III

Dix jours se sont écoulés. Félix a disparu, je ne trouve aucun prétexte qui puisse me rapprocher de Mme Neigeon. J’en suis réduit, pour m’occuper d’elle, à acheter cinq ou six grands journaux, où je lis le nom de son mari. Il est intervenu à la Chambre, dans un grave débat, et a prononcé un discours dont on s’occupe beaucoup. Ce discours, à une autre époque, m’aurait paru assommant ; il m’intéresse aujourd’hui, je vois les tresses noires et le cou blanc de Louise, derrière les phrases filandreuses. J’ai même eu, avec un monsieur que je connais à peine, une discussion violente au sujet de M. Neigeon, dont je défends l’incapacité. Les attaques méchantes des journaux me mettent hors de moi. Sans doute, cet homme est imbécile ; mais cela prouve d’autant plus l’intelligence de sa femme, si elle est, comme on le raconte, la bonne fée de sa fortune.

Pendant ces dix jours d’impatience et de courses vaines, je suis allé cinq ou six fois chez ma tante, espérant toujours une heureuse chance, quelque rencontre imprévue. D’ailleurs, lors de ma dernière visite, j’ai mécontenté la comtesse si vivement, que je n’oserai y retourner de sitôt. Elle s’était mis en tête de m’obtenir une situation dans la diplomatie, par le crédit de M. Neigeon ; et sa stupeur a été grande, lorsque j’ai refusé, en alléguant mes opinions politiques. Le pis était que j’avais accepté, dans le premier moment, lorsque je n’aimais pas Louise et qu’il ne me répugnait pas encore de devoir un bienfait au mari. Aussi, ma tante, qui n’a pu comprendre mon accès de délicatesse, s’est-elle étonnée de ce qu’elle a appelé un caprice d’enfant. Est-ce que des légitimistes, aussi scrupuleux que moi, ne représentent pas la République à l’étranger ? Au contraire, la diplomatie est le refuge des légitimistes ; ils emplissent les ambassades, ils rendent à la bonne cause un service utile, en retenant les hautes situations que les républicains envient. J’étais fort embarrassé pour répondre par de bonnes raisons, je me suis retranché dans un rigorisme ridicule, et ma tante a fini par me traiter de fou, d’autant plus furieuse, qu’elle avait déjà parlé de l’affaire à M. Neigeon. N’importe ! Louise ne croira pas que je lui fais la cour pour obtenir un poste du ministère.

On rirait de moi, si je racontais par quels étranges sentiments j’ai passé depuis dix jours. D’abord, j’ai été persuadé que Louise s’était aperçue du trouble profond où m’avait jeté le frôlement de sa jupe sur mon genou ; et j’en concluais que je ne lui déplaisais pas, puisqu’elle ne s’était pas reculée tout de suite. Je trouvais là comme une avance sensuelle, qui allait plus loin que la coquetterie permise. Ce sont ici des notes sincères, une sorte de confession où je ne cache rien. Beaucoup d’hommes, s’ils disaient tout, avoueraient que les milieux changent, mais que la femme reste la même. En amour, la femme se donne ou permet qu’on la prenne. Je parle des femmes mariées, des mondaines ayant des convenances à garder. Les hommes qui les désirent sentent vite si elles s’offrent, sous la bonne tenue de l’éducation et le raffinement du luxe. Tout ceci est pour dire que, dans mon égoïsme d’amant, je trouvais naturelle une liaison possible de Louise avec moi. Ce bout de jupe sur mes genoux était simplement d’une franchise et d’une crânerie charmantes.

Seulement, quelques heures plus tard, je me prenais à douter, je faisais les raisonnements contraires. Une fille seule pouvait s’offrir ainsi, j’étais un sot de croire qu’une femme se jetait à ma tête, même étourdiment. Mme Neigeon ne pensait pas à moi. Elle avait peut-être des amants, mais ses liaisons étaient à coup sûr plus calculées et plus compliquées. Il devait y avoir loin entre la femme que j’avais rêvée, la femme toute d’instinct, allant à son plaisir, et la femme adroite, la Parisienne pleine de dessous, qu’elle était sans doute.

Alors, elle m’a échappé tout à fait. Je ne la voyais plus, je ne savais même plus s’il était bien vrai que je fusse resté cinq minutes, dans l’ombre d’une loge, à la sentir vivre contre moi. Et j’ai été très malheureux, au point qu’un instant j’ai songé à retourner m’enfermer au Boquet.

Avant-hier, il m’a enfin poussé une idée que je m’étonne ne pas avoir eue tout de suite. C’était d’aller assister à une séance de la Chambre ; peut-être M. Neigeon parlerait-il, peut-être sa femme serait-elle là. Mais il était dit que je ne verrais point encore ce diable d’homme. Il devait prendre la parole, et il n’a pas même paru : on racontait qu’il s’était trouvé retenu dans je ne sais quelle commission du Sénat. En revanche, comme je m’asseyais au fond d’une tribune, j’ai éprouvé une émotion, en apercevant Mme Gaucheraud au premier rang de la tribune d’en face. Elle m’a vu, elle m’a regardé en souriant. Hélas ! Louise n’était pas avec elle. Ma joie est tombée. À la sortie je me suis arrangé pour rencontrer Mme Gaucheraud dans un couloir. Elle s’est montrée familière. Félix, certainement, lui a parlé de moi.

« Est-ce que vous vous êtes absenté de Paris ? » m’a-t-elle demandé.

Je suis resté muet, révolté de cette question. Moi qui battais si furieusement la ville !

« C’est qu’on ne vous rencontre nulle part. La dernière réception, au ministère, a été superbe, et il y a eu une exposition hippique merveilleuse... »

Puis, devant mon air désespéré, elle s’est mise à rire.

« Allons, à demain, a-t-elle repris en s’éloignant. On vous verra là-bas, n’est-ce pas ? »

J’ai répondu oui, stupide, n’osant risquer une question, de peur de l’entendre rire de nouveau. Elle s’était retournée, elle me regardait d’un air malicieux.

« Venez », a-t-elle murmuré encore, du ton discret d’une amie qui m’aurait réservé quelque surprise heureuse.

Il m’a pris une folle envie de courir derrière elle, pour l’interroger. Mais elle avait déjà tourné dans un autre couloir, je me suis emporté contre mon sot amour-propre, qui m’empêchait d’avouer mon ignorance. Certes, j’étais prêt à aller là-bas ; mais où était-ce, là-bas ? Le vague de ce rendez-vous me mettait l’esprit à la torture, et j’éprouvais en outre une honte à ne pas savoir ce que le monde savait. Le soir, j’ai couru chez Félix, en me proposant d’obtenir de lui, d’une façon habile, le renseignement dont j’avais besoin. Félix était absent. Alors, désolé, je me suis plongé dans la lecture des journaux, choisissant les plus mondains et les plus répandus, tâchant de deviner, au milieu des informations publiées pour le lendemain, quel était le lieu où le bon ton voulait qu’on se donnât rendez-vous. Mes perplexités ont grandi, il y avait toutes sortes de solennités : une exposition de maîtres anciens, une vente de charité dans un grand cercle, une messe en musique à Sainte-Clotilde, une répétition générale, deux concerts et une prise de voile, sans compter des courses un peu partout. Comment un débarqué de la veille, un provincial qui avait conscience de ses gaucheries, pouvait-il se débrouiller parmi une pareille confusion ? Je comprenais bien que le ton suprême était de se rendre à un de ces endroits ; mais auquel, grand Dieu ? Enfin, au risque de me morfondre toute une journée et de me dévorer d’impatience, si je me trompais, j’ai osé choisir. Je croyais me souvenir d’avoir entendu ces dames parler des courses de Maisons-Laffitte, et une inspiration m’a poussé, j’ai résolu d’aller aux courses de Maisons-Laffitte. Cette décision prise, je me suis senti plus calme.

Quel coin de terre ravissant, cette banlieue de Paris ! Je ne connaissais pas Maisons-Laffitte, qui m’a enchanté, avec ses maisons si gaies, bâties sur un coteau que borde la Seine. On est dans les premiers jours de mai, les pommiers tout blancs font de grands bouquets, au milieu de la verdure tendre des peupliers et des ormes.

Cependant, je me suis trouvé d’abord bien dépaysé, perdu entre des murs et des haies vives, ne voulant demander mon chemin à personne. J’avais eu la joie de voir beaucoup de monde prendre le même train ; mais ces dames n’étaient pas là, et à mesure que je guettais les passants, dans Maisons-Laffitte, mon cœur se serrait. Je finissais par me perdre, hors des habitations, le long de la Seine, lorsqu’une grosse émotion m’a arrêté net, près d’une touffe de ronces. À cinquante pas, venant à moi, un groupe de personnes s’avançaient lentement, et je reconnaissais Louise et Berthe ; Gaucheraud et Félix, toujours inséparables, suivaient à quelques pas. Ainsi, j’avais deviné. Cela m’a empli d’orgueil. Mais mon trouble était si grand, que j’ai commis un véritable enfantillage. Je me suis caché derrière la touffe de ronces, pris de je ne sais quelle honte, craignant de paraître ridicule. Lorsque Louise a passé, le bord de sa robe a frôlé le buisson. Tout de suite, j’avais compris la sottise de mon premier mouvement. Aussi me suis-je hâté de couper à travers champs ; et, comme les promeneurs arrivaient à un coude de la route, j’ai débouché de l’air le plus naturel possible, en homme qui se croit seul et qui s’abandonne à la rêverie du grand air.

« Tiens ! c’est vous ! » a crié Gaucheraud.

J’ai salué, en affectant une vive surprise. On s’est exclamé, on a échangé des poignées de main. Mais Félix riait de son air singulier ; tandis que Berthe m’adressait un clignement d’yeux, qui a établi une complicité entre nous. On s’était remis en marche, je me suis trouvé quelques secondes en arrière avec elle.

« Alors, vous êtes venu ? » m’a-t-elle dit gaiement, à demi-voix.

Et, sans me laisser le temps de répondre, elle m’a plaisanté, en ajoutant que j’étais bien heureux d’être encore si enfant. Je sentais une alliée, il me semblait qu’elle aurait goûté une joie personnelle, à mettre son amie dans mes bras. Puis, Félix s’étant retourné, pour demander :

« De quoi riez-vous donc ?

– C’est M. de Vaugelade qui me raconte son voyage avec toute une famille d’Anglais », a-t-elle répondu tranquillement.

Gaucheraud avait repris le bras de Félix et l’entraînait, comme pour ne pas gêner mon tête-à-tête avec sa femme. Je suis resté seul entre Louise et Berthe, j’ai passé là une heure exquise, sur cette route ombreuse, qui suivait la Seine. Louise avait une robe de soie claire, et son ombrelle, à doublure rose, baignait son visage d’une lumière fine et chaude, sans une ombre. La campagne la rendait plus libre encore, parlant haut, me regardant en face, répondant à Berthe qui la lançait dans des conversations hardies, avec une insistance dont j’ai été frappé plus tard.

« Donnez donc le bras à Mme Neigeon, a fini par me dire cette dernière. Vous n’êtes pas galant, vous voyez bien qu’elle est fatiguée. »

J’ai offert mon bras à Louise, qui s’y est appuyée tout de suite. Berthe avait rejoint son mari et Félix, nous restions seuls, à plus de quarante pas de distance. La route montait le coteau, et nous avons marché très lentement. En bas, la Seine coulait, entre des prairies étalées comme des tapis de velours vert. Il y avait là une île mince et longue, que coupaient les deux ponts, où des trains passaient avec un roulement lointain de foudre. Puis, de l’autre côté de l’eau, une plaine immense, des cultures s’étendaient jusqu’au mont Valérien, dont on apercevait, au bord du ciel, les constructions grises, dans un poudroiement de soleil. Et, surtout, ce qui m’attendrissait aux larmes, c’était l’odeur de printemps répandue autour de nous, montant des herbes, aux deux bords de la route.

« Retournez-vous bientôt au Boquet ? » m’a demandé Louise.

J’ai eu la sottise de répondre non, ne prévoyant pas qu’elle allait ajouter :

« Ah ! c’est fâcheux, nous partons la semaine prochaine pour les Mûreaux, cette propriété que mon mari possède à deux lieues de chez vous, je crois, et il comptait vous inviter à nous venir voir. »

J’ai balbutié, j’ai dit que mon père me rappellerait peut-être plus vite que je ne pensais. Il m’avait semblé sentir son bras s’appuyer davantage sur le mien. Était-ce donc un rendez-vous qu’elle me donnait ? Dans l’idée galante que je me faisais de cette Parisienne, si libre et si raffinée, j’ai bâti tout de suite un roman, une liaison offerte à la campagne, un mois d’amour sous de grands arbres. Oui, c’était cela, elle me trouvait sans doute des grâces de gentilhomme campagnard, elle voulait m’aimer là-bas, dans mon cadre.

« J’ai à vous gronder, a-t-elle repris tout d’un coup, en prenant un air tendre et maternel.

– Comment cela ? ai-je murmuré.

– Oui, votre tante m’a parlé de vous. Il paraît que vous ne voulez rien accepter de notre main. C’est très blessant, cela. Pourquoi refusez-vous, dites ? »

J’ai rougi une seconde fois. J’étais sur le point de risquer ma déclaration, de crier : « Je refuse, parce que je vous aime. » Mais elle a eu un geste, comme si elle comprenait et qu’elle voulût me faire taire. Puis, elle a ajouté, en riant :

« Si vous êtes fier, si vous tenez à rendre service pour service, nous acceptons bien volontiers votre protection, là-bas. Vous savez qu’il y a un conseiller général à nommer. Mon mari se porte, mais il craint d’être battu, ce qui serait très désagréable dans sa situation... Voulez-vous nous aider ? »

On ne pouvait être plus charmante. Cette histoire d’élection m’a paru un prétexte de femme spirituelle, pour nous retrouver aux champs.

« Mais sans doute je vous aiderai ! ai-je répondu avec gaieté.

– Et si vous faites nommer mon mari, il est entendu que mon mari vous donne à son tour un coup d’épaule ?

– Marché conclu.

– Oui, marché conclu. »

Elle m’a tendu sa petite main, et j’ai tapé dedans. Nous plaisantions tous les deux. Cela me semblait ravissant, en vérité. Les arbres avaient cessé, le soleil tombait d’aplomb en haut de la côte, et nous marchions dans une grande chaleur, muets tous les deux. Mais cet imbécile de Gaucheraud est venu troubler ce silence frissonnant, sous le ciel de flamme. Il nous avait entendus parler du conseil général, il ne m’a plus lâché, me contant l’histoire de son oncle, manœuvrant pour se faire présenter à mon père. Enfin, nous sommes arrivés au champ de courses. Ils ont trouvé les courses superbes. Moi, tout le temps, debout derrière Louise, j’ai regardé son cou délicat. Et quel adorable retour, par une brusque ondée ! Le vert de la campagne, sous la pluie, s’était attendri encore, les feuilles et la terre sentaient bon, d’une odeur d’amour. Louise avait fermé les yeux à demi, lasse et comme envahie par les voluptés du printemps.

« Rappelez-vous notre marché, m’a-t-elle dit à la gare, en montant dans sa voiture qui l’attendait. Aux Mûreaux, dans quinze jours, n’est-ce pas ? »

J’ai serré la main qu’elle me tendait, et je crains même d’avoir été un peu brutal, car pour la première fois je l’ai vue grave, avec deux plis de mécontentement aux lèvres. Mais Berthe semblait toujours m’encourager à oser davantage, et Félix gardait son rire énigmatique, tandis que Gaucheraud me tapait sur l’épaule, en criant :

« Aux Mûreaux, dans quinze jours, monsieur de Vaugelade... Nous y serons tous. »

Le diable l’emporte !

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