait désirer de t’entendre vulgariser l’histoire. Certainement cet empire doit tenir une large place dans les annales des hommes ?

– Mon mignon, répondit Médéric, puisque tu ne peux te lasser de t’instruire, je veux bien te faire en peu de mots un cours d’histoire universelle. Ma méthode est fort simple ; je compte l’appliquer tout au long, un de ces jours. Elle repose sur le néant de l’homme. Lorsque l’historien interroge les siècles, il voit les sociétés, parties de la naïveté première, s’élever jusqu’à la plus haute civilisation, puis retomber de nouveau dans l’antique barbarie. Ainsi, les empires se succèdent, en s’écroulant tour à tour ; chaque fois qu’un peuple se croit parvenu à la suprême science, cette science elle-même cause sa ruine, et le monde est ramené à son ignorance native. Au commencement des temps, l’Égypte bâtit ses pyramides, borde le Nil de ses cités ; dans l’ombre de ses temples, elle résout les grands problèmes dont l’humanité cherche encore aujourd’hui les solutions ; la première, elle a l’idée de l’unité de Dieu et de l’immortalité de l’âme ; puis, elle meurt, au soir des fêtes de Cléopâtre, en emportant avec elle les secrets de dix-huit siècles. La Grèce sourit alors, parfumée et mélodieuse ; son nom nous parvient mêlé à des cris de liberté et à des chants sublimes ; elle peuple le ciel de ses rêves, elle divinise le marbre de son ciseau ; bientôt lasse de gloire, lasse d’amour, elle s’efface, ne laissant que des ruines pour témoigner de sa grandeur passée. Enfin Rome s’élève, grandie des dépouilles du monde ; la guerrière soumet les peuples, règne par le droit écrit, et perd la liberté en acquérant la puissance ; elle hérite des richesses de l’Égypte, du courage et de la poésie de la Grèce ; elle est toute volupté, toute splendeur ; mais, lorsque la guerrière s’est changée en courtisane, un ouragan venu du nord passe sur la ville éternelle, en dissipe aux quatre vents les arts et la civilisation.

Si jamais discours fit bâiller Sidoine, ce fut celui que Médéric déclamait de la sorte.

– Et la Chine ? demanda-t-il d’un ton modeste.

– La Chine ! s’écria Médéric, le diable t’emporte ! Voilà mon histoire universelle inachevée, j’ai perdu l’élan nécessaire pour une pareille tâche. Est-ce que la Chine existe ? Tu crois la voir, et les apparences te donnent raison, je l’avoue ; mais ouvre le premier traité d’histoire venu, tu ne trouveras pas dix pages sur cet empire prétendu si grand par ces mauvais plaisants de géographes. Une moitié du monde a toujours parfaitement ignoré l’histoire de l’autre moitié.

– Le monde n’est pourtant pas si grand, remarqua Sidoine.

– D’ailleurs, mon mignon, sans plus vulgariser, j’estime singulièrement la Chine, je la crains même un peu, comme tout ce qui est inconnu. Je crois voir en elle la grande nation de l’avenir. Demain, quand notre civilisation tombera, ainsi qu’ont tombé toutes les civilisations passées, l’extrême Orient héritera sans doute des sciences de l’Occident, et deviendra à son tour la contrée polie, savante par excellence. C’est là une déduction mathématique de ma méthode historique.

– Mathématique ! dit Sidoine, qui venait de quitter la Chine à regret. C’est cela. Je veux apprendre les mathématiques.

– Les mathématiques, mon mignon, ont fait bien des ingrats. Je consens cependant à te faire goûter à ces sources de toutes vérités. La saveur en est âpre ; il faut de longs jours pour que l’homme s’habitue à la divine volupté d’une éternelle certitude. Car sache-le, les sciences exactes donnent seules cette certitude vainement cherchée par la philosophie.

– La philosophie ! Tu ne pouvais mieux parler, mon frère Médéric. La philosophie me paraît devoir être une étude très agréable.

– Sûrement, mon mignon, elle a certains charmes. Les gens du peuple aiment à visiter les maisons d’aliénés, attirés par leur goût du bizarre, par le plaisir qu’ils prennent au spectacle des misères humaines. Je m’étonne de ne pas leur voir lire avec passion l’histoire de la philosophie ; car les fous, pour être philosophes, n’en sont pas moins des fous très récréatifs. La médecine...

– La médecine ! que ne le disais-tu plus tôt ? Je veux être médecin pour me guérir, lorsque j’aurai la fièvre.

– Soit. La médecine est une belle science ; quand elle guérira, elle deviendra une science utile. Jusque-là, il est permis de l’étudier en artiste, sans l’exercer, ce qui est plus humain. Elle a quelque parenté avec le droit, qu’on étudie par simple curiosité d’amateur, pour ne plus s’en préoccuper ensuite.

– Alors, mon frère Médéric, je ne vois aucun inconvénient à commencer par l’étude du droit.

– Quelques mots d’abord sur la rhétorique, mon mignon.

– Oui, la rhétorique me convient assez.

– En grec...

– Le grec, je ne demande pas mieux.

– En latin...

– Le latin d’abord, le grec ensuite, comme tu voudras, mon frère Médéric. Mais ne serait-il pas bon de connaître auparavant l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol et les autres langues modernes ?

– Oh ! la la ! mon mignon ! cria Médéric essoufflé, vulgarisons avec mesure, je te prie. J’ai la langue sèche. Je reconnais humblement ne pouvoir dire qu’un nombre limité de mots par minute. Chaque science, s’il plaît à Dieu, viendra à son heure. Par grâce, un peu de méthode. Ma première leçon n’est pas précisément remarquable par la clarté de l’exposition ni l’enchaînement logique des sujets. Causons toujours, si cela te plaît, mais causons à l’avenir avec l’ordre et le calme qui distinguent la conversation des honnêtes gens.

– Mon frère Médéric, tes sages paroles me donnent à réfléchir. J’aime peu à parler, encore moins à écouter, parce que, dans le second cas, il me faut penser pour comprendre, besogne inutile dans le premier. Certes, il me plairait d’approfondir toutes les connaissances humaines ; mais, vraiment, je préfère les ignorer ma vie entière, si tu ne peux me les communiquer toutes ensemble en trois mots.

– Eh ! mon mignon, que ne me confiais-tu ton horreur des détails ? Je t’aurais, dès le début et sans ouvrir la bouche, donné la pure essence des mille et une vérité de ce monde, cela dans un simple geste. N’écoute plus, regarde. Voici la suprême science.

Ce disant, Médéric grimpa sur le nez de Sidoine, ce nez qu’il avait si heureusement comparé au clocher de son village. Il s’assit à califourchon sur l’extrémité, les jambes dans l’abîme ; puis, il se renversa un peu en arrière, regardant son mignon d’une façon sournoise et railleuse. Il leva ensuite la main droite grande ouverte, appuya délicatement le pouce au bout de son propre nez ; et, se tournant aux quatre points de l’horizon, il salua la terre en agitant les doigts de l’air le plus galant qu’on puisse voir.

– Oh ! alors, dit Sidoine, les ignorants ne sont pas ceux qu’on pense. Grand merci de la vulgarisation.

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