VII Intermède involontaire

1810-1815

Le troisième exil de Joseph Fouché a commencé. Dans son splendide château d’Aix le ministre d’État privé de ses fonctions, duc d’Otrante, réside comme un prince souverain. Il a maintenant cinquante-deux ans ; il a épuisé jusqu’à la lie toutes les émotions et tous les jeux, tous les succès et tous les revers de la vie politique, il a connu dans l’océan du destin l’éternelle alternance du flux et du reflux. Il a connu la faveur des puissants et le désespoir du délaissement ; il a été pauvre jusqu’à être inquiet pour son pain quotidien, et puis immensément riche ; il a été aimé et haï, fêté et proscrit ; maintenant enfin il peut se reposer sur son rivage doré, duc, sénateur, Excellence, ministre, conseiller d’État, multimillionnaire, ne dépendant de personne et pouvant faire sa propre volonté. Il se promène à son aise dans son carrosse à armoiries ; il fait des visites dans les demeures de la noblesse ; il reçoit de sa province de vifs hommages et, de Paris, des sympathies qui s’expriment secrètement ; il est débarrassé de la peine fâcheuse d’avoir à se disputer quotidiennement avec des fonctionnaires stupides et avec un maître despotique. Si l’on se fiait à son allure satisfaite, on pourrait croire que procul negotiis le duc d’Otrante se trouve bien. Mais un passage (incontestablement authentique) de ses Mémoires (qui par ailleurs sont très douteux) montre combien ce contentement est affecté : « L’habitude invétérée de tout savoir me poursuivant, j’y succombai davantage dans la nuit d’un exil doux, mais monotone. » Et ce qui fait le « charme de sa retraite », d’après son propre aveu, ce n’est pas le paysage clément de la Provence, mais tout un réseau de rapports et d’espionnages venus de la capitale. « À l’aide d’amis sûrs et de trois émissaires fidèles, je montai ma correspondance secrète, fortifiée par des bulletins réguliers qui, venus de plusieurs côtés différents, pouvaient être contrôlés l’un par l’autre ; en un mot, j’eus à Aix ma contre-police. » Cet homme incapable de se reposer pratique maintenant à titre de sport ce qu’il lui dit de faire officiellement et, s’il ne peut plus pénétrer au ministère, il brûle de regarder du moins par l’intermédiaire d’yeux étrangers, par le trou de la serrure, d’assister aux délibérations grâce à des oreilles complices et surtout d’épier si enfin ne se présente pas une occasion d’offrir de nouveau ses services et de reprendre sa place à la table où se joue l’histoire de l’époque.

Mais il restera longtemps encore à l’écart, le duc d’Otrante, car Napoléon n’a pas besoin de lui. L’empereur est au sommet de sa puissance ; il a vaincu l’Europe, il est gendre de l’empereur d’Autriche, il est (exaucement du désir des désirs !) père d’un roi de Rome. Devant lui tous les princes allemands et italiens sont d’une humble servilité, reconnaissants de la grâce qu’il leur a faite de leur laisser leurs couronnes et couronnettes ; déjà le dernier et unique ennemi, l’Angleterre, chancelle et hésite. Cet homme est devenu si fort qu’il peut se passer en souriant d’auxiliaires aussi souples et aussi peu sûrs que Joseph Fouché. C’est maintenant seulement que Fouché a tout le temps voulu pour réfléchir tranquillement et à son aise, pour reconnaître la folle présomption qui l’a poussé à se mesurer avec le plus puissant de tous les hommes. L’empereur ne lui fait même pas l’honneur de le haïr ; de la cime extraordinaire sur laquelle le destin l’a placé et élevé, il ne remarque même plus le méchant petit insecte qui, jadis, s’est niché sous son manteau et qu’il a fait tomber d’une seule et vigoureuse chiquenaude. Il ne fait attention ni à ses importunités ni à son absence ; Fouché n’existe plus pour lui. Et rien ne montre plus clairement au disgracié combien, maintenant, Napoléon fait peu cas de lui et le craint peu, que l’autorisation qu’il obtient finalement de rentrer dans son château de Ferrières, à deux heures de Paris. À vrai dire, cependant, Napoléon ne le laisse pas venir plus près ; Paris et les Tuileries restent interdits à l’homme qui a osé le défier.

Pendant ces deux années d’inaction Joseph Fouché n’est appelé au palais impérial qu’une seule fois. Napoléon prépare la guerre contre la Russie : cette fois-ci Fouché doit, lui aussi, exprimer son opinion, puisque tous les autres la déconseillent. À l’en croire, il y fait entendre un avertissement passionné ; il présente même (si ce n’est pas là une chose fabriquée post festum) un mémorandum que l’on trouve dans ses souvenirs ; mais il y a déjà longtemps que Napoléon désire n’entendre que la confirmation de sa propre volonté, et l’approbation aveugle de ses paroles. Celui qui lui déconseille la guerre semble douter de sa grandeur. Aussi Fouché est-il froidement renvoyé à son château, à son exil et à l’inaction, tandis que l’empereur part pour Moscou avec six cent mille hommes, – la plus hardie et la plus insensée de ses entreprises.

Un rythme singulier règle la vie étrange et féconde en vicissitudes de Joseph Fouché. Lorsqu’il monte, tout lui réussit ; lorsqu’il tombe, le destin se tourne contre lui. Maintenant qu’il est obligé de s’abandonner au désœuvrement, aigri et mécontent, dans l’ombre de la disgrâce, dans son château reculé, hors de la sphère des événements, maintenant que sa déception aurait besoin d’un appui moral, d’un confident sûr, de tendres consolations, c’est à cet instant précis qu’il perd le seul être qui, pendant vingt ans, l’ait accompagné avec amour, persévérance et énergie sur tous ses chemins dangereux : sa femme. Lors de son premier exil, dans sa mansarde étaient morts ses deux premiers enfants, qu’il aimait par-dessus tout, et dans son troisième exil voici que sa compagne disparaît. Pareille perte atteint cet homme, en apparence insensible, au plus intime de son être. Car lui qui s’est montré infidèle et capricieux à l’égard de tous les partis et de toutes les idées, cet esprit impénétrable a été le plus tendrement fidèle à son laideron de femme ; il a été l’époux le plus attentif et le père le plus consciencieux ; de même que derrière le masque sec de l’homme de cabinet se cache le joueur intellectuel, nerveux et intrigant, de même derrière l’homme redoutable et instable se cache, timide et invisible, un époux à la fidélité bourgeoise, comme on en rencontre dans la province française, un homme solitaire qui n’a d’assurance et ne se sent à son aise que dans le cercle étroit de la famille.

Ce qui vivait de bonté et d’honnêteté dans les profondeurs obscures de ce rusé diplomate, il l’a voué, secrètement et avec un amour dissimulé, à cette compagne qui n’existait que pour lui, qui ne paraissait jamais aux fêtes de la cour, aux banquets ou aux réceptions, et qui ne se mêlait jamais à ses jeux dangereux. Dans le tréfonds impénétrable de sa vie privée, il trouvait là un contrepoids très utile à ce que son existence politique avait d’incertain, de hasardeux et d’inquiet ; et précisément cet appui se brise lorsqu’il en a le plus besoin. Pour la première fois on sent chez cet homme froid comme la pierre une véritable émotion ; pour la première fois on perçoit dans ses lettres un accent chaud, sincère et humain. Lorsque, après la sottise folle de son successeur, le duc de Rovigo, qui s’est laissé emprisonner sans résistance, dans le ridicule coup de main tenté par un demi-toqué, et cela pour l’amusement de tout Paris, ses amis le pressent de prétendre de nouveau au ministère de la Police, il refuse de rentrer dans le monde de la politique : « Mon cœur est fermé à toutes les folies humaines ; le pouvoir n’a pas de charmes pour moi, le repos n’est pas seulement une chose convenable dans ma situation, il m’est nécessaire. Les affaires ne m’offrent plus que l’image du tumulte, de l’embarras et des dangers. » Pour la première fois la leçon de la souffrance semble lui avoir vraiment servi. Un profond besoin de repos, de détente intérieure, après une période d’ambitions perpétuelles et insensées, s’est emparé de cet homme déjà vieillissant, dès l’instant où il a vu mourir, à ses côtés, la compagne de vingt terribles années. La joie de l’intrigue paraît pour toujours morte en lui ; la volonté de puissance paraît enfin, enfin ! brisée chez cet esprit tourbillonnant et épris de désirs incessants.

Mais, ironie tragique ! la seule fois, la première fois que Fouché, lui qui d’habitude est sans repos, désire se reposer loin de toute fonction, son adversaire Napoléon lui en impose une de force.

Ce n’est pas par amour, par inclination, avec confiance que Napoléon appelle une fois encore Fouché à son service, mais par méfiance et dans un état d’incertitude aiguë. Pour la première fois l’empereur est revenu vaincu. Ce n’est pas à la tête d’une armée, dressé sur son cheval, entouré de drapeaux et en passant sous des arcs de triomphe, qu’il rentre à Paris ; mais sa pelisse relevée jusqu’au menton, pour ne pas être reconnu, il est arrivé la nuit comme un fugitif. La plus belle armée qu’il eût jamais créée est couchée, gelée, dans la neige russe et, avec l’auréole de l’invincibilité, tous ses amis se sont envolés. Tous les empereurs et tous les rois qui, la veille et l’avant-veille encore, courbaient devant lui l’échine jusqu’à terre, se rappellent, avec une pénible soudaineté, leur dignité, lorsqu’ils voient que l’empereur est vaincu. Un univers en armes se lève contre son dur maître. Voici la chevauchée des Cosaques venus de Russie ; en Suède, son ancien rival Bernadotte se joint à ses ennemis ; son propre beau-père, l’empereur François, prépare des armements, en Bohême ; la Prusse, pillée et asservie, prend les armes avec un enthousiasme assoiffé de vengeance ; « la semence de dents de dragons » issue de guerres sans nombre et sans motifs germe dans la terre d’Europe, mise à feu et à sang, et sillonnée de douleurs, et elle mûrira, cet automne, dans les champs de Leipzig. Partout craque le gigantesque édifice élevé en dix années par une volonté unique de domination universelle ; les frères de Bonaparte chassés d’Espagne, de Westphalie, de Hollande et d’Italie se sont réfugiés auprès de lui. Maintenant il s’agit pour Napoléon de déployer une énergie suprême. Avec un coup d’œil magnifique et clairvoyant, avec une puissance de travail décuplée, il prépare tout pour la lutte décisive. Qui peut encore porter une giberne ou monter sur un cheval va être, en France, appelé sous les drapeaux ; de partout, d’Espagne, d’Italie, les troupes éprouvées sont retirées pour combler les vides faits par l’hiver russe, aux mâchoires de glace. Jour et nuit, des milliers d’ouvriers travaillent dans les fabriques de sabres et de canons ; on fait des pièces d’or avec les trésors cachés ; on emploie les économies qui se trouvent dans les coffres secrets des Tuileries ; les forteresses sont mises en état et, tandis que, de l’est et de l’ouest, les armées marchent d’un pas pesant, vers Leipzig, des réseaux diplomatiques sont tendus dans toutes les directions. Nulle part il ne doit rester de position faible et incertaine ; nulle part il ne doit y avoir de lacune dans ce réseau de fils de fer barbelés qui doit entourer la France ; il faut prévoir chaque éventualité et assurer la position aussi bien à l’arrière qu’au front. Car il ne faut pas qu’une seconde fois, comme pendant la campagne de Russie, un fou ou un esprit malintentionné ébranle ou détruise la confiance du peuple en Napoléon. Personne, qui ne soit tout à fait sûr, ne restera à l’arrière ; pas un homme dangereux ne sera laissé sans surveillance.

L’empereur, avant cette bataille décisive, pense à chaque facteur de puissance, à chaque éventualité, à chaque danger possible. C’est pourquoi il pense aussi à cet homme qui pourrait devenir dangereux, à Joseph Fouché. On le voit, il ne l’a pas oublié ; il l’a simplement dédaigné tant que lui-même a été puissant. Maintenant que sa force a fléchi, il lui faut prendre des garanties. Aucun ennemi possible ne doit rester à Paris, et, comme Napoléon ne compte pas Fouché parmi ses amis, il décide que Fouché doit quitter Paris.

À la vérité, il n’y a pas de motif valable pour arrêter et pour interner dans une forteresse cet agité et cet intrigant afin qu’il ne puisse plus ourdir de machinations. Mais il ne faut pas non plus qu’il reste libre Le mieux, c’est donc de lier ses mains avides de jouer un rôle, en lui donnant un emploi et, autant que possible, très loin de Paris. C’est en vain qu’au milieu du tumulte des affaires et des préparatifs guerriers on cherche, au quartier général de Dresde, une fonction de ce genre qui à la fois paraisse honorable et offre des garanties contre Fouché ; il n’est pas facile d’en trouver. Mais Napoléon est déjà impatient de savoir hors de Paris cet ami des ténèbres. Et, comme on ne trouve pas de poste pour Fouché, on lui en invente un, en lui conférant un emploi à Néphélococcygie : l’administration des territoires occupés en Prusse. Un bel emploi, plein de dignité, un emploi de première classe, sans aucun doute, mais qui n’a malheureusement que le petit défaut d’être lié à un « si », car cette régence ne peut commencer que si Napoléon conquiert la Prusse. Et jusqu’à présent les événements militaires n’en prennent guère la tournure, car Blücher presse déjà sérieusement l’empereur sur ses flancs, en Saxe ; par conséquent, cette lettre écrite par l’empereur, le 10 mai, au duc d’Otrante, n’est que l’attribution bouffonne d’un poste en l’air :

« Je vous ai fait connaître que mon intention était, aussitôt que je serais à même d’entrer dans les États du roi de Prusse, de vous appeler auprès de moi pour vous mettre à la tête du gouvernement de ce pays. Que cela ne fasse aucun bruit à Paris. Il faut que vous soyez censé partir pour votre campagne et que vous soyez déjà ici qu’on vous croie encore chez vous. La régente seule a connaissance de votre départ. Je suis fort aise d’avoir l’occasion de recevoir de vous de nouveaux services et de nouvelles preuves d’attachement. »

L’empereur écrit ainsi à Joseph Fouché, précisément parce qu’il n’a pas du tout confiance dans son « attachement ». Et ce n’est qu’à contrecœur et plein de défiance que, pénétrant aussitôt l’intention secrète de son maître, le duc d’Otrante s’apprête à partir.

« Je jugeai aussitôt, remarquent ses Mémoires, que, redoutant ma présence à Paris, pour le moins autant que celle de Murat à Naples, c’étaient deux otages qu’il voulait avoir sous la main, en nous appelant près de lui. »

Cependant, le futur gouverneur de la Prusse ne se dépêche pas trop de se rendre à Dresde, au Conseil d’État, puisqu’il sait qu’en réalité on désire non pas recevoir ses conseils mais simplement lui lier les mains. Il n’arrive que le 29 mai et le premier mot par lequel l’empereur le salue est : « Vous venez tard, monsieur le Duc. »

Il va de soi qu’à Dresde on ne parle plus du prétexte comique consistant à lui donner le gouvernement de la Prusse ; le moment est devenu trop grave pour des plaisanteries de ce genre. Mais, maintenant, on l’a étroitement sous la main et, par bonheur, voici qu’on trouve un autre poste magnifique, pour l’éloigner du théâtre des événements, non pas précisément, comme le précédent, situé sur les hauteurs de Néphélococcygie, ou dans la lune, mais néanmoins à des centaines de kilomètres de Paris : le gouvernement de l’Illyrie. Le vieux camarade de Napoléon, le général Junot, qui administre cette province, est soudain devenu fou et, par conséquent, une cellule pour récalcitrants est là, vacante. Aussi l’empereur attribue-t-il, avec une ironie à peine contenue, cette souveraineté éphémère à Joseph Fouché qui, comme toujours, ne refuse pas, s’incline docilement et se déclare prêt à partir immédiatement.

L’Illyrie, ce nom évoque l’opérette et, effectivement, quel État bariolé a été taillé là de force lors de la dernière paix, avec des morceaux du Frioul, de la Carinthie, de la Dalmatie, de Trieste ! Un État sans unité, ne répondant à rien de logique, avec, comme capitale, Laibach, une mesquine ville provinciale de petits agriculteurs, – un monstre hybride, incapable de vivre, engendré par une volonté ivre de puissance et par une diplomatie aveugle. Fouché n’y trouve que des coffres mal remplis, quelques douzaines de fonctionnaires qui s’ennuient, très peu de soldats et une population méfiante qui n’attend que le départ des Français. Partout craque déjà la charpente de cet État artificiel, maçonné trop vite ; quelques coups de canon suffiraient pour détruire cet édifice chancelant. Voici que ces coups de canon, le propre beau-père de Napoléon, l’empereur François, les tire bientôt lui-même contre son gendre et c’en est fait de cette magnificence illyrienne. Fouché ne peut songer à une sérieuse résistance, avec ses quelques régiments qui, composés pour la plus grande partie de Croates, sont prêts, au premier coup de feu, à passer du côté de leurs anciens camarades. Aussi, dès le premier jour, ne fait-il, au fond, que préparer la retraite et, pour la masquer adroitement, il affecte extérieurement les grandes allures d’un souverain sans soucis ; il donne des bals et des réceptions ; pendant le jour, il fait fièrement parader les troupes, tandis que, la nuit, les caisses publiques et les papiers du gouvernement sont expédiés secrètement à Trieste. Tout son travail de chef et de souverain ne peut que se limiter à évacuer le pays prudemment et pas à pas, avec aussi peu de pertes que possible ; et, dans cette retraite stratégique, son vieux sang-froid, son énergie prompte à l’action se manifestent de nouveau avec une maîtrise absolue. Ce n’est que pas à pas qu’il recule, sans aucune perte, de Laibach à Goerz, de Goerz à Trieste, de Trieste à Venise ; il ramène presque au complet de son Illyrie éphémère tous ses fonctionnaires, le trésor public et beaucoup de matériel précieux. Mais qu’importe la perte de cette province ridicule ! Car, en même temps, Napoléon perd la plus importante et la dernière de ses grandes batailles dans cette guerre, la bataille des Nations, à Leipzig, et avec elle, la domination universelle.

Donc Fouché s’est acquitté de sa fonction, d’une manière parfaite et digne d’éloges. Maintenant qu’il n’y a plus d’Illyrie à administrer, il se sent redevenu libre et, naturellement, veut rentrer à Paris. Mais Napoléon ne l’entend pas ainsi. À aucun prix un Fouché ne doit revenir à Paris. « Fouché est un homme qu’il ne faut pas laisser à Paris dans les circonstances présentes » ; ce mot, prononcé à Dresde, prend, après Leipzig, une valeur bien plus grande. Il faut que Fouché s’en aille, très loin, à tout prix. Au milieu de la tâche monstrueuse qui lui incombe de se défendre contre des forces cinq fois supérieures, l’empereur cherche au plus vite une autre mission à donner à ce personnage gênant, une mission qui, encore une fois, le rende inoffensif pour la durée de la campagne. Il importe maintenant de lui fournir matière à intriguer et à faire le diplomate, pour que, à Paris, il ne puisse faire des siennes. Aussi Napoléon le charge-t-il d’abord de se rendre à Naples (Naples est loin !) pour rappeler au devoir Murat, le roi de Naples, beau-frère de Napoléon, qui est plus inquiet de son royaume que de l’empire, et pour l’engager à venir au secours de l’empereur avec une armée. L’histoire ne dit pas comment Fouché s’acquitta de sa mission, s’il a réellement essayé de ramener à la fidélité l’ancien général de la cavalerie napoléonienne, ou bien s’il l’a fortifié dans sa défection. En tout cas, le but principal de l’empereur est atteint : tenir Fouché pendant quatre mois, au-delà des Alpes, à des centaines de lieues de distance, dans des négociations incessantes. Tandis que les Autrichiens, les Prussiens et les Anglais marchent déjà sur Paris, il doit constamment et, à vrai dire, sans but, faire la navette entre Rome, Florence et Naples, entre Lucques et Gênes, dépensant de nouveau son temps et son énergie en un problème insoluble. Car, ici aussi, les Autrichiens s’avancent continuellement ; après l’Illyrie, l’Italie, – le second État qui lui ait été attribué, – est perdue, elle aussi. Finalement, au début de mars, l’empereur Napoléon n’a plus de pays où il puisse expédier cet homme gênant ; et d’ailleurs, même en France, il n’a plus rien à interdire ni prescrire. Aussi Joseph Fouché rentre-t-il dans sa patrie en traversant les Alpes, le 11 mars, après avoir été irrémédiablement tenu éloigné de toutes manœuvres politiques pendant quatre mois, par la prévoyance géniale de l’empereur. Et, lorsque, enfin, il brise sa chaîne, il arrive exactement quatre jours trop tard.

À Lyon Fouché apprend que les troupes des trois empereurs marchent sur Paris. Sous peu de jours, par conséquent, Napoléon sera renversé et un nouveau gouvernement formé. Il va de soi que son ambition le consume, dans l’impatience où il est « d’avoir la main dans la pâte » et d’en tirer à lui les morceaux les plus succulents. Mais la route directe de Paris est déjà barrée par les troupes ennemies ; il est obligé de faire un long détour par Toulouse et Limoges ; enfin le 8 avril sa voiture franchit les barrières de Paris. Il reconnaît au premier coup d’œil qu’il est arrivé trop tard. Et qui arrive trop tard est sacrifié. Napoléon lui a une fois de plus fait payer toutes ses intrigues et manœuvres secrètes, par la magistrale précaution de le tenir éloigné, tant qu’il y avait quelque chose à pêcher en eau trouble. Paris a déjà capitulé ; Napoléon a abdiqué ; Louis XVIII est roi et le nouveau gouvernement est au complet, sous la présidence de Talleyrand. Le maudit boiteux s’est trouvé sur place au bon moment et il a fait volte-face plus vite que Fouché n’a pu le faire. Déjà le tsar de Russie habite dans la maison de Talleyrand ; le nouveau roi le comble de témoignages de confiance ; il a distribué à sa fantaisie les portefeuilles ministériels et par une basse perfidie il n’en a réservé aucun au duc d’Otrante, occupé sans raison et sans but à administrer l’Illyrie et à faire de la diplomatie sur les routes italiennes. Personne ne l’a attendu ; personne n’a souci de lui ; personne ne s’adresse à lui ; personne ne lui demande conseil ou assistance. Une fois de plus Joseph Fouché, comme ce fut le cas si souvent dans sa vie, est mis au rebut.

Pendant longtemps, il ne veut pas croire qu’on le laisse tomber avec tant d’indifférence, lui, le grand adversaire de Napoléon. Il offre ses services, publiquement et secrètement ; on le voit dans l’antichambre de Talleyrand, chez le frère du roi, chez l’ambassadeur d’Angleterre, dans les salles du Sénat, partout. Et, pourtant, personne ne l’écoute. Il écrit des lettres, une notamment à Napoléon, à qui il conseille d’émigrer en Amérique, tout en envoyant une copie au roi Louis XVIII, pour se faire bien voir de lui. Mais il ne reçoit aucune réponse. Il sollicite les ministres pour obtenir une fonction digne de son mérite ; ils le reçoivent poliment, froidement, mais ne le favorisent pas. Il se fait protéger par des femmes et recommander par des gens à qui il a autrefois rendu service ; mais c’est en vain ; il a commis la faute la plus impardonnable qui soit en politique : celle d’arriver trop tard. Toutes les places sont déjà prises et aucun dignitaire ne songe à s’en aller volontairement, pour céder, par amabilité, son poste au duc d’Otrante. Il ne reste à cet ambitieux qu’à faire une fois de plus ses malles, et à se retirer dans son château de Ferrières. Maintenant que sa femme est morte, il n’a plus qu’un seul auxiliaire : le temps. Jusqu’à présent celui-ci l’a toujours aidé et il l’aidera cette fois encore.

Et réellement, il l’aide encore cette fois. Fouché ne tarde pas à sentir que de nouveau l’atmosphère a une odeur de poudre. Quand on a de fines oreilles, on entend, même sans sortir de Ferrières, les craquements d’un trône menacé. Le nouveau maître, Louis XVIII, commet faute sur faute. Il lui plaît d’ignorer la Révolution et d’oublier qu’après vingt ans de droits civils et politiques la France n’est pas disposée à courber l’échine devant vingt familles nobles. Il méprise aussi le danger constitué par cette classe prétorienne d’officiers et de généraux qui, mis en demi-solde, murmurent leur mécontentement de cette basse ladrerie du roi citrouille. Ah ! si Napoléon revenait, la bonne et belle guerre reviendrait aussitôt. Alors, on pourrait de nouveau se mettre en campagne, piller les pays, faire une agréable carrière et prendre fermement les rênes en main. Déjà des messages suspects vont d’une garnison à l’autre ; déjà une conspiration se prépare peu à peu dans l’armée ; et Fouché, qui n’a jamais coupé complètement le cordon ombilical le reliant à sa création, la police, écoute et entend plus d’une chose qui lui donne à réfléchir. Il sourit doucement en lui-même : le bon roi aurait appris toute espèce de nouvelles intéressantes s’il avait eu comme ministre de la Police le duc d’Otrante. Mais pourquoi avertir ces courtisans ? Jusqu’à présent, c’est toujours la catastrophe, le changement brusque de vent qui a porté Fouché sur les hauteurs. C’est pourquoi il reste muet, se cache, ne bouge pas et souffle comme un lutteur avant le combat.

Le 5 mars 1815, un courrier se précipite aux Tuileries avec la nouvelle stupéfiante que Napoléon s’est évadé de l’île d’Elbe et a débarqué à Fréjus le 1er mars, avec six cents hommes. Les courtisans royaux accueillent cette nouvelle avec des sourires de mépris. Naturellement, ils l’ont toujours dit, ce Napoléon Bonaparte, dont on fait tant de cas, n’est pas dans son bon sens. Avec six cents hommes (parbleu, c’est vraiment risible !) ce fou veut combattre le roi qui a derrière lui toute l’armée et toute l’Europe ! Allons, pas d’émotion, pas de souci : avec une poignée de gendarmes on maîtrisera bien ce misérable aventurier. Le maréchal Ney, le vieux compagnon d’armes de Napoléon, reçoit l’ordre de s’emparer de lui. Avec vantardise il promet au roi, non seulement de capturer l’agitateur, mais encore de le conduire à travers le pays dans une cage de fer. Louis XVIII et ses fidèles promènent tout à leur aise leur insouciance dans Paris, au moins pendant les premiers huit jours, et le Moniteur raconte toute l’histoire sur un ton amusé. Mais bientôt les nouvelles désagréables se multiplient. Nulle part Napoléon n’a rencontré de résistance ; chaque régiment envoyé contre lui, au lieu de lui barrer la route, renforce sa petite armée, et ce même maréchal Ney qui devait le capturer et l’enfermer dans une cage de fer passe, drapeaux déployés, du côté de son ancien maître. Déjà Napoléon est entré à Grenoble, déjà il est à Lyon ; encore une semaine et sa prédiction s’accomplira : l’aigle impérial se posera sur les tours de Notre-Dame.

Maintenant à la cour, c’est la panique. Que faire ? Quelles digues opposer à cette avalanche ? Le roi et ses conseillers, comtes et princes, reconnaissent trop tard quelle folie ce fut de s’éloigner du peuple et de vouloir oublier artificiellement qu’entre 1792 et 1815 il y avait eu en France une révolution. Par conséquent, il faut vite se faire aimer. Il faut, de n’importe quelle manière, montrer à cet imbécile de peuple qu’on le chérit réellement, qu’on tient compte de ses désirs et de ses droits ; il faut vite gouverner d’une manière républicaine et démocratique. C’est lorsqu’il est trop tard que les empereurs et les rois aiment à se découvrir un cœur de démocrate. Mais comment gagner les républicains ? Oh ! c’est bien simple : il suffira de confier un portefeuille de ministre à l’un d’entre eux, au républicanisme très prononcé et qui ainsi donnera aussitôt au drapeau fleurdelisé une teinte rouge. Mais où le trouver ? On réfléchit et l’on se rappelle soudain un certain Joseph Fouché qui, il y a quelques semaines, faisait des courbettes dans toutes les antichambres, inondant de projets la table du roi et de ses ministres. Oui, c’est là l’homme qu’il faut, le seul qu’on puisse employer toujours et à tout. Vite, qu’on aille le tirer de son obscurité ! Toujours quand un gouvernement a des difficultés, que ce soit le Directoire, le Consulat, l’Empire ou la Royauté, toujours, quand on a besoin d’un bon intermédiaire, de quelqu’un qui résolve les problèmes et rétablisse l’ordre, on s’adresse à l’homme au drapeau rouge, au caractère le moins sûr, – qui est en même temps le plus sûr des diplomates, – à Joseph Fouché.

Ainsi le duc d’Otrante a la satisfaction de voir les comtes et les princes qui, tout récemment, l’ont froidement éconduit et lui ont tourné le dos, s’adresser maintenant à lui avec une insistance pleine de respect, lui offrir un portefeuille, et lui en imposer l’acceptation, ou presque. Mais l’ancien ministre de la police connaît trop exactement la situation politique réelle pour se compromettre à présent, à la treizième heure, dans l’intérêt des Bourbons. Il sent que déjà ce doit être l’agonie, pour qu’on l’appelle avec tant d’insistance comme médecin. Et il refuse poliment, sous toute sorte de prétextes, laissant discrètement entendre que c’est un peu plus tôt qu’il aurait fallu s’adresser à lui. Mais plus les troupes de Napoléon approchent et plus la notion de l’honneur se fait petite à la cour royale. Avec toujours plus d’empressement on sollicite Fouché de prendre le gouvernement, et même le propre frère de Louis XVIII lui demande un entretien secret. Pour une fois, Fouché reste inébranlable ; ce n’est pas par conviction, mais parce que s’appuyer sur une planche pourrie ne lui dit rien et qu’il se sent tout à son aise dans une position de bascule entre les deux partis, entre Louis XVIII et Napoléon. « À présent il est trop tard », dit-il en tranquillisant le frère du roi ; le roi n’a qu’à se mettre en sûreté ; l’aventure napoléonienne ne durera guère et, pendant ce temps, il fera tout son possible pour desservir l’empereur. On n’a qu’à lui faire confiance. Ainsi il garde un atout en main et, si les Bourbons demeurent victorieux, il pourra se donner comme leur auxiliaire. D’autre part, si c’est Napoléon qui triomphe, il pourra faire valoir fièrement qu’il a repoussé l’offre des Bourbons. Le système éprouvé de la contre-assurance auprès des deux camps lui a trop souvent réussi pour qu’il n’y recoure pas une fois de plus, – ce système qui lui permet de se faire passer en même temps pour le fidèle serviteur des deux maîtres, de l’empereur et du roi.

Mais, cette fois-ci, la scène va être bien amusante ; toujours aux moments critiques de la vie de Fouché, la tragédie cède la place à la comédie. Les Bourbons ont appris de Napoléon une chose : c’est qu’il ne faut jamais, en des temps dangereux, laisser derrière soi un homme comme Fouché. Aussi trois jours avant le départ du roi, tandis que Napoléon s’avance rapidement sur Paris, la police reçoit-elle l’ordre d’arrêter Fouché comme suspect, – parce qu’il refuse de devenir ministre du roi, – et de l’éloigner de la capitale.

Le ministre de la Police, à qui incombe l’exécution de cette mission désagréable, s’appelle (l’histoire aime les surprises véritablement originales) Bourrienne. C’est le plus intime ami de jeunesse de Napoléon ; il a été son camarade à l’école de guerre, son compagnon d’Égypte, son secrétaire pendant de longues années ; il a connu tous ses familiers ; et, par conséquent, il connaît à fond son Fouché. Il est donc quelque peu effrayé lorsque le roi lui confie la mission d’arrêter le duc d’Otrante. Il se permet de demander si c’est une mesure réellement opportune et, comme le roi réitère l’ordre avec énergie, Bourrienne secoue de nouveau la tête : ce ne sera pas chose si facile. Ce vieux brochet, il le sait, a traversé trop d’écluses et de nasses pour se laisser prendre au piège en plein jour ; pour arrêter un tel homme il faut du temps et une bonne dose d’habileté. Mais néanmoins l’ordre est donné et, effectivement, le 16 mars 1815, à onze heures du matin, les policiers entourent en plein boulevard la voiture du duc d’Otrante et lui déclarent qu’il est prisonnier, en vertu des ordres de Bourrienne. Fouché, qui ne perd jamais son sang-froid, sourit dédaigneusement : « On n’arrête pas un ancien ministre, un ancien sénateur, au milieu d’une rue. » Avant que les agents, qui trop longtemps ont été ses subordonnés, aient pu se remettre de leur surprise, Fouché a déjà commandé au cocher de presser vigoureusement les chevaux, et le carrosse file à toute allure dans la direction de sa demeure. Les policiers sont là, bouche bée, tout stupéfaits, et ils avalent la poussière soulevée par la voiture qui détale prestement. Bourrienne avait raison : il n’est pas si facile que ça d’arrêter un homme qui a échappé à un Robespierre, à un décret de la Convention, et à un Napoléon.

Les policiers dupés rapportent à leur ministre comment Fouché leur a glissé entre les mains et Bourrienne emploie aussitôt les grands moyens : maintenant il y va de son autorité ; il ne peut pas admettre qu’on plaisante ainsi avec lui. Il fait cerner de tous les côtés la maison de la rue Cerutti et surveiller la porte ; un fort détachement en armes monte les degrés du perron pour saisir le fugitif. Mais Fouché a préparé encore une seconde plaisanterie, un de ces superbes coups de maître sans pareils, comme il réussit presque toujours à en accomplir dans les situations les plus difficiles et les plus tendues. C’est précisément dans le danger, on l’a souvent vu, qu’il est pris de cette envie de plaisanter et de duper follement autrui. Le fieffé mystificateur reçoit donc avec beaucoup de politesse les fonctionnaires qui viennent pour l’arrêter et il prend connaissance de l’ordre d’arrestation. Oui, il est bien en règle et il va de soi qu’il ne songe pas à résister aux ordres de Sa Majesté le Roi. Ces messieurs voudront bien s’asseoir ici au salon ; il a encore quelques petites choses à mettre en ordre, puis il les suivra immédiatement. C’est ce que Fouché leur assure de la manière la plus polie, et il passe dans la pièce à côté. Les autres attendent respectueusement qu’il ait achevé sa toilette : somme toute, on ne peut pas saisir brutalement par la manche, comme un pickpocket, un sénateur, un ancien ministre et dignitaire de la cour, ni lui mettre les menottes. Ils attendent respectueusement ; ils attendent quelque temps, – jusqu’à ce que, malgré tout, le temps leur semble d’une longueur suspecte. Puis, comme Fouché ne revient toujours pas, ils passent dans la pièce voisine et découvrent (véritable scène de comédie au milieu du tumulte des événements politiques) que Fouché leur a brûlé la politesse. Tout comme au cinéma, qui à l’époque n’était pas encore inventé, cet homme de cinquante-six ans a dressé dans le jardin une échelle contre le mur et, tandis que les policiers l’attendent avec respect dans le salon, il a sauté tout bonnement, avec une agilité surprenante pour son âge, dans le jardin voisin, qui appartient à la reine Hortense, et de là, il s’est mis en sûreté. Ce soir-là, tout Paris s’amuse de la réussite de ce bon tour. Cependant une telle plaisanterie ne peut pas durer longtemps ; le duc d’Otrante est trop connu de toute la ville pour pouvoir se cacher longtemps. Mais Fouché a, une fois de plus, bien calculé en comptant que ce jour-là il s’agissait simplement de gagner quelques heures ; en effet, déjà le roi et ses fidèles doivent maintenant prendre leurs dispositions pour n’être pas arrêtés eux-mêmes par la cavalerie de Napoléon qui approche. En toute hâte aux Tuileries ont fait ses malles et, par son furieux ordre d’arrestation, Louis XVIII n’a réussi qu’à établir un témoignage public de la fidélité – jamais réelle – de Fouché à l’empereur, fidélité à laquelle, il est vrai, Napoléon ne croira pas. Mais lorsque celui-ci apprend la réussite du tour de cet artiste en politique, il ne peut s’empêcher de rire et dit avec une sorte d’admiration coléreuse : « Il est décidément plus malin qu’eux tous. »

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