VIII L’aimable Primevère, reine du Royaume des Heureux

Il est grand temps, Ninon, de te conter les merveilles du Royaume des Heureux. Voici les détails que Médéric tenait de son ami le bouvreuil.

Le Royaume des Heureux est situé dans un monde que les géographes n’ont encore pu découvrir, mais qu’ont bien connu les braves cœurs de tous les temps, pour l’avoir maintes fois visité en songe. Je ne saurais rien te dire sur la mesure de sa surface, la hauteur de ses montagnes, la longueur de ses fleuves ; les frontières n’en sont point parfaitement arrêtées, et, jusqu’à ce jour, la science du géomètre consiste, dans ce fortuné pays, à mesurer la terre par petits coins, selon les besoins de chaque famille. Le printemps n’y règne pas éternellement, comme tu pourrais le croire, la fleur a ses épines ; la plaine est semée de grands rocs ; les crépuscules sont suivis de nuits sombres, suivies à leur tour de blanches aurores. La fécondité, le climat salubre, la beauté suprême de ce royaume, proviennent de l’admirable harmonie, du savant équilibre des éléments. Le soleil mûrit les fruits que la pluie a fait croître ; la nuit repose le sillon du travail fécondant du jour. Jamais le ciel ne brûle les moissons, jamais les froids n’arrêtent les rivières dans leur course. Rien n’est vainqueur ; tout se contre-balance, se met pour sa part dans l’ordre universel ; de sorte que ce monde, où entrent en égale quantité toutes les influences contraires, est un monde de paix, de justice et de devoir.

Le Royaume des Heureux est très peuplé ; depuis quand ? on l’ignore ; mais, à coup sûr, on ne donnerait pas dix ans à cette nation. Elle ne paraît pas encore se douter de la perfectibilité du genre humain, elle vit paisiblement, sans avoir besoin de voter chaque jour, pour maintenir une loi, vingt lois qui chacune en demanderont à leur tour vingt autres pour être également maintenues. L’édifice d’iniquité et d’oppression n’en est qu’aux fondements. Quelques grands sentiments, simples comme des vérités, y tiennent lieu de règles : la fraternité devant Dieu, le besoin de repos, la connaissance du néant de la créature, le vague espoir d’une tranquillité éternelle. Il y a une entente tacite entre ces passants d’une heure, qui se demandent à quoi bon se coudoyer lorsque la route est large et mène petits et grands à la même porte. Une nature harmonieuse, toujours semblable à elle-même, a influé sur le caractère des habitants : ils ont, comme elle, une âme riche d’émotions, accessible à tous les sentiments. Cette âme, où la moindre passion en plus amènerait des tempêtes, jouit d’un calme inaltérable, par la juste répartition des facultés bonnes et mauvaises.

Tu le vois, Ninon, ce ne sont pas là des anges, et leur monde n’est pas un paradis. Un rêveur de nos pays fiévreux s’accommoderait mal de cette région tempérée où le cœur doit battre d’un mouvement régulier, aux caresses d’un air pur et tiède. Il dédaignerait ces horizons tranquilles, baignés d’une lumière blanche, sans orages, sans midis éblouissants. Mais quelle douce patrie pour ceux qui, sortis hier de la mort, se souviennent en soupirant du bon sommeil qu’ils ont dormi dans l’éternité passée, et qui attendent d’heure en heure le repos de l’éternité future. Ceux-là se refusent à souffrir la vie ; ils aspirent à cet équilibre, à cette sainte tranquillité, qui leur rappelle leur véritable essence, celle de n’être pas. Se sentant à la fois bons et méchants, ils ont pris pour loi d’effacer autant que possible la créature sous le ciel, de lui rendre sa place dans la création, en réglant les harmonies de leur âme sur les harmonies de l’univers.

Chez un tel peuple, il ne peut exister grande hiérarchie. Il se contente de vivre, sans se séparer en castes ennemies, ce qui le dispense d’avoir une histoire. Il refuse ces choix du hasard qui appellent certains hommes à la domination de leurs frères, en leur donnant une part d’intelligence plus grande que la commune part dont le ciel peut disposer envers chacun de ses enfants. Courageux et poltrons, idiots et hommes de génie, bons et méchants, se résignent en ce pays à n’être rien par eux-mêmes, à se reconnaître pour tout mérite celui de faire partie de la famille humaine. De cette pensée de justice est née une société modeste, un peu monotone au premier regard, n’ayant pas de fortes personnalités, mais d’un ensemble admirable, ne nourrissant aucune haine, constituant un véritable peuple, dans le sens le plus exact de ce mot.

Donc, ni petits ni grands, ni riches ni pauvres, pas de dignités, pas d’échelle sociale, les uns en haut, les autres en bas, et ceux-ci poussant ceux-là ; une nation insouciante, vivant de tranquillité, aimante et philosophe ; des hommes qui ne sont plus des hommes. Cependant, aux premiers jours du royaume, pour ne pas trop se faire montrer au doigt par leurs voisins, ils avaient sacrifié aux idées reçues en nommant un roi. Ils n’en sentaient pas le besoin ; ils ne virent dans cette mesure qu’une simple formalité, même un moyen ingénieux d’abriter leur liberté à l’ombre d’une monarchie. Ils choisirent le plus humble des citoyens, non point assez bête pour qu’il pût devenir méchant à la longue, mais d’une intelligence suffisante pour qu’il se sentît le frère de ses sujets. Ce choix fut une des causes de la paisible prospérité du royaume. La mesure prise, le roi oublia peu à peu qu’il avait un peuple, le peuple, qu’il avait un roi. Le gouvernant et les gouvernés s’en allèrent ainsi côte à côte dans les siècles, se protégeant mutuellement, sans en avoir conscience ; les lois régnaient par cela même qu’elles ne se faisaient pas sentir ; le pays jouissait d’un ordre parfait, résultant de sa position unique dans l’histoire : une monarchie libre dans un peuple libre.

Ce seraient de curieuses annales, celles qui conteraient l’histoire des rois du Royaume des Heureux. Certes, les grands exploits et les réformes humanitaires y tiendraient peu de place, y offriraient un mince intérêt ; mais les braves gens prendraient plaisir à voir avec quelle naïve simplicité se succédait sur le trône cette race d’excellents hommes qui naissaient rois tout naturellement, qui portaient la couronne, comme on porte au berceau des cheveux blonds ou noirs. La nation, ayant au commencement pris la peine de se donner un maître, entendait bien ne plus s’occuper de ce soin, et comptait avoir voté une fois pour toutes. Elle n’agissait pas précisément ainsi par respect pour l’hérédité, mot dont elle ignorait le sens ; mais cette façon de procéder lui paraissait de beaucoup la plus commode.

Aussi, lors du règne de l’aimable Primevère, aucun généalogiste n’aurait-il pu, en remontant le cours des temps, suivre, dans ses différents membres, cette longue descendance de rois, tous issus du même père. L’héritage royal les suivait dans les âges, sans qu’ils aient jamais à s’inquiéter si quelque mendiant ne le leur volait pas en route. Maints d’entre eux parurent même ignorer toute leur vie la haute sinécure qu’ils tenaient de leurs aïeux. Pères, mères, fils, filles, frères, sœurs, oncles, tantes, neveux, nièces, s’étaient passé le sceptre de main en main, comme un joyau de famille.

Le peuple aurait fini par ne plus reconnaître son roi du moment, dans une parenté devenue nombreuse à la longue et fort embrouillée, sans la bonhomie mise par les princes eux-mêmes à se faire reconnaître. Parfois il se présentait telle circonstance où un roi était d’une nécessité absolue. Comme, à tout prendre, le cours ordinaire des choses est préférable, les sujets sommaient leur maître légitime de se nommer. Alors celui qui possédait le bâton de bois doré dans un coin de sa maison, le prenait modestement, jouait son personnage, quitte à se retirer, la farce terminée. Ces courtes apparitions d’une majesté mettaient un peu d’ordre dans les souvenirs de la nation.

Il faut le faire remarquer, au grand honneur de la famille régnante, jamais, à l’appel du peuple, deux rois ne s’étaient présentés ; entre héritiers, le fait mérite d’être constaté : pas d’arrière-neveu envieux du gros lot échu à la branche aînée. Je ne puis affirmer cependant que l’aimable Primevère fût issue directement du roi fondateur de la dynastie. Tu le sais de reste, on n’est pas toujours la fille de son père. En toute certitude, la dignité de reine s’était transmise jusqu’à elle, d’après les lois civiles de parenté. Elle avait dans les veines un sang rose où peut-être pas une goutte de sang royal ne se trouvait mêlée, mais qui certainement gardait encore quelques atomes du sang du premier homme. Magnifique exemple, pour les peuples et les princes de nos contrées, que cette dynastie se développant sans secousse, descendant les âges, au gré des naissances et des morts.

Le père de l’aimable Primevère, comme il vieillissait, oubliant le grand art de ses ancêtres, eut la singulière idée de vouloir apporter quelques réformes dans le gouvernement. Une république faillit bel et bien être déclarée. Sur ces entrefaites, le bonhomme mourut, ce qui évita à ses sujets la peine de se fâcher. Ils n’eurent garde, dès lors, de changer un système politique dont ils se trouvaient au mieux depuis tant de siècles, ils laissèrent tranquillement monter sur le trône la fille unique du défunt, l’aimable Primevère, âgée de douze ans.

L’enfant, qui avait un grand sens pour son âge, se garda de suivre l’exemple de son père. Ayant appris ce qu’il en coûtait de vouloir le bonheur d’une nation qui déclarait jouir d’une parfaite félicité, elle chercha ailleurs des êtres à consoler, des existences à rendre plus douces. Selon l’histoire, elle tenait du ciel une de ces âmes de femmes, faites de pitié et d’amour, souffles d’un Dieu meilleur, et d’une essence si pure que les hommes, pour expliquer cette bonté pénétrante, ont été forcés d’inventer tout un peuple d’anges et de chérubins. Eh ! oui, Ninon, nous peuplons le ciel de nos amoureuses, de nos sœurs à la voix tendre, de nos mères, ces saintes âmes, les anges gardiens de nos prières. Dieu ne perd rien à cette croyance, qui est la mienne. S’il lui faut une milice céleste, il a là-haut, autour de son trône, les pensées miséricordieuses de tous les braves cœurs de femmes aimant en ce monde.

Primevère donna, dès sa naissance, plusieurs preuves de sa mission ; elle naissait pour protéger les faibles et faire des œuvres de paix et de justice. Je ne te dirai point, quand sa mère l’enfanta, qu’on remarqua plus de soleil aux cieux, plus d’allégresse dans les cœurs. Cependant, ce jour-là les hirondelles du toit causèrent de l’événement plus tard que de coutume. Si les loups ne s’attendrirent pas, les larmes de joie n’étant guère dans leur nature, les brebis, passant devant la porte, bêlèrent doucement, se regardant avec des yeux humides. Il y eut, parmi les bêtes du pays, j’entends les bonnes bêtes, une émotion qui adoucit pour une heure leur triste condition de brute. Un Messie était né, attendu de ces pauvres intelligences ; je te le demande, et cela sans raillerie sacrilège, dans leurs souffrances et leurs ténèbres, ne doivent-elles pas, comme nous, espérer un Sauveur ?

Couchée dans son berceau, Primevère, en ouvrant les yeux, accorda son premier sourire au chien et au chat de la maison, assis sur leur derrière, aux deux bords du petit lit, gravement, comme il sied à de hauts dignitaires. Elle versa sa première larme, tendant les mains vers une cage où chantait tristement un rossignol ; lorsque, pour l’apaiser, on lui eut remis la frêle prison, elle l’ouvrit et reprit son sourire, à voir l’oiseau étendre larges ses ailes.

Je ne puis te conter, jour par jour, sa jeunesse passée à placer près des fourmilières des poignées de blé, non tout à fait au bord, pour ne pas ôter aux ouvrières le plaisir du travail, mais à une courte distance, afin de ménager les pauvres membres de ces infiniment petits ; sa belle jeunesse dont elle fit une longue fête, soulageant son besoin de bonté, donnant à son cœur la continuelle joie de faire le bien, d’aider les misérables : pierrots et hannetons sauvés des mains de méchants garçons, chèvres consolées par une caresse de la perte de leurs chevreaux, bêtes domestiques nourries grassement d’os et de soupes cuites, pain émietté sur les toits, fétu de paille tendu aux insectes naufragés, bienfaits, douces paroles de toutes sortes.

Je l’ai dit, elle eut de bonne heure l’âge de raison. Ce qui d’abord avait été chez elle instinct du cœur, devint bientôt jugement et règle de conduite. Ce ne fut plus seulement sa bonté naturelle qui lui fit aimer les bêtes ; ce bon sens dont nous nous servons pour dominer, eut en elle ce rare résultat, de lui donner plus d’amour, en l’aidant à comprendre combien les créatures ont besoin d’être aimées. Quand elle allait par les sentiers, avec les fillettes de son âge, elle prêchait parfois sa mission, et c’était un charmant spectacle que ce docteur aux lèvres roses, d’une naïveté grave, expliquant à ses disciples la nouvelle religion, celle qui apprend à tendre la main, dans la création, aux êtres les plus déshérités. Elle disait souvent qu’elle avait eu jadis de grandes pitiés, en songeant aux bêtes privées de la parole, ne pouvant ainsi nous témoigner leurs besoins ; elle craignait, dans ses premières années, de passer à leur côté, quand elles avaient faim ou soif, et de s’éloigner sans les soulager, leur laissant ainsi la haineuse pensée du mauvais cœur d’une petite fille se refusant à la charité. De là, disait-elle, vient toute la mésintelligence entre les fils de Dieu, depuis l’homme jusqu’au ver ; ils n’entendent point leurs langages, ils se dédaignent, faute de se comprendre assez pour se secourir en frères.

Bien des fois, en face d’un grand bœuf qui arrêtait, des heures entières, ses yeux mornes sur elle, elle avait cherché avec angoisse ce que pouvait désirer la pauvre créature qui la regardait si tristement. Mais maintenant, pour sa part, elle ne craignait plus d’être jugée méchante. La langue de chaque bête lui était connue ; elle devait cette science à l’amitié de ses chers malheureux qui la lui avaient enseignée dans une longue fréquentation. Et quand on lui demandait la façon d’apprendre ces milliers de langages, pour mettre fin à un malentendu qui rend la création mauvaise, elle répondait avec un doux sourire : « Aimez les bêtes, vous les comprendrez. »

Ce n’étaient pas d’ailleurs des raisonnements bien profonds que les siens ; elle jugeait avec le cœur, ne s’embarrassant pas d’idées philosophiques qu’elle ignorait. Sa façon de voir avait ceci d’étrange, en notre siècle d’orgueil, qu’elle ne considérait pas l’homme seul dans l’œuvre de Dieu. Elle aimait la vie sous toutes les formes ; elle voyait les êtres, du plus humble jusqu’au plus grand, gémir sous une même loi de souffrance ; dans cette fraternité des larmes, elle ne pouvait distinguer ceux qui ont une âme de ceux auxquels nous n’en accordons pas. La pierre seule la laissait insensible ; et encore, par les rudes gelées de janvier, elle songeait à ces pauvres cailloux qui devaient avoir si froid sur les grands chemins. Elle s’était attachée aux bêtes, comme nous nous attachons aux aveugles et aux muets, parce qu’ils ne voient ni n’entendent. Elle allait chercher les plus misérables des créatures, par besoin d’aimer beaucoup.

Certes, elle n’avait pas la sotte idée de croire un homme caché sous la peau d’un âne ou d’un loup ; ce sont là d’absurdes inventions pouvant venir à un philosophe, mais peu faites pour la tête blonde d’une petite fille. Voilà encore un parfait égoïste, le sage qui a déclaré aimer les bêtes parce que les bêtes sont des hommes déguisés ! Pour elle, Dieu merci ! elle croyait les bêtes des bêtes complètes. Elle les aimait naïvement, songeant qu’elles vivent, qu’elles sentent la joie et la douleur comme nous. Elle les traitait en sœurs, tout en comprenant la différence qui existe entre leur être et le nôtre, mais en se disant aussi que Dieu, leur ayant donné la vie, les a faites pour être consolées.

Lorsque l’aimable Primevère monta sur le trône, voyant qu’elle ne pouvait faire œuvre de charité en travaillant au bonheur de son peuple, elle prit la résolution de travailler à celui des bêtes de son royaume. Puisque les hommes se déclaraient parfaitement heureux, elle se consacrait à la félicité des insectes et des lions. Ainsi elle apaisait son besoin d’aimer.

Il faut le dire, si la concorde régnait dans les villes, il n’en était pas de même dans les bois. De tous temps, Primevère avait éprouvé de douloureux étonnements à voir la guerre éternelle que se livrent entre elles les créatures. Elle ne pouvait s’expliquer l’araignée buvant le sang de la mouche, l’oiseau se nourrissant de l’araignée. Un de ses plus pesants cauchemars consistait à voir, par les mauvaises nuits d’hiver, une sorte de ronde effrayante, un cercle immense emplissant les cieux ; ce cercle était formé de tous les êtres placés à la file, se dévorant les uns les autres ; il tournait sans cesse, emporté dans la furie du terrible festin. L’épouvante mettait au front de l’enfant une sueur froide, lorsqu’elle comprenait que ce festin ne pouvait finir, que les êtres tourneraient ainsi éternellement, au milieu de cris d’agonie.

Mais c’était là un rêve pour elle ; la chère fillette n’avait pas conscience de la loi fatale de la vie, qui ne peut être sans la mort. Elle croyait au pouvoir souverain de ses larmes.

Voici le beau projet qu’elle forma, dans son innocence et sa bonté, pour le plus grand bonheur des bêtes de son royaume.

À peine maîtresse du pouvoir, elle fit publier à son de trompe, aux carrefours de chaque forêt, dans les basses-cours et sur les places des grandes villes, que toute bête se sentant lasse du métier de vagabond trouverait un asile sûr à la cour de l’aimable Primevère. En outre, disait la proclamation, les pensionnaires, instruits dans l’art difficile d’être heureux, selon les lois du cœur et de la raison, jouiraient d’une nourriture abondante, exempte de larmes. Comme l’hiver approchait, les repas devenant rares, des loups maigres, des insectes frileux, tous les animaux domestiques de la contrée, les chats et les chiens errants, enfin cinq à six douzaines de bêtes fauves curieuses se rendirent à l’appel de la jeune reine.

Elle les logea commodément dans un grand hangar, leur donnant mille douceurs les plus nouvelles pour eux. Son système d’éducation était simple comme son âme ; il consistait à beaucoup aimer ses élèves, leur prêchant d’exemple un amour mutuel. Elle fit construire pour chacun d’eux une cellule semblable, sans se soucier de leurs différences de nature, les pourvut de bonnes couches de paille et de bruyère, d’auges propres et à hauteur convenable, de couvertures en hiver, de branches de feuillage en été. Le plus possible, elle voulait les amener à oublier leur vie vagabonde, aux joies cuisantes ; aussi avait-elle, bien à regret, fait entourer le hangar de fortes grilles, pour aider à la conversion, en mettant une barrière entre l’esprit de révolte des bêtes du dehors et les excellentes dispositions de ses disciples. Matin et soir, elle les visitait, les réunissait dans une salle commune, où elle les caressait, chacune selon le mérite. Elle ne leur tenait pas elle-même de longs discours, mais les excitait à des discussions amicales, sur des cas délicats de fraternité et d’abnégation, encourageant les orateurs bien pensants, réprimandant avec bonté ceux qui élevaient un peu trop la voix. Son but était de les confondre peu à peu en un même peuple ; elle espérait faire perdre à chaque espèce sa langue et ses habitudes, les conduire toutes insensiblement à une unité universelle, en brouillant pour elles, par un continuel contact, leurs diverses façons de voir et d’entendre. Ainsi elle posait les faibles sous les pattes des forts, elle amenait à converser entre eux la cigale, au cri aigre, et le taureau, ronflant à pleins naseaux ; elle logeait à côté des lévriers les lièvres, et les renards, au beau milieu des poules. Mais la mesure qu’elle pensa la plus habile fut de servir dans les écuelles de tous une même nourriture. Cette nourriture ne pouvant être ni chair ni poisson, l’ordinaire se composa pour chacun d’une écuelle de lait par jour, plus ou moins profonde, selon l’appétit du pensionnaire.

Tout se trouvant réglé de la sorte, l’aimable Primevère attendit les résultats. Ils ne pouvaient manquer d’être bons, pensait-elle, puisque les moyens employés étaient excellents en eux-mêmes. Les hommes de son royaume se déclaraient de plus en plus heureux, se fâchant dès qu’un philanthrope cherchait à leur démontrer leur misère. Les bêtes, au contraire, avouaient leur malheur et travaillaient à se donner une félicité parfaite. L’aimable Primevère, à cette époque, se trouvait être sans aucun doute la meilleure, la plus satisfaite des reines.

Médéric n’en savait pas plus long sur le Royaume des Heureux. Son ami le bouvreuil lui avait fait entendre qu’il s’était envolé, un beau matin, du hangar hospitalier, sans lui confier la raison de cette fuite inexplicable. Franchement, ce bouvreuil devait être un méchant garnement, n’aimant pas le lait, préférant le soleil et les ronces.

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