X De diverses rencontres, étranges et imprévues, que firent Sidoine et Médéric

Le soir venu, Sidoine s’arrêta court. Je dis le soir, et je m’exprime mal. Les moments que nous nommons soir et matin n’existaient pas pour des gens suivant le soleil dans sa course, faisant le jour et la nuit à leur volonté. En toute vérité, nos voyageurs couraient le monde depuis environ douze heures.

– Les poings me démangent, dit Sidoine.

– Gratte-les, mon mignon, répondit Médéric. Je ne puis t’offrir d’autre soulagement. Mais, dis-moi, l’éducation n’a-t-elle pas un peu adouci ton naturel batailleur ?

– Non, frère. À vrai dire, mon métier de roi m’a dégoûté des taloches. Les hommes sont vraiment trop faciles à tuer.

– Voilà, mon mignon, de l’humanité bien entendue. Hé ! marche donc ! Tu le sais, nous cherchons la Royaume des Heureux.

– Si je le sais ! Cherchons-nous réellement le Royaume des Heureux ?

– Comment ! mais nous ne faisons autre chose. Jamais homme n’est allé aussi droit au but. Ce Royaume des Heureux doit être singulièrement situé, je l’avoue, pour toujours échapper à nos regards. Il serait peut-être bon de demander notre chemin.

– Oui, frère, occupons-nous des sentiers, si nous voulons qu’ils nous conduisent quelque part.

En ce moment, Sidoine et Médéric se trouvaient sur une grande route, non loin d’une ville. Des deux côtés s’étendaient de vastes parcs, enclos de murs peu élevés, au-dessus desquels passaient des branches d’arbres fruitiers, chargées de pommes, de poires, de pêches, appétissantes à voir, et qui auraient suffi au dessert d’une armée.

Comme ils avançaient, ils avisèrent, assis contre un de ces murs, un bonhomme d’aspect misérable. À leur approche, la pauvre créature se leva, traînant les pieds, grelottant de faim.

– La charité, mes bons messieurs ! demanda-t-il.

– La charité ! lui cria Médéric ; mon ami, je ne sais où elle est. Seriez-vous égaré comme nous ? Vous nous obligeriez, si vous pouviez nous indiquer le Royaume des Heureux.

– La charité, mes bons messieurs ! répéta le mendiant. Je n’ai pas mangé depuis trois jours.

– Pas mangé depuis trois jours ! dit Sidoine émerveillé. Je ne pourrais en faire autant.

– Pas mangé depuis trois jours ! reprit Médéric. Eh ! mon ami, pourquoi tenter une pareille expérience ? il est universellement reconnu qu’il faut manger pour vivre.

Le bonhomme s’était de nouveau assis au pied du mur. Il se frottait les mains l’une contre l’autre, fermant les yeux de faiblesse.

– J’ai bien faim, dit-il à voix basse.

– Vous n’aimez donc ni les pêches, ni les poires, ni les pommes ? demanda Médéric.

– J’aime tout, mais je n’ai rien.

– Eh ! mon ami, êtes-vous aveugle ? Allongez la main. Il y a là, sur votre nez, une pêche magnifique qui vous donnera à boire et à manger, le tout ensemble.

– Cette pêche n’est pas à moi, répondit le pauvre.

Les deux compagnons se regardèrent, stupéfaits de cette réponse, ne sachant s’ils devaient rire ou se fâcher.

– Écoutez, bonhomme, reprit Médéric, nous n’aimons pas qu’on se moque de nous. Si vous avez fait gageure de vous laisser mourir de faim, gagnez tout à votre aise votre pari. Si, au contraire, vous désirez vivre le plus longtemps possible ; mangez et digérez au soleil.

– Monsieur, répondit le mendiant, je le vois, vous n’êtes pas de ce pays. Vous sauriez qu’on y meurt parfaitement de faim, sans en faire la gageure. Ici, les uns mangent, les autres ne mangent pas. On se trouve dans l’une ou l’autre classe, selon le hasard de la naissance. D’ailleurs, c’est là un état de choses accepté ; il faut que vous veniez de loin pour vous en étonner.

– Voilà de singulières histoires. Et combien êtes-vous qui ne mangez pas ?

– Mais plusieurs centaines de mille.

– Ah ! mon frère Médéric, interrompit Sidoine, la rencontre me paraît des plus étranges et des plus imprévues. Je n’aurais jamais cru qu’on pût trouver sur la terre des gens qui eussent le singulier don de vivre sans manger. Tu ne m’as donc pas tout vulgarisé ?

– Mon mignon, j’ignorais cette particularité. Je la recommande aux naturalistes, comme un nouveau caractère bien tranché séparant l’espèce humaine des autres espèces animales. Je comprends maintenant que, dans ce pays, les pêches ne soient pas à tout le monde. Les petitesses de l’homme ont leurs grandeurs. Du moment où tous n’ont pas une commune richesse, il naît de cette injustice une belle et suprême justice, celle de conserver à chacun son bien.

Le mendiant avait repris son sourire doux et navrant. Il s’affaissait sur lui-même, comme ne pensant plus, comme s’abandonnant au bon plaisir du ciel. Il balbutia de nouveau, de sa voix traînante :

– La charité, mes bons messieurs !

– La charité, bonhomme, dit Médéric, je sais où elle est. Cette pêche n’est pas à toi, et tu n’oses la prendre, obéissant en cela aux lois de ton pays, te conformant à cette idée du respect de la propriété que tu as sucée avec le lait de ta mère. Ce sont là de bonnes croyances qui doivent être fortement enseignées chez les hommes, s’ils veulent que le tremblant échafaudage de leur société ne croule pas aux premières attaques de l’esprit d’examen. Moi, qui ne suis pas de cette société, qui refuse toute fraternité avec mes frères, je puis enfreindre leurs lois, sans porter le moindre tort à leur législation ni à leurs croyances morales. Prends donc ce fruit, mange-le, pauvre misérable. Si je me damne, je le fais de gaieté de cœur.

Médéric, en parlant ainsi, cueillait la pêche et l’offrait au mendiant. Celui-ci s’empara du fruit, qu’il considéra avidement. Puis, au lieu de le porter à la bouche, il le rejeta dans le parc, par-dessus le mur. Médéric le regarda faire sans s’étonner.

– Mon mignon, dit-il à Sidoine, je te prie de regarder cet homme. Il est le type le plus pur de l’humanité. Il souffre, il obéit ; il est fier de souffrir et d’obéir. Je le crois un grand sage.

Sidoine fit quelques enjambées, le cœur triste d’abandonner ainsi un pauvre diable mourant de faim. D’ailleurs, il ne cherchait pas à s’expliquer la conduite du misérable ; il fallait être un peu plus homme qu’il ne l’était pour résoudre un pareil problème. Au départ, il avait ramassé la pêche ; il regardait maintenant devant lui, cherchant du regard quelque pauvre moins scrupuleux à qui la donner.

Comme il approchait de la ville, il vit sortir d’une des portes un cortège de riches seigneurs, accompagnant une litière où se trouvait couché un vieillard. À dix pas, il reconnut que le vieillard n’avait guère plus de quarante ans ; l’âge ne pouvait avoir flétri ses traits ni blanchi ses cheveux. Assurément, le malheureux mourait de faim, à voir sa face pâle et la faiblesse qui alanguissait ses membres.

– Mon frère Médéric, dit Sidoine, offre donc ma pêche à cet indigent. Je ne puis comprendre comment il manque de tout, couché dans le velours et la soie. Mais il a si mauvaise mine que ce ne peut être qu’un pauvre.

Médéric pensait comme son mignon.

– Monsieur, dit-il poliment à l’homme de la litière, vous n’avez sans doute pas mangé ce matin. La vie a ses hasards.

L’homme ouvrit les yeux à demi.

– Depuis dix ans je ne mange plus, répondit-il.

– Que disais-je ! s’écria Sidoine. L’infortuné !

– Hélas ! reprit Médéric, ce doit être une double souffrance, de manquer de pain au milieu de ce luxe qui vous entoure. Tenez, mon ami, prenez cette pêche, apaisez votre faim.

L’homme n’ouvrit pas même les yeux. Il haussa les épaules.

– Une pêche, dit-il, voyez si mes porteurs ont soif. Ce matin, mes servantes, de belles filles aux bras nus, se sont agenouillées devant moi, m’offrant leurs corbeilles, pleines de fruits qu’elles venaient de cueillir dans mes vergers. L’odeur de toute cette nourriture m’a fait mal.

– Vous n’êtes donc pas un mendiant ? interrompit Sidoine désappointé.

– Les mendiants mangent quelquefois. Je vous ai dit que je ne mangeais jamais.

– Et le nom de cette laide maladie ?

Médéric, ayant compris quelle était la misère de cet indigent paré de bijoux et de dentelle, se chargea de répondre à Sidoine.

– Cette maladie est celle des pauvres millionnaires, dit-il. Elle n’a pas de nom savant, parce que les drogues n’ont aucun effet sur elle ; elle se guérit par une forte dose d’indigence. Mon mignon, si ce seigneur ne mange plus, c’est qu’il a trop à manger.

– Bon ! s’écria Sidoine, voici un monde bien étrange ! Que l’on ne mange pas, quand on manque de pêches, je le comprends jusqu’à un certain point ; mais que l’on ne mange pas davantage, quand on possède des forêts d’arbres à fruits, je me refuse à accepter cela comme logique. Dans quel absurde pays sommes-nous donc ?

L’homme à la litière se souleva à demi, soulagé dans son ennui par la naïveté de Sidoine.

– Monsieur, répondit-il, vous êtes en plein pays de civilisation. Les faisans coûtent fort cher ; mes chiens n’en veulent plus. Dieu vous garde des festins de ce monde. Je me rends chez une brave femme de ma connaissance, pour essayer de manger une tranche de bon pain noir. Votre gaillarde mine m’a mis en appétit.

L’homme se recoucha, et le cortège se remit lentement en marche. Sidoine, en le suivant des yeux, haussa les épaules, hocha la tête, fit claquer les doigts, donnant ainsi des signes fort clairs de dédain et d’étonnement. Puis il enjamba la ville, tenant toujours à la main la pêche dont il avait tant de peine à faire l’aumône. Médéric songeait.

Au bout d’une dizaine de pas, Sidoine sentit une légère résistance à la jambe gauche. Il crut que sa culotte venait de rencontrer quelque ronce. Mais s’étant baissé, il demeura fort surpris : c’était un homme, d’air avide et cruel, qui gênait ainsi sa marche. Cet homme demandait tout simplement la bourse aux voyageurs.

Sidoine ne voyait plus que mendiants affamés sur les routes ; sa charité de fraîche date avait hâte de s’exercer. Il n’entendit pas bien la demande de l’homme, il le prit par la peau du cou, l’élevant à la hauteur de son visage, pour converser plus librement.

– Hé ! pauvre hère, lui dit-il, n’as-tu pas faim ? Je te donne volontiers cette pêche, si elle peut te soulager dans tes souffrances.

– Je n’ai pas faim, répondit le brigand mal à l’aise. Je sors d’une excellente taverne où j’ai bu et mangé pour trois jours.

– Alors que me veux-tu ?

– Je ferais un joli métier, si je ne détroussais les passants que pour leur prendre des pêches. Je veux ta bourse.

– Ma bourse ! et pourquoi faire, puisque tu n’auras pas faim de trois jours ?

– Pour être riche.

Sidoine, stupéfait, prit Médéric dans son autre main. Il le regarda gravement.

– Mon frère, dit-il, les gens de ce pays s’entendent pour se moquer de nous. Dieu ne peut avoir créé des créatures aussi peu sensées. Voici maintenant un imbécile n’ayant pas faim et arrêtant les passants pour leur demander leur bourse, un fou qui a un bon appétit et qui cherche à le perdre en devenant riche.

– Tu as raison, répondit Médéric, tout ceci est parfaitement ridicule. Seulement tu ne me parais pas avoir bien compris quelle sorte de mendiant tu tiens là entre tes doigts. Les voleurs font métier d’accepter uniquement les aumônes qu’ils prennent.

– Écoute, dit alors Sidoine au brigand : d’abord tu n’auras pas ma bourse, et cela pour une excellente raison. Ensuite je crois juste de t’infliger une légère correction. Tout bien examiné, ce qui est doit être ; je ne puis te laisser manger en paix, lorsque je viens de quitter un pauvre diable mourant de faim. Mon frère Médéric me lira un jour le code, pour que je revienne te pendre dans les formes. Aujourd’hui, je me contenterai de laver ta laide mine dans la mare qui est là, à mes pieds. Bois pour trois jours, mon ami.

Sidoine ouvrit les doigts, et le voleur tomba dans la mare. Un honnête homme se serait noyé ; le coquin se sauva à la nage.

Les voyageurs, sans regarder derrière eux, continuèrent à marcher, Sidoine tenant toujours sa pêche, Médéric songeant aux trois dernières rencontres.

– Mon mignon, dit soudain ce dernier, tu alignes assez proprement les phrases, maintenant. Jamais tu n’as si bien parlé.

– Oh ! répondit Sidoine, c’est une simple habitude à prendre. Je ne me bats plus, je parle.

– Tais-toi, je te prie, j’ai à te faire part de graves réflexions. Je reconstruis en pensée la triste société qui a pu nous offrir au regard, en moins d’une heure, un honnête homme mourant de faim, un gueux le ventre plein pour trois jours, un puissant frappé d’impuissance. Il y a là un grand enseignement.

– Plus d’enseignement, par pitié, mon frère ! Je veux croire simplement que nous avons rencontré aujourd’hui des hommes de race particulière, qui n’ont encore été décrits par aucun voyageur.

– Je t’entends, mon mignon. J’ai lu de bien curieux détails dans de vieux livres. Il est des pays dont les habitants n’ont qu’un œil au milieu du front, d’autres où leurs corps sont mi-partis homme et cheval, d’autres encore où leurs têtes et leurs poitrines, ne font qu’un. Sans doute nous traversons, en ce moment, une contrée dont les habitants ont l’âme dans les talons, ce qui les empêche de juger sainement les choses et leur donne une remarquable absurdité d’actes et de paroles. Ce sont des monstres. L’homme, fait à l’image de son Dieu, est une créature bien autrement supérieure.

– C’est cela, mon frère Médéric, nous sommes dans un pays de monstres. Hé ! regarde. Vois-tu venir à nous ce quatrième mendiant que j’attendais ? Est-il assez déguenillé, assez maigre, assez affamé, assez effarouché ? Certes, celui-là marche sur son âme, comme tu le disais tantôt.

L’homme qui s’avançait suivait le bord du fossé, faisant avec amour des miracles d’équilibre. Il venait, les mains derrière le dos, le nez au vent ; son pauvre corps flottait dans ses minces vêtements, sa face exprimait je ne sais quel singulier mélange de béatitude et de souffrance. Il paraissait rêver, le ventre vide, d’un large et plantureux festin.

– Je ne comprends plus rien à la terre, reprit Sidoine, si ce vagabond n’accepte pas ma pêche. Il meurt de faim, et ne me paraît ni un coquin ni un honnête homme. Le tout est de la lui offrir poliment. Mon frère Médéric, charge-toi de cette délicate expédition.

Médéric descendit à terre. Comme il était sur le bout du soulier de Sidoine, l’homme vint à l’apercevoir.

– Oh ! dit-il, le joli petit insecte ! Mon bel ami, buvez-vous la rosée, vous nourrissez-vous de fleurs ?

– Monsieur, répondit Médéric, l’eau pure m’indispose, et je ne puis, sans maux de tête, endurer les parfums.

– Eh ! l’insecte parle ! L’excellente rencontre ! Vous me sauvez d’une grande disette, mon aimable scarabée.

– Ainsi, vous avouez que vous avez faim ?

– Faim ! ai-je dit cela ? Certes, j’ai toujours faim.

– Et vous mangerez volontiers une pêche ?

– La pêche est un fruit que j’estime pour le velouté de sa peau. Merci, je ne puis manger. J’ai bien autre chose en tête. Enfin je viens de trouver ce que je cherchais depuis une heure.

– Ça, dit Sidoine impatienté, que cherchiez-vous donc, monsieur l’affamé, si ce n’est un morceau de pain ?

– Bon ! s’écria le pauvre diable, seconde trouvaille ! Un géant en chair et en os. Monsieur le géant, je cherchais une idée.

À cette réponse, Sidoine s’assit sur le bord de la route, prévoyant de longues explications.

– Une idée ! reprit-il, quel est ce mets ?

– Monsieur le géant, continua l’homme sans répondre, je suis poète de naissance. Vous ne l’ignorez pas, la misère est mère du génie. J’ai donc jeté ma bourse à la rivière. Depuis cet heureux jour, je laisse aux sots le triste soin de chercher leur repas. Moi, qui n’ai plus à m’occuper de ce détail, je cherche des idées le long des routes. Je mange le moins possible pour avoir le plus possible de génie. Ne perdez pas votre pitié à me plaindre ; je n’ai vraiment faim que lorsque je ne trouve pas mes chères idées. Les beaux festins parfois ! Tantôt, en voyant votre petit ami d’une tournure si galante, il m’est venu à la pensée deux ou trois strophes exquises : un mètre harmonieux, des rimes riches, un trait final du meilleur esprit. Jugez si je me suis rassasié. Puis, quand je vous ai aperçu, franchement, j’ai craint les suites d’un pareil régal. Je tenais une antithèse, une belle et bonne antithèse, le plus fin morceau qui puisse être servi à un poète. Vous le voyez, je ne saurais accepter votre pêche.

– Bon Dieu ! s’écria Sidoine après un moment de silence, le pays est décidément plus absurde que je ne croyais. Voilà un fou d’une étrange sorte.

– Mon mignon, répondit Médéric, celui-ci est un fou, mais un fou innocent, un mendiant d’âme généreuse, donnant aux hommes plus qu’il ne reçoit. Je me sens aimer comme lui les grandes routes et la jolie chasse aux idées. Pleurons ou rions, si tu veux, à le voir grand et ridicule ; mais, je t’en prie, ne le rangeons pas parmi les trois monstres de tantôt.

– Range-le comme tu voudras, mon frère, reprit Sidoine de méchante humeur. La pêche me reste, et ces quatre imbéciles ont tellement troublé mes idées sur les biens de la terre, que je n’ose y porter la dent.

Cependant, le poète s’était assis au bord de la route, écrivant du doigt sur la poussière. Un bon sourire éclairait sa figure maigre, donnant à ses pauvres traits fatigués une expression enfantine. Dans son rêve, il entendit les dernières paroles de Sidoine. Et, comme s’éveillant :

– Monsieur, dit-il, êtes-vous véritablement embarrassé de cette pêche ? Donnez-la-moi. Je sais, près d’ici, un buisson aimé des moineaux d’alentour. J’irai y déposer votre offrande, et je vous assure qu’elle ne sera pas refusée. Demain, je reprendrai le noyau, je le planterai dans quelque coin, pour les moineaux des printemps à venir.

Il prit la pêche, il se remit à écrire.

– Mon mignon, dit Médéric, voilà notre aumône donnée. Pour te tranquilliser l’esprit, je veux bien te faire remarquer que nous rendons aux moineaux ce qui appartenait aux moineaux. Quant à nous, puisque l’homme ne jouit pas d’une nourriture providentielle, nous tâcherons de ne plus manger ce que le ciel nous enverra. Notre passage en ce pays a fait naître dans nos esprits de nouvelles et tristes questions. Nous les étudierons prochainement. Pour l’instant, contentons-nous de chercher le Royaume des Heureux.

Le poète écrivait toujours, couché dans la poussière, la tête nue au soleil.

– Hé ! monsieur, lui cria Médéric, pourriez-vous nous indiquer le Royaume des Heureux ?

– Le Royaume des Heureux ? répondit le fou en levant la tête, vous ne sauriez mieux vous adresser. Je me rends souvent dans cette contrée.

– Eh quoi ! serait-elle près d’ici ? Nous venons de battre le monde, sans pouvoir la trouver.

– Le Royaume des Heureux, monsieur, est partout et nulle part. Ceux qui suivent les sentiers, les yeux grands ouverts, ceux qui le cherchent, comme un royaume de la terre, étalant au soleil ses villes et ses campagnes, passeront à son côté toute leur vie, sans jamais le découvrir. Si vaste qu’il soit, il tient bien peu de place en ce monde.

– Et le chemin, je vous prie ?

– Oh ! le chemin est simple et direct. Quel que soit le pays où vous vous trouviez, au nord ou au midi, la distance reste la même, et vous pouvez d’une enjambée passer la frontière.

– Bon ! interrompit Sidoine, voici qui me regarde. Dans quel sens dois-je faire cette enjambée ?

– Dans n’importe quel sens, vous dis-je. Voyons, laissez-moi vous introduire. Avant tout, fermez les yeux. Bien. Maintenant, levez la jambe.

Sidoine, les yeux fermés, la jambe en l’air, attendit une seconde.

– Posez le pied, commanda de nouveau le poète. La, vous y êtes, messieurs.

Il n’avait pas bougé de son lit de poussière, il acheva tranquillement une strophe.

Sidoine et Médéric se trouvaient déjà au beau milieu du Royaume des Heureux.

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