VII Où Sidoine devient bavard

Il allait continuer sur ce ton, lorsqu’il entendit derrière lui s’élever un bruit sourd, semblable au roulement lointain d’une cataracte. Pas un souffle de vent n’agitait les feuilles ; la rivière voisine coulait avec un murmure trop discret, pour se permettre de pareilles plaintes. Étonné, Médéric écarta les branches, interrogeant l’horizon. Au premier abord, il ne vit rien ; la campagne, de ce côté, s’étendait, grise et nue, sorte de plaine s’élevant de coteaux en coteaux, jusqu’aux montagnes qui la bornaient. Mais le bruit augmentant toujours, il regarda mieux. Alors il remarqua, surgissant d’un pli de terrain, une roche d’une structure singulière. Cette roche, – car il était difficile de la prendre pour autre chose qu’une roche, – avait la forme exacte et la couleur d’un nez, mais d’un nez colossal, dans lequel on eût aisément taillé plusieurs centaines de nez ordinaires. Tourné d’une façon désespérée vers le ciel, ce nez avait toutes les allures d’un nez troublé dans sa quiétude par quelque grande douleur. À coup sûr, le bruit partait de ce nez.

Médéric, quand il eut examiné la roche avec attention, hésita un instant, n’osant en croire ses yeux. Enfin, se retrouvant en pays de connaissance, ne pouvant douter :

– Hé ! mon mignon ! cria-t-il émerveillé, pourquoi diable ton nez se promène-t-il tout seul dans les champs ? Que je meure, si ce n’est lui qui est là, à se pâmer comme un veau qu’on égorge !

À ces mots, le nez, – contre toute croyance, la roche n’était en effet autre chose qu’un nez, – le nez s’agita d’une manière déplorable. Il y eut comme un éboulement de terrain. Un long bloc grisâtre, qui ressemblait assez à un énorme obélisque couché sur le sol, s’agita, se replia sur lui-même, se relevant d’un bout, se dédoublant de l’autre. Une tête surgit, une poitrine se dessina, le tout emmanché de deux jambes, qui, pour être démesurées, n’en auraient pas moins été des jambes dans toutes les langues, tant anciennes que modernes.

Sidoine, quand il eut ramené ses membres, s’assit sur son séant, les poings dans les yeux, les genoux hauts et écartés. Il sanglotait à fendre l’âme.

– Oh ! oh ! dit Médéric, je le savais bien, il n’y a que mon mignon dans le monde pour avoir un nez d’une telle encolure. C’est là un nez que je connais comme le clocher de mon village. Hé ! mon pauvre frère, nous avons donc aussi de gros chagrins. Je te le jure, je voulais m’absenter dix minutes au plus ; si tu me retrouves au bout de dix heures, la faute en est assurément au soleil et aux buissons chargés de mûres. Nous leur pardonnerons. Ça ! jette-moi ce dogue à la porte : nous causerons plus à l’aise.

Sidoine, toujours pleurant, allongea le bras, prit le dogue par la peau du cou. Il le balança une seconde, et l’envoya, hurlant et se tordant, droit dans le ciel, avec une vitesse de plusieurs milliers de lieues à la seconde. Médéric prit le plus grand plaisir à cette ascension. Il suivit la bête de l’œil. Quand il la vit entrer dans la sphère d’attraction de la lune, il battit des mains, félicitant son compagnon d’avoir enfin peuplé ce satellite, pour le plus grand bonheur des astronomes futurs.

– Or ça, mon mignon, dit-il en sautant à terre, et notre peuple ?

Sidoine, à cette question, éclata de plus belle en gémissements, dodelinant de la tête, se barbouillant le visage de ses larmes.

– Bah ! reprit Médéric, notre peuple serait-il mort ? L’aurais-tu massacré dans un moment d’ennui, réfléchissant que les peuples rois sont sujets aux abdications tout comme les autres monarques ?

– Frère, frère, sanglota Sidoine, notre peuple s’est mal conduit.

– Vraiment ?

– Il s’est mis en colère à propos de rien...

– Le vilain !

– ...et m’a jeté à la porte...

– Le grossier !

– ...comme jamais grand seigneur n’a jeté un laquais.

– Voyez-vous l’aristocrate !

À chaque virgule, Sidoine poussait un profond soupir. Lorsqu’il rencontra un point dans sa phrase, son émotion étant au comble, il fondit de nouveau en larmes.

– Mon mignon, reprit Médéric, il est triste sans doute pour un maître d’être congédié par ses valets, mais je ne vois pas là matière à tant se désoler. Si ta douleur ne me prouvait une fois de plus l’excellence de ton âme et ton ignorance des rapports sociaux, je te gronderais de t’affliger ainsi d’une aventure très fréquente. Nous lirons l’histoire un de ces jours ; tu le verras, c’est une vieille habitude des nations de malmener les princes dont elles ne veulent plus. Malgré le dire de certaines gens, Dieu n’a jamais eu la singulière fantaisie de créer une race particulière, dans le but d’imposer à ses enfants des maîtres élus par lui de père en fils. Ne t’étonne donc pas si les gouvernés veulent devenir gouvernants à leur tour, puisque tout homme a le droit d’avoir cette ambition. Cela soulage de pouvoir raisonner logiquement son malheur. Allons, sèche tes larmes. Elles seraient bonnes chez un efféminé, un glorieux nourri de louanges, qui aurait oublié son métier d’homme en exerçant trop longtemps celui de roi ; mais nous, monarques d’hier, nous savons encore marcher sans autre escorte que notre ombre, et vivre au soleil, n’ayant pour royaume que le peu de poussière où se posent nos pieds.

– Eh ! répondit Sidoine d’un ton dolent, tu en parles à ton aise. La profession me plaisait. Je me battais à poing que veux-tu, je mettais tous les jours mes habits du dimanche, je dormais sur de la paille fraîche. Raisonne, explique tant que tu voudras. Moi, je veux pleurer.

Et il pleura ; puis, s’arrêtant brusquement au milieu d’un sanglot :

– Voici, dit-il, comment les choses se sont passées...

– Mon mignon, interrompit Médéric, tu deviens bavard : le désespoir ne te vaut rien.

– Ce matin, vers six heures, comme je rêvais innocemment, un grand bruit m’a éveillé. J’ai ouvert un œil. Le peuple entourait mon lit, paraissant fort ému, attendant mon réveil, en quête de quelque jugement. Bon ! me suis-je dit, voilà qui regarde Médéric : dormons encore. Et je me suis rendormi. Au bout de je ne sais combien de minutes, j’ai senti mes sujets me tirer respectueusement par un coin de ma blouse royale. Force m’a été d’ouvrir les deux yeux. Le peuple s’impatientait. Qu’a donc mon frère Médéric ? ai-je pensé, de méchante humeur. Et, en pensant cela, je me suis mis sur mon séant. Ce que voyant, les braves gens qui m’entouraient ont poussé un murmure de satisfaction. Me comprends-tu, frère, et ne sais-je pas conter à l’occasion ?

– Parfaitement, mais si tu contes de ce train-là, tu conteras jusqu’à demain. Que voulait notre peuple ?

– Ah ! voilà. Je crois n’avoir pas trop bien compris. Un vieux s’est approché de moi, traînant sur ses talons une vache au bout d’un cordeau. Il l’a plantée à mes pieds, la tête dirigée de mon côté. À droite et à gauche de la bête, en face de chaque flanc, se sont formés deux groupes se montrant le poing. Celui de droite criait : « Elle est blanche ! » Celui de gauche : « Elle est noire ! » Alors le vieux, avec force saluts, m’a dit d’un ton humble : « Sire, est-elle noire, est-elle blanche ? »

– Mais, interrompit Médéric, c’était de la haute philosophie, cela. La vache était-elle noire, mon mignon ?

– Pas précisément.

– Alors elle était blanche ?

– Oh ! pour cela non. D’ailleurs, je m’inquiétais peu d’abord de la couleur de la bête. C’était à toi de répondre, je n’avais que faire de regarder. Tu ne répondais toujours pas. Moi, te pensant en train de préparer ton discours, je m’apprêtais à me rendormir sournoisement. Le vieux, qui s’était courbé en deux pour recevoir ma réponse, se sentant des démangeaisons dans l’échine, me répétait : « Sire, est-elle blanche, est-elle noire ? »

– Mon mignon, tu dramatises ton récit selon toutes les règles de l’art. Pour peu que j’aie le temps, je ferai de toi un auteur tragique. Mais continue.

– Ah ! le paresseux ! me dis-je enfin, il dort comme un roi. Cependant le peuple commençait à s’impatienter de nouveau. Il s’agissait de t’éveiller, le plus doucement possible, sans qu’il s’aperçût du fait. Je glissai un doigt dans mon oreille gauche ; elle était vide. Je le glissai dans mon oreille droite ; vide également. C’est à partir de ces gestes que le peuple s’est fâché.

– Pardieu ! mon mignon, ignores-tu la mimique à ce point ? Se gratter une oreille est signe d’embarras, et toi, lorsque tu as un jugement à rendre, tu vas te gratter les deux !

– Frère, j’étais fort troublé. Je me levai, sans plus faire attention au peuple, je fouillai énergiquement mes poches, celles de la blouse, celles de la culotte, toutes enfin. Rien dans les poches de gauche, rien dans les poches de droite. Mon frère Médéric n’était plus sur moi. J’avais espéré un instant le rencontrer se promenant dans quelque gousset écarté. Je visitai les coulures, j’inspectai chaque pli. Personne. Pas plus de Médéric dans mes vêtements que dans mes oreilles. Le peuple, stupéfait de ce singulier exercice, me soupçonna sans doute de chercher des raisons dans mes poches ; il attendit quelques minutes, puis se mit à me huer, sans plus de respect, comme si j’eusse été le dernier des manants. Avoue-le, frère, il eût fallu une forte tête pour se sauver saine et sauve d’une pareille situation.

– Je l’avoue volontiers, mon mignon. Et la vache ?

– La vache ! c’est en effet la vache qui m’embarrassait. Lorsque j’eus acquis la triste certitude qu’il allait me falloir parler en public, j’appelai à moi le plus de bon sens possible pour regarder la vache et la voir sans prévention aucune. Le vieux venait de se relever, me criant d’une voix colère cette éternelle phrase, reprise en chœur par le peuple : « Est-elle blanche ? est-elle noire ? » En mon âme et conscience, mon frère Médéric, elle était noire et elle était blanche, le tout ensemble. Je m’apercevais bien que les uns la voulaient noire, les autres blanche ; c’était justement là ce qui me troublait.

– Tu es un simple d’esprit, mon mignon. La couleur des objets dépend de la position des gens. Ceux de gauche et ceux de droite, ne voyant à la fois qu’un des flancs de la vache, avaient également raison, tout en se trompant de même. Toi, la regardant en face, tu la jugeais d’une façon autre. Était-ce la bonne ? Je n’oserais le dire ; car, remarque-le, quelqu’un placé à la queue aurait pu émettre un quatrième jugement tout aussi logique que les trois premiers.

– Eh ! mon frère Médéric, pourquoi tant philosopher ? Je ne prétends pas être le seul qui ait eu raison. Seulement, je dis que la vache était blanche et noire, le tout ensemble ; et, certes, je puis bien le dire, puisque c’est là ce que j’ai vu. Ma première pensée a été de communiquer à la foule cette vérité que mes yeux me révélaient, et je l’ai fait avec complaisance, ayant la naïveté de croire cette décision la meilleure possible, car elle devait contenter tout le monde, en ne donnant tort à personne.

– Eh quoi ! mon pauvre mignon, tu as parlé ?

– Pouvais-je me taire ? Le peuple était là, les oreilles grandes ouvertes, avides de phrases comme la terre d’eau de pluie après deux mois de sécheresse. Les plaisants, à me voir l’air niais et embarrassé, criaient que ma voix de fauvette s’en était allée, juste à la saison des nids. Je tournai sept fois ma phrase dans la bouche ; puis fermant les paupières à demi, arrondissant les bras, je prononçai ces mots du ton le plus flûté possible : « Mes bien-aimés sujets, la vache est noire et blanche, le tout ensemble. »

– Oh la la ! mon mignon, à quelle école as-tu appris à faire des discours d’une phrase ? T’ai-je jamais donné de mauvais exemples ? Il y avait là matière à emplir deux volumes, et tu vas jeter tout le fruit de tes observations en treize mots ! Je jurerais qu’on t’a compris : ton discours était pitoyable !

– Je te crois, mon frère. J’avais parlé très doucement. Tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, se bouchèrent les oreilles, se regardant épouvantés, comme s’ils eussent entendu le tonnerre gronder sur leur tête ; puis ils poussèrent de grands cris : « Eh quoi ! disaient-ils, quel est le malotru qui se permet de pareils beuglements ? On nous a changé notre roi. Cet homme n’est pas notre doux seigneur, dont la voix suave faisait les délices de nos oreilles. Sauve-toi vite, vilain géant, bon tout au plus à effrayer nos filles, quand elles pleurent. Entendez-vous l’imbécile déclarer cette vache blanche et noire. Elle est blanche. Elle est noire. Voudrait-il se moquer de nous, en affirmant qu’elle est noire et blanche ? Allons, vite, décampe ! Oh ! quelle sotte paire de poings ! La laide parure, quand il les balance niaisement, comme s’il ne savait qu’en faire. Jette-les dans un coin pour courir plus vite. Tu nous guérirais des rois, si nous pouvions guérir de cette maladie. Hé ! plus vite encore. Vide le royaume. Où avions-nous l’idée d’aimer les hommes hauts de plusieurs toises ? Rien n’est plus artistement organisé que les moucherons. Nous voulons un moucheron ! »

Sidoine, au souvenir de cette scène de tumulte, ne put maîtriser son émotion ; ses larmes coulèrent de nouveau. Médéric ne souffla mot, car son mignon attendait sûrement ses consolations pour se désoler davantage.

– Le peuple, reprit-il après un silence, me poussait lentement hors du territoire. Je reculais pas à pas, sans songer à me défendre, n’osant plus desserrer les lèvres, cherchant à cacher mes poings qui excitaient de telles huées. Je suis fort timide de ma nature, tu le sais, et rien ne me fâche comme de voir une foule s’occuper de moi. Aussi, quand je me trouvai en pleins champs, mon parti fut-il bientôt pris : je tournai le dos à mes révolutionnaires, je me mis à courir de toute la longueur de mes jambes. Je les entendis se fâcher de ma fuite, plus fort qu’ils ne l’avaient fait, deux minutes auparavant, de ma lenteur à reculer. Ils m’appelèrent lâche, me montrèrent le poing, oubliant qu’ils risquaient de me faire souvenir des miens, et finirent par me jeter des pierres lorsque je fus trop loin pour en être atteint. Hélas ! mon frère Médéric, voilà de bien tristes aventures.

– Ça ! courage ! répondit sagement Médéric. Tenons conseil. Que penses-tu d’une légère correction administrée à notre peuple, non pour le faire rentrer dans le devoir, – car, après tout, il n’avait pas le devoir de nous garder lorsque nous ne lui plaisions plus, – mais pour lui montrer qu’on ne jette pas impunément à la porte des gens comme nous. Je vote une courte averse de soufflets.

– Oh ! dit Sidoine, de pareilles corrections se lisent-elles dans l’histoire ?

– Mais oui. Parfois, les rois rasent une ville ; d’autrefois, les villes coupent le cou aux rois. C’est une douce réciprocité. Si cela peut te distraire, nous allons assommer ceux pour le compte desquels nous assommions hier.

– Non, mon frère, ce serait une triste besogne. Je suis de ceux qui n’aiment pas à manger les poulets de leur basse-cour.

– Bien dit, mon mignon. Léguons alors le soin de nous faire regretter au roi notre successeur. D’ailleurs, ce royaume était trop petit ; tu ne pouvais te remuer sans passer les frontières. C’est assez nous amuser aux bagatelles de la sorte. Il nous faut chercher au plus vite le Royaume des Heureux, qui est un grand royaume où nous régnerons à l’aise. Surtout, marchons de compagnie. Nous emploierons quelques matinées à parfaire notre éducation, à prendre une idée précise de ce monde, dont nous allons gouverner un des coins. Est-ce dit, mon mignon ?

Sidoine ne pleurait plus, ne réfléchissait plus, ne parlait plus. Les larmes, un instant, lui avaient mis des pensées au cerveau et des paroles aux lèvres. Le tout s’en était allé ensemble.

– Écoute et ne réponds pas, ajouta Médéric ; nous allons enjamber notre royaume d’hier et nous diriger vers l’Orient, en quête de notre royaume de demain.

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