III

Cette nuit-là, le temps changea complètement. Lorsque Coqueville s’éveilla, le lendemain, un clair soleil luisait, la mer s’étendait sans un pli, comme une grande pièce de satin vert. Et il faisait chaud, une de ces chaleurs blondes d’automne.

Le premier du village, La Queue s’était levé encore tout embarbouillé de ses rêves de la nuit. Il regarda longtemps la mer, à droite, à gauche. Enfin, l’air maussade, il dit qu’il fallait pourtant contenter M. Mouchel. Et il partit tout de suite avec Tupain et Brisemotte, en menaçant Margot de lui caresser les côtes, si elle ne marchait pas droit. Quand le Zéphir quitta le port, et qu’il vit la Baleine se balancer lourdement à son amarre, il s’égaya cependant un peu, criant :

– Aujourd’hui, par exemple, bernique !… Souffle la chandelle, Jeanneton, ces messieurs sont couchés !

Et, dès que le Zéphir eut gagné le large, La Queue tendit ses filets. Il alla visiter ensuite ses « jambins ». Les jambins sont des sortes de nasses allongées, dans lesquelles on prend surtout des langoustes et des rougets. Mais, malgré la mer calme, il eut beau visiter un à un ses jambins, tous étaient vides ; au fond du dernier, comme par dérision, il trouva un petit maquereau, qu’il rejeta rageusement à la mer. C’était un véritable sort ; il y avait comme ça des semaines où le poisson se fichait de Coqueville, et toujours dans les moments où M. Mouchel témoignait un désir. Quand, une heure plus tard, La Queue retira ses filets, il n’amena qu’un paquet d’algues. Du coup, il jura, les poings serrés, d’autant plus en colère, que l’Océan avait une sérénité immense, paresseux et endormi, semblable à une nappe d’argent bruni, sous le ciel bleu. Le Zéphir, sans un balancement, glissait avec une douceur lente. La Queue se décida à rentrer, après avoir tendu de nouveau les filets. L’après-midi, il viendrait voir, et il menaçait Dieu et les saints, en sacrant des mots abominables.

Cependant, Rouget, Fouasse et Delphin dormaient toujours. On ne parvint à les mettre debout qu’à l’heure du déjeuner. Ils ne se souvenaient de rien, ils avaient simplement conscience de s’être régalés avec quelque chose d’extraordinaire, qu’ils ne connaissaient pas. L’après-midi, comme ils étaient tous les trois sur le port, l’Empereur essaya de les questionner, maintenant qu’ils avaient leur bon sens. Ça ressemblait peut-être à de l’eau-de-vie avec du jus de réglisse dedans ; ou bien, plutôt, on aurait dit du rhum, sucré et brûlé. Ils disaient oui, ils disaient non. D’après leurs réponses, l’Empereur soupçonna que c’était du ratafia ; mais il ne l’aurait pas juré. Ce jour-là, Rouget et ses hommes avaient trop mal aux côtes pour aller à la pèche. D’ailleurs, ils savaient que La Queue était sorti inutilement dans la matinée, et ils parlaient d’attendre le lendemain, avant de visiter leurs jambins. Tous les trois assis sur des blocs de pierre, ils regardaient la marée monter, le dos arrondi, la bouche pâteuse, dormant à moitié.

Mais, brusquement, Delphin s’éveilla. Il sauta sur la pierre, les yeux au loin, criant :

– Voyez donc, patron… là-bas !

– Quoi ? demanda Rouget qui s’étirait les membres.

– Un tonneau.

Rouget et Fouasse furent aussitôt debout, les regards luisants, fouillant l’horizon.

– Où ça, gamin ? où ça, un tonneau ? répétait le patron, très ému.

– Là bas… à gauche… ce point noir.

Les autres ne voyaient rien. Puis, Rouget poussa un juron.

– Nom de Dieu !

Il venait d’apercevoir le tonneau, gros comme une lentille sur l’eau blanche, dans un rayon oblique du soleil à son coucher. Et il courut à la Baleine, suivi par Delphin et Fouasse, qui se précipitaient, tapant leurs derrières de leurs talons et faisant rouler les cailloux.

La Baleine sortait du port, lorsque la nouvelle qu’on voyait en mer un tonneau, se répandit dans Coqueville. Les enfants, les femmes se mirent à courir. On criait :

– Un tonneau ! un tonneau !

– Le voyez-vous ? Le courant le pousse à Grandport.

– Ah ! oui, à gauche… Un tonneau ! Venez vite !

Et Coqueville dégringolait de son rocher, des enfants arrivaient en faisant la roue, tandis que les femmes ramassaient leurs jupes à deux mains, pour descendre plus vite. Bientôt, comme la veille, le village entier fut sur la plage.

Margot s’était montrée un instant, puis elle avait regagné à toutes jambes la maison, où elle voulait prévenir son père, qui discutait un procès-verbal avec l’Empereur. Enfin, La Queue parut. Il était blême, il disait au garde-champêtre :

– Fichez-moi la paix !… C’est Rouget qui vous a envoyé pour m’amuser. Eh bien ! il ne l’aura pas, celui-là. Vous allez voir.

Lorsqu’il aperçut laBaleine à trois cents mètres, faisant force de rames vers le point noir qui se balançait au loin, sa fureur redoubla. Et il poussa Tupain et Brisemotte dans le Zéphir, il sortit du port à son tour, en répétant :

– Non, ils ne l’auront pas, je crèverais plutôt !

Alors, Coqueville eut un beau spectacle, une course enragée entre le Zéphir et la Baleine. Quand celle-ci vit l’autre quitter le port, elle comprit le danger, elle fila de toute sa vitesse. Elle pouvait avoir près de quatre cents mètres d’avance ; mais les chances restaient égales, car le Zéphir était autrement léger et rapide. Aussi l’émotion se trouvait-elle à son comble sur la plage. Les Mahé et les Floche avaient instinctivement formé deux groupes, suivant avec passion les péripéties de la lutte, chacun soutenant son bateau. D’abord, la Baleine garda l’avantage ; mais, lorsque le Zéphir eut pris son élan, on le vit qui la gagnait peu à peu. Elle fit un suprême effort, et parvint pendant quelques minutes à conserver les distances. Puis, elle fut de nouveau gagnée, le Zéphir arrivait sur elle avec une rapidité extraordinaire. Dès ce moment, il fut évident que les deux barques allaient se rencontrer dans les environs du tonneau. La victoire dépendrait d’une circonstance, de la moindre faute.

– La Baleine ! laBaleine ! criaient les Mahé.

Mais ils se turent. Comme la Baleine touchait presque le tonneau, le Zéphir, par une manœuvre hardie, venait de passer devant elle et de rejeter le tonneau à gauche, où La Queue le harponna d’un coup de gaffe.

– Le Zéphir ! le Zéphir ! hurlèrent les Floche. Et, l’Empereur ayant parlé de traîtrise, il y eut de gros mots échangés. Margot battait des mains. L’abbé Radiguet, descendu avec son bréviaire, fit une remarque profonde, qui calma brusquement le monde et le consterna.

– Ils vont peut-être tout boire, eux aussi, murmura-t-il d’un air mélancolique.

En mer, de la Baleine au Zéphir, avait éclaté une violente querelle. Rouget traitait La Queue de voleur, tandis que celui-ci l’appelait propre à rien. Les hommes prirent même leurs rames pour s’assommer ; et il s’en fallut de peu que l’aventure ne tournât au combat naval. D’ailleurs, ils se donnaient rendez-vous à terre, en se montrant le poing et en menaçant de se vider le ventre, dès qu’ils se retrouveraient.

– La canaille ! grognait Rouget. Vous savez, le tonneau est plus gros que celui d’hier… Il est jaune, celui-là. Ça doit être du fameux.

Puis, d’un accent désespéré :

– Allons voir les jambins… Peut-être bien qu’il y a des langoustes.

Et la Baleine s’éloigna lourdement, se dirigeant vers la pointe, à gauche.

Dans le Zéphir, La Queue devait se fâcher pour contenir Tupain et Brisemotte devant le tonneau. La gaffe, en brisant un cercle, avait amené un suintement d’un liquide rouge, que les deux hommes goûtaient du bout du doigt, et qu’ils trouvaient exquis. On pouvait bien en boire un verre, sans que cela tirât à conséquence. Mais La Queue ne voulait pas. Il cala le tonneau et déclara que le premier qui le sucerait aurait à causer avec lui. À terre, on verrait.

– Alors, demanda Tupain maussade, nous allons tirer les jambins ?

– Oui, tout à l’heure, ça ne presse pas, répondit La Queue.

Lui aussi caressait le baril du regard. Il se sentait les membres mous, avec l’envie de rentrer tout de suite, pour goûter à ça. Le poisson l’ennuyait.

– Bah ! dit-il au bout d’un silence, retournons, car il se fait tard… Nous reviendrons demain.

Et il lâchait la pêche, lorsqu’il aperçut un autre tonneau sur sa droite, celui-là tout petit, et qui se tenait debout, tournant sur lui-même comme une toupie. Ce fut le dernier coup pour les filets et les jambins. On n’en parla même plus. Le Zéphir donna la chasse au petit baril, qu’il pêcha fort aisément d’ailleurs.

Pendant ce temps, une pareille aventure arrivait à la Baleine. Comme Rouget avait déjà visité cinq jambins complètement vides, Delphin, toujours aux aguets, cria qu’il voyait quelque chose. Mais ça n’avait pas l’air d’un tonneau, c’était trop long.

– C’est une poutre, dit Fouasse.

Rouget laissa retomber son sixième jambin, sans le sortir complètement, de l’eau.

– Allons voir tout de même, dit-il.

À mesure qu’ils avançaient, ils croyaient reconnaître une planche, une caisse, un tronc d’arbre. Puis, ils poussèrent un cri de joie. C’était un vrai tonneau, mais un tonneau bien drôle, comme jamais ils n’en avaient vu. On aurait dit un tuyau renflé au milieu et fermé aux deux bouts par une couche de plâtre.

– Ah ! il est comique ! cria Rouget ravi. Celui-là, je veux que l’Empereur le goûte… Allons, rentrons, les enfants !

Ils tombèrent d’accord qu’ils n’y toucheraient pas, et la Baleine revint à Coqueville, au moment même où, de son côté, le Zéphir s’amarrait dans le petit port. Pas un curieux n’avait quitté la plage. Des cris de joie accueillirent cette pèche inespérée de trois tonneaux. Les gamins lançaient leurs casquettes en l’air, tandis que les femmes étaient allées chercher des verres en courant. Tout de suite, on avait décidé de déguster les liquides sur place. Les épaves appartenaient au village. Aucune contestation ne s’éleva. Seulement, il se forma deux groupes, les Mahé entourèrent Rouget, les Floche ne lâchèrent plus La Queue.

– L’Empereur, à vous le premier verre ! cria Rouget. Dites-nous ce que c’est.

La liqueur était d’un beau jaune d’or. Le garde champêtre leva le verre, regarda, flaira, puis se décida à boire.

– Ça vient de Hollande, dit-il après un long silence.

Il ne donna aucun autre renseignement. Tous les Mahé burent avec respect. C’était un peu épais, et ils restaient surpris, à cause d’un goût de fleur. Les femmes trouvèrent ça très bon. Quant aux hommes, ils auraient préféré moins de sucre. Pourtant, au fond, ça finissait par être fort, au troisième ou au quatrième verre. Plus on en buvait, plus on l’aimait. Les hommes s’égayaient et les femmes devenaient drôles.

Mais l’Empereur, malgré ses récentes querelles avec le maire, était allé rôder dans le groupe des Floche. Le tonneau le plus grand donnait une liqueur d’un rouge foncé, tandis qu’on tirait du tout petit un liquide blanc comme de l’eau de roche ; et c’était celui-ci qui était le plus raide, un vrai poivre, quelque chose dont la langue pelait. Pas un des Floche ne connaissait ça, ni le rouge, ni le blanc. Il y avait pourtant là des malins. Ça les ennuyait de se régaler sans savoir avec quoi.

– Tenez ! l’Empereur, goûtez-moi ça, dit enfin La Queue, faisant ainsi le premier pas.

L’Empereur, qui attendait l’invitation, se posa de nouveau en dégustateur. Pour le rouge, il dit :

– Il y a de l’orange là-dedans !

Et, pour le blanc, il déclara :

– Ça, c’est du chouette !

On dut se contenter de ces réponses, car il hochait la tête d’un air entendu, avec la mine heureuse d’un homme qui avait satisfait son monde.

Seul, l’abbé Radiguet ne semblait pas convaincu. Il voulait connaître les noms. Selon lui, il avait les noms au bout de la langue ; et, pour se renseigner tout à fait, il buvait des petits verres coup sur coup, en répétant :

– Attendez, attendez, je sais ce que c’est… Tout à l’heure, je vais vous le dire.

Cependant, peu à peu, on s’était égayé dans le groupe des Mahé et dans le groupe des Floche. Ceux-ci surtout riaient fort, parce qu’ils mélangeaient les liqueurs, ce qui les chatouillait davantage. Les uns et les autres, du reste, demeuraient à part. Ils ne s’offrirent pas de leurs tonneaux, ils se jetaient simplement des regards sympathiques, pris du désir inavoué de goûter au liquide du voisin, qui devait être meilleur. Les frères ennemis, Tupain et Fouasse, voisinèrent toute la soirée sans se montrer les poings. On remarqua aussi que Rouget et sa femme buvaient dans la même tasse. Quant à Margot, elle distribuait la liqueur, chez les Floche ; et, comme elle emplissait trop les verres, et que la liqueur lui coulait sur les doigts, elle se les suçait continuellement ; si bien que, tout en obéissant à son père qui lui défendait de boire, elle s’était grisée ainsi qu’une fille en vendange. Ça ne lui allait pas mal ; au contraire. Elle devenait toute rose, les yeux pareils à des chandelles.

Le soleil se couchait, la soirée était d’une douceur de printemps. Coqueville avait achevé les tonneaux et ne songeait pas à rentrer dîner. On se trouvait trop bien sur la plage. Quand il fit nuit noire, Margot, assise à l’écart, sentit quelqu’un lui souffler sur la nuque. C’était Delphin, très gai, marchant à quatre pattes, rôdant derrière elle comme un loup. Elle retint un cri pour ne pas donner l’éveil à son père, qui aurait envoyé un coup de pied dans le derrière à Delphin.

– Va-t’en, imbécile ! murmura-t-elle, moitié fâchée, moitié rieuse. Tu vas te faire prendre !

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