Leporella

De son nom de baptême elle s’appelait Crescentia Anna Aloisia Finkenhuber. Elle avait trente-neuf ans, était de naissance illégitime et originaire d’un petit village du Zillertal. Sous la rubrique « signes particuliers » de son livret de service figurait un trait horizontal, négatif, mais si les employés avaient été tenus de donner un signalement caractérologique, un coup d’œil, même rapide, n’eût pas manqué de leur faire noter qu’elle ressemblait à un cheval de montagne osseux, fourbu et efflanqué. Car il y avait, à ne pas s’y méprendre, quelque chose de chevalin dans l’expression de sa lippe pendante, dans l’ovale à la fois allongé et dur de sa figure hâlée, dans ses yeux mornes, dépourvus de cils, et surtout dans ses cheveux épais et feutrés, collés sur le front en mèches grasses. Sa démarche également accusait l’hésitation méfiante, l’entêtement buté des bidets de montagne qui, par les cols des Alpes, sur les chemins muletiers pierreux, portent maussades, hiver comme été, à la montée comme à la descente, les mêmes charges de bois du même pas cahotant. Délivrée du licou du travail, Crescenz, les coudes en biais, les mains plus ou moins jointes, restait à regarder vaguement devant elle, d’un air hébété, pareille au bétail à l’étable. Tout en elle était dur, disgracieux et lourd. Penser lui était pénible et sa compréhension était lente ; toute idée nouvelle gouttait sourdement dans les profondeurs de son esprit comme à travers un tamis épais ; mais quand il lui arrivait d’avoir enfin saisi et fait sienne une idée nouvelle, elle y tenait obstinément et ne la lâchait plus. Elle ne lisait rien, ni journaux ni livres de prières, écrire était pour elle une corvée et les lettres gauches de son carnet de cuisine ressemblaient étrangement à son propre corps anguleux et mal taillé, dénué visiblement de tous les caractères extérieurs de la féminité. Tout comme ses os, ses hanches, ses mains et son crâne, sa voix était dure ; malgré les sons épais et gutturaux, propres à la langue du Tyrol, elle grinçait comme une porte rouillée, ce qui du reste n’avait rien d’étonnant car Crescenz n’adressait jamais à personne un mot inutile. Et nul non plus ne l’avait jamais vue rire ; en cela aussi elle avait tout de l’animal, car il est une chose peut-être plus cruelle que l’absence du langage, c’est celle du rire, ce jaillissement spontané du sentiment, qui a été refusé par Dieu aux créatures inconscientes.

Enfant illégitime élevée aux frais de la commune, déjà en service à l’âge de douze ans, puis récureuse de casseroles dans une gargote, son acharnement au travail, son activité frénétique la firent remarquer, si bien qu’au sortir de cette auberge de charretiers elle entra comme cuisinière dans un bon hôtel de touristes. Là, jour après jour, Crescenz se levait à cinq heures du matin, balayait, nettoyait, astiquait, brossait, rangeait, chauffait, cuisinait, pétrissait, lavait, rinçait, essorait, trimait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Jamais elle ne prenait de congé ; jamais, excepté pour aller à l’église, elle ne mettait les pieds dehors : le disque ardent de son fourneau lui tenait lieu de soleil, les mille et mille bûches qu’elle fendait le long de l’année étaient sa forêt.

Les hommes ne l’importunaient pas, soit parce que ce quart de siècle de travail acharné l’avait dépouillée de ce qu’elle pouvait avoir de féminin, soit parce que, revêche et taciturne, elle eût coupé court à toute approche. Son seul plaisir, elle le trouvait dans l’argent sonnant et trébuchant qu’elle amassait comme un hamster avec l’instinct avide des paysans et des simples, pour ne pas être forcée dans sa vieillesse d’avaler une seconde fois, à l’asile des pauvres, le pain amer de la commune.

C’était uniquement poussée par l’amour de l’argent que cette créature bornée avait quitté pour la première fois, à trente-sept ans, sa patrie tyrolienne. Une placeuse, qui durant sa villégiature l’avait vue se démener au travail du matin au soir dans la salle et dans la cuisine, l’attira à Vienne en lui promettant le double de ses gages. Pendant le voyage en train, Crescenz n’avait parlé à personne ; elle tenait horizontalement sur ses genoux douloureux la lourde malle d’osier qui contenait tout son avoir, malgré l’offre aimable de ses compagnons de voyage de la lui caser dans le filet, car le vol et l’escroquerie étaient la seule représentation qui dans son cerveau obtus de paysanne s’accrochait à la grande ville. À Vienne il avait fallu, pendant les premiers jours, l’accompagner au marché, parce qu’elle craignait les voitures comme une vache craint les autos. Mais dès qu’elle eut connu les quatre rues qui y menaient, elle n’eut plus besoin de personne ; son panier au bras elle trottait, sans lever les yeux, de la maison à l’étalage des marchands et revenait de même ; elle balayait, chauffait et rangeait dans sa nouvelle cuisine, comme elle avait fait dans l’ancienne, sans s’apercevoir d’aucun changement. À neuf heures, comme au village, elle allait se coucher et dormait comme une bête, la bouche ouverte, jusqu’à l’instant où le réveille-matin l’arrachait brusquement à son lit. Personne ne savait si elle était contente, elle-même peut-être pas davantage, car elle ne s’ouvrait à personne et ne répondait aux ordres qu’elle recevait que par un vague « ouais, ouais », ou, si elle était d’un autre avis, par un haussement buté des épaules. Elle ne prenait garde ni aux voisins, ni aux autres domestiques de la maison : les regards gouailleurs de ses compagnes moins farouches glissaient comme de l’eau sur le cuir épais de son indifférence, sauf un jour où une des soubrettes ayant commencé à imiter son patois tyrolien et à se moquer d’elle avec insistance, elle avait sans rien dire tiré subitement de son fourneau une bûche enflammée et s’était précipitée sur la fille affolée qui s’était mise à hurler. À partir de ce jour, tout le monde évita la furieuse créature et plus personne ne se hasarda à la railler.

Cependant tous les dimanches matin, Crescenz, vêtue de son ample robe plissée et coiffée de son bonnet plat de paysanne, se rendait à l’église. Une seule fois, à l’occasion de son premier jour de congé à Vienne, elle risqua une promenade. Mais comme elle n’avait pas voulu prendre le tram et que, tout au long de sa prudente expédition par les rues mouvementées et vibrantes, elle ne vit qu’une succession de murs de pierre, elle n’alla pas plus loin que le canal du Danube ; là, fixement, elle regarda l’eau qui coulait comme on regarde une chose connue ; puis elle s’en retourna par le même chemin, toujours le long des maisons, évitant craintivement la chaussée. Cet unique voyage d’exploration l’avait certainement déçue, car dès lors elle ne quitta jamais la maison, préférant le dimanche s’asseoir à la fenêtre, soit avec un travail de couture, soit les mains vides. La grande ville n’avait donc apporté dans la moulinette de ses journées, depuis si longtemps laborieuses, d’autre changement que celui de faire tomber, à la fin de chaque mois, quatre billets bleus au lieu de deux dans ses mains déformées et usées par la cuisine et la lessive. Ces billets de banque, elle les examinait chaque fois longuement et avec méfiance ; elle les dépliait minutieusement et les lissait presque avec tendresse avant de les ranger à côté des autres, dans le coffret en bois sculpté qu’elle avait apporté de son village. Cette grossière et informe cassette était tout son secret, son unique raison de vivre. Le soir elle en posait la clef sous son oreiller. Personne de la maison ne sut jamais où elle la mettait le jour.

Telle était cette bizarre créature humaine, si l’on peut dire, puisque l’humain, justement, n’apparaissait dans ses attitudes que d’une façon tout à fait vague et rudimentaire ; mais peut-être fallait-il un être à ce point obtus et borné pour rester au service du ménage non moins bizarre du jeune baron de F… Car, d’une manière générale, les domestiques ne supportaient pas l’atmosphère de discorde qui y régnait au-delà du délai légal de préavis qui suivait leur engagement. Les criailleries irritées, frisant l’hystérie, que l’on y entendait, venaient de la maîtresse de maison. Fille d’un très riche industriel d’Essen, elle n’était plus de la première jeunesse quand, dans une ville d’eaux, elle avait fait la connaissance du baron, nettement plus jeune qu’elle (de médiocre noblesse et dans une situation pécuniaire plus médiocre encore) et elle avait épousé sans tarder ce joli godelureau au charme aristocratique. Mais la lune de miel à peine passée, la nouvelle mariée fut bien obligée de reconnaître que ses parents n’avaient pas eu tort de s’opposer à cette union rapide en réclamant des qualités plus solides chez un mari. Car il apparut bientôt que non seulement il avait passé sous silence de nombreuses dettes, mais que les fredaines de célibataire intéressaient bien plus cet époux, devenu rapidement négligent, que ses devoirs conjugaux ; de plus, s’il ne manquait pas d’affabilité et possédait même plutôt ce fond de jovialité propre aux caractères légers, ce trop joli galant homme ne pouvait concevoir l’existence que d’une façon paresseuse, sans obligation, et considérait avec mépris toute capitalisation, tout calcul d’intérêt comme trahissant un caractère borné et pingre, d’origine plébéienne. Il aimait la vie facile ; elle au contraire, désirait un intérieur rangé et sévère, dans le style des bourgeois de Rhénanie, ce qui le mettait hors de lui. Et lorsque, malgré la richesse de sa femme, il s’était vu obligé de marchander la moindre somme quelque peu importante et que l’épouse calculatrice était allée jusqu’à s’opposer à son désir le plus cher, une écurie de courses, il n’avait plus jugé à propos de continuer à s’occuper de cette grosse Allemande du Nord aux larges épaules et dont la voix forte et autoritaire lui faisait mal aux oreilles. Il l’avait donc « laissé choir », comme on dit, doucement et sans fracas, mais non moins radicalement pour cela. Quand, dans sa déception, elle lui faisait des reproches, il l’écoutait poliment et avec une attention apparente, mais sitôt le sermon fini il chassait loin de lui ces véhémentes exhortations avec la fumée de sa cigarette et, sans se gêner, faisait ce que bon lui semblait. Cette amabilité facile, presque professionnelle, exaspérait l’épouse déçue plus que ne l’aurait fait n’importe quelle opposition. Et parce qu’elle était complètement impuissante devant cette politesse d’homme du monde toujours impeccable, devant cette politesse insistante même, sa colère accumulée se donnait libre cours ailleurs : elle s’en prenait aux domestiques et déversait sans retenue sur des innocents une fureur justifiée dans le fond, mais déplacée ici. Le résultat ne s’était pas fait attendre : en l’espace de deux ans elle n’avait pas dû changer de servante moins de seize fois, un jour même elle s’était livrée à des voies de fait sur l’une d’elles et avait été obligée, pour arranger l’affaire, de lui verser une indemnité assez élevée.

Dans cette atmosphère orageuse, seule Crescenz tenait bon, inébranlable comme un cheval de fiacre sous la pluie. Elle ne prenait le parti de personne, ne s’occupait pas des changements qui se produisaient, ne semblait pas s’apercevoir que les inconnues qui lui étaient adjointes et avec lesquelles elle partageait sa chambre changeaient constamment de nom, de couleur de cheveux, d’odeur corporelle et de manière d’être, car elle ne parlait à aucune d’elles, ne s’inquiétait ni des portes claquées, ni des déjeuners interrompus, ni des crises de nerfs et des évanouissements. Active et indifférente, elle allait de sa cuisine au marché et du marché à sa cuisine : ce qui se passait au-delà de cet horizon borné ne l’intéressait pas. Elle travaillait comme un fléau dont le battoir retombe durement et machinalement, brisant les jours les uns après les autres ; deux années de grande ville passèrent à côté d’elle, inaperçues, sans provoquer aucun élargissement de son monde intérieur, sauf que les billets bleus amassés dans sa cassette atteignaient maintenant l’épaisseur d’un pouce, et qu’à la fin de l’année, quand d’un doigt humide elle les comptait un par un, elle se rapprochait du chiffre magique de mille.

Mais le hasard dispose de pointes de diamant et le destin, redoutablement audacieux, sait se frayer inopinément un chemin conduisant aux âmes et bouleverser les natures les plus pétrifiées. Chez Crescenz la cause extérieure des événements prit une apparence presque aussi banale qu’elle : après un intervalle de dix ans, l’État avait jugé utile de procéder à un nouveau recensement de la population, et des questionnaires extrêmement compliqués avaient été envoyés dans toutes les maisons pour connaître exactement l’état civil des habitants. Se méfiant de l’orthographe fantaisiste et purement phonétique du personnel, le baron avait préféré remplir lui-même ces formulaires et, à cette fin, il avait fait venir Crescenz, comme les autres, dans son bureau. Or, en la questionnant sur ses nom, date et lieu de naissance, le baron, qui était un chasseur passionné et l’ami du grand propriétaire terrien de l’endroit en question, découvrit qu’il lui était arrivé à plusieurs reprises de chasser le chamois justement dans ce coin des Alpes, qu’une fois même un guide originaire de son village natal l’avait accompagné pendant deux semaines. Et comme, chose curieuse, ce guide se trouvait précisément être l’oncle de Crescenz et que, par surcroît, le baron ce jour-là était d’humeur particulièrement joviale, ce fut l’occasion d’une conversation prolongée ; nouvelle surprise, il avait naguère dégusté un excellent rôti de chevreuil dans l’auberge même où elle était cuisinière ! Vétilles que tout cela, mais hasards étranges tout de même et qui, aux yeux de Crescenz, qui voyait ici pour la première fois quelqu’un connaissant son pays, avaient quelque chose de surnaturel. Elle était là devant lui, toute rouge, très concentrée, et se tortillait gauchement, l’air flatté, lorsque passant à la plaisanterie, le baron imita son patois tyrolien, lui demanda si elle savait jodler et lui dit des gaudrioles. Pour finir, s’amusant lui-même à ce jeu, il lui donna familièrement du plat de la main, à la manière paysanne, une tape sur le derrière et lui dit en riant : « Maintenant, va-t’en brave Cenzi, mais avant de partir voici deux couronnes, parce que tu es du Zillertal. »

Certes, l’incident n’avait en soi rien de pathétique ni d’important. Cependant cette causerie de cinq minutes remua profondément l’âme glauque et figée de la morne créature, telle une pierre dans une mare : tout d’abord se forment peu à peu des cercles mouvants, qui lentement se propagent ensuite en vagues pesantes jusqu’au bord de la conscience. Non seulement cette fille obstinément taciturne n’avait plus eu de conversation avec personne depuis des années, mais le fait que l’homme qui lui avait adressé la parole dans ce dédale de pierres était justement un familier de ses montagnes, qu’il avait mangé un filet de chevreuil préparé par elle, cela lui parut tenir du miracle. À quoi s’ajoutait cette tape sans-gêne sur le derrière qui, dans le langage paysan, est un appel laconique, une avance faite à la femme. Et si Crescenz n’avait pas l’audace de croire que ce monsieur élégant et distingué la désirait réellement, cette familiarité physique n’en avait pas moins secoué ses sens engourdis.

Sous l’effet de cette impulsion fortuite, les couches profondes de son être s’ébranlèrent l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il s’en détachât, informe tout d’abord, puis de plus en plus net, un sentiment nouveau, pareil à celui qui guide le chien lorsqu’un beau jour il discerne subitement, parmi tous les bipèdes qui l’entourent, son maître à lui : à partir de ce moment-là il le suit, accueille par des frétillements ou des aboiements celui à qui le destin le soumet, lui obéit de plein gré et l’accompagne partout avec docilité. C’est ainsi que dans la vie bornée de Crescenz, où il n’était question jusque-là que de cinq ou six choses – argent, marché, fourneau, église et lit –, un nouvel élément s’était introduit en écartant violemment tout ce qui l’avait précédé. Et avec cette âpreté du paysan qui ne veut plus lâcher ce dont ses dures mains se sont emparées un jour, elle aspira cet élément en elle jusque dans le monde trouble de ses instincts. Certes, il se passa du temps avant que cette transformation ne fût visible ; les premiers signes en furent même absolument insignifiants : par exemple, elle brossait les habits et les chaussures du baron avec un soin particulièrement fanatique, tandis qu’elle continuait à abandonner aux soins de la femme de chambre les vêtements et les souliers de la baronne. Ou bien elle se montrait plus souvent dans le corridor et dans les chambres et, à peine entendait-elle grincer la serrure de la porte d’entrée, qu’elle se précipitait à la rencontre de son maître pour le débarrasser de sa canne et de son manteau. Elle redoublait d’attentions pour la cuisine et avait même fait l’effort de repérer le chemin des halles, tout spécialement pour y acheter un filet de chevreuil. Et sa tenue portait aussi la marque de soins plus attentifs.

Il avait fallu une ou deux semaines pour que les premières pousses de ce sentiment nouveau surgissent de son monde intérieur. Mais il fallut encore des semaines et des semaines avant que vînt éclore sur ces pousses un deuxième sentiment et que celui-ci prît peu à peu forme et devînt réalité. Ce deuxième sentiment n’était autre que le complémentaire du premier : une haine sourde, d’abord, puis peu à peu ouverte et manifeste à l’égard de l’épouse du baron, la femme à qui il était permis de parler, d’habiter, de coucher avec lui, et qui pourtant n’avait pas pour lui l’adoration dévote que Crescenz, elle, lui vouait. À présent plus attentive, sans l’avoir décidé, à ce qui se passait autour d’elle – soit qu’elle eût assisté à une de ces scènes gênantes où le maître adoré était humilié de la façon la plus révoltante par son épouse acariâtre, soit que la familiarité joviale du mari lui eût fait sentir plus vivement la réserve hautaine de cette Allemande du Nord inhibée –, Crescenz manifesta tout à coup à l’égard de celle-ci, qui ne se doutait de rien, un certain entêtement, une animosité épineuse qui blessait par mille petites pointes et méchancetés. C’est ainsi que la baronne était toujours obligée de sonner au moins deux fois pour que Crescenz, avec une lenteur voulue et une mauvaise volonté évidente, daignât répondre à son appel, et lorsqu’elle s’avançait, la tête rentrée dans les épaules, on voyait toujours qu’elle était prête d’avance à faire front contre toute remarque. Elle écoutait d’un air maussade, sans répondre, les ordres qu’on lui donnait, de sorte – que la baronne ne savait jamais si elle était bien comprise ; mais si, par prudence, elle lui répétait l’ordre, elle n’obtenait qu’un hochement de tête renfrogné ou sur un ton dédaigneux : « J’avions bien entendu. » Ou encore, juste à l’heure d’aller au théâtre, au moment même où sa maîtresse déjà tout énervée arpentait les pièces, une clef importante avait disparu, qu’on retrouvait une demi-heure plus tard dans un coin où jamais on ne l’aurait cherchée. Elle se plaisait à oublier les messages et appels téléphoniques pour la baronne, et, interrogée, elle se contentait de lui lancer sèchement, sans marquer le moindre regret : « Ben, j’avions oublié ! » Jamais elle ne la regardait dans les yeux, sans doute par crainte de ne pouvoir cacher sa haine.

Pendant ce temps les désaccords domestiques donnaient lieu à des scènes de plus en plus désagréables entre les époux : peut-être aussi l’inconsciente et irritante mauvaise humeur de Crescenz était-elle cause, dans une certaine mesure, de l’énervement de l’épouse dont l’irritation grandissait de semaine en semaine. Les nerfs éprouvés par son célibat prolongé, aigrie encore par l’indifférence de son mari et l’animosité effrontée des domestiques, cette femme tourmentée perdait de plus en plus son équilibre. En vain recourait-on au bromure et au véronal pour essayer de calmer sa nervosité ; les crises d’hystérie succédaient aux crises de larmes sans que personne pût y apporter le moindre soulagement. À la fin le médecin recommanda un séjour de deux mois dans un sanatorium, recommandation qui fut approuvée par le mari, d’ordinaire si indifférent, avec un tel empressement prévenant que sa femme, méfiante, commença par se cabrer. Mais en fin de compte, le voyage fut quand même décidé, la femme de chambre accompagnerait Madame et Crescenz resterait seule dans le spacieux appartement au service de Monsieur.

Cette nouvelle qu’elle serait seule à veiller sur Monsieur mit tout d’un coup en émoi les sens engourdis de Crescenz. Du fond de son être, telle une bouteille magique violemment secouée, remonta un dépôt de passion cachée qui donna à ses gestes une tout autre allure. Ce qu’il y avait en elle de lourd et d’emprunté se volatilisa soudain, ses membres ankylosés se délièrent, on eût dit que cette nouvelle électrisante les avait rendus légers, tant sa démarche était rapide et vive. À peine avait-il été question des préparatifs du voyage, qu’elle courait d’une pièce à l’autre, montait et descendait les escaliers, faisait les malles avant d’en avoir reçu l’ordre et les portait elle-même dans la voiture. Et lorsque tard dans la soirée, le baron revenant de la gare tendit à la servante empressée sa canne et son manteau en disant avec un soupir de soulagement : « La voilà expédiée ! » il se passa une chose étrange. Car soudain les lèvres serrées de Crescenz qui, comme les animaux, ne riait jamais, se contractèrent tout à coup avec violence. La bouche grimaça, s’élargit et brusquement, au milieu de cette face d’idiote illuminée, jaillit un ricanement si bestial et si sans-gêne que le baron, désagréablement surpris par ce spectacle, eut honte de sa familiarité déplacée et gagna sa chambre sans mot dire.

Mais ce rapide instant de malaise se dissipa vite ; déjà les jours suivants, le délicieux silence et la liberté bienfaisante qu’ils goûtaient, créaient une sorte de lien entre le maître et la servante. Le départ de l’épouse avait, si l’on peut dire, débarrassé l’atmosphère des lourds nuages qui planaient. Heureusement délivré de l’incessante obligation de rendre compte de tous ses actes, l’époux libéré rentra très tard dès le premier soir et put jouir de l’agréable contraste que lui offrait l’empressement silencieux de Crescenz avec les réceptions trop éloquentes de sa femme. Replongée avec frénésie dans son travail quotidien, la servante se levait plus tôt que jamais, faisait tout reluire, astiquait loquets et cuivres comme une possédée, composait des menus particulièrement raffinés. Au premier déjeuner servi, le baron remarqua avec surprise que l’on avait choisi pour lui seul le précieux service qui d’habitude ne quittait l’argentier qu’aux grandes occasions. Quoique d’un naturel distrait, il était impossible qu’il ne remarquât pas les soins attentifs, presque tendres de cette étrange créature ; et comme au fond il avait bon cœur, il ne lésina pas sur les signes de satisfaction. Il loua sa cuisine, lui adressa de temps en temps quelques paroles aimables, et lorsque le lendemain, qui était le jour de sa fête, il vit sur la table un superbe gâteau avec ses initiales et son écusson artistement saupoudrés de sucre, il dit à Crescenz en riant fort et avec une certaine nonchalance : « Tu vas me gâter, Cenzi ! Et que vais-je devenir quand, Dieu m’en préserve, ma femme reviendra ? » Une telle familiarité d’un maître avec son domestique, à ce point dénuée de tact, d’un sans-gêne frisant le cynisme et qui en d’autres pays étonnerait peut-être, n’était d’ailleurs pas chose extraordinaire dans l’aristocratie de la vieille Autriche : ce genre de laisser-aller provenait aussi bien de l’allure désinvolte que ces gentilshommes montraient en toute circonstance que de l’immense mépris qu’ils professaient pour le bas peuple. De même que parfois des archiducs, en garnison dans une petite ville de Galicie, se faisaient amener d’un bordel, le soir, par un sous-officier, la première fille venue, l’abandonnaient ensuite à demi nue à celui qui avait été la chercher et se moquaient profondément de tout ce que les mauvaises langues de la racaille bourgeoise de la ville pourraient raconter le lendemain sur cette anecdote croustillante, de même la haute noblesse préférait, à la chasse, la compagnie de son cocher ou de son palefrenier à celle d’un professeur ou d’un gros commerçant. Mais cette familiarité, démocratique en apparence, facilement consentie et reprise de même, était tout le contraire de ce qu’elle paraissait : elle n’était jamais qu’unilatérale et cessait à la minute où le maître se levait de table. La petite noblesse s’étant toujours efforcée de singer les gestes des féodaux, le baron n’éprouvait donc aucune espèce de scrupule à parler avec dédain de sa femme devant une lourdaude paysanne tyrolienne – sûr qu’il était de sa discrétion, mais ne se doutant certes pas de l’âpre joie et de la passion avec lesquelles la servante taciturne savourait ces paroles méprisantes.

Il s’imposa toutefois, pendant un ou deux jours encore, quelque contrainte avant d’abandonner toute retenue. Mais alors, archi-certain, à la suite de divers indices, du silence de la bonne, il commença à se conduire en vrai célibataire et à prendre ses aises dans son appartement. Le quatrième jour de son « célibat », il appela Crescenz, et sans autre explication, de la voix la plus naturelle, il lui ordonna de préparer le soir un souper froid pour deux personnes et d’aller ensuite se coucher ; il se chargerait lui-même du reste. Crescenz reçut l’ordre sans mot dire. Ni son regard, ni le moindre battement de cils ne laissèrent voir si le sens réel de ces paroles avait pénétré derrière son front bas. Mais le maître ne tarda pas à s’apercevoir, avec un amusement mêlé de surprise, à quel point elle avait bien saisi ses véritables intentions ; lorsqu’il rentra après le théâtre en compagnie d’une jeune élève de l’Opéra, non seulement il trouva la table garnie de fleurs et mise avec raffinement, mais dans la chambre à coucher le lit voisin du sien était découvert d’une façon provocante, cependant que le peignoir de soie et les pantoufles de sa femme étaient là bien en évidence, prêts à être enfilés. Le mari émancipé ne put s’empêcher de rire de la sollicitude sans borne de cette créature. Et la dernière barrière tomba d’elle-même devant cette complicité zélée. Dès le matin il sonna Crescenz pour qu’elle aide la galante intruse à s’habiller : le pacte tacite était définitivement scellé entre eux deux.

C’est alors que Crescenz reçut son nouveau nom. Cette gentille élève de l’Opéra, qui justement travaillait à ce moment-là le rôle d’Elvire et qui, par plaisanterie, se plaisait à élever son tendre ami au rôle de don Juan, lui avait dit en riant : « Appelle donc ta Leporella ! » Ce nom l’avait amusé parce qu’il parodiait d’une façon grotesque la sèche Tyrolienne ; aussi, à partir de ce jour-là, ne la nomma-t-il jamais plus autrement que Leporella. Crescenz, d’abord ahurie, puis séduite par la belle sonorité d’un nom incompréhensible pour elle fut enchantée d’être rebaptisée, se sentant pour ainsi dire anoblie par ce changement : chaque fois que le joyeux baron l’appelait ainsi, ses lèvres minces s’écartaient, découvrant largement ses dents brunes et chevalines et, humble comme un chien dont la queue frétille, elle s’approchait pour recevoir les ordres du maître vénéré.

Ce nom avait été donné en parodie ; mais avec une intuition très sûre, la future diva avait trouvé là une appellation qui, merveille !, allait comme un gant à l’étrange créature, car tout comme le complice complaisant chez Da Ponte, cette vieille fille desséchée, ignorante de l’amour, prenait une joie singulière, mêlée d’orgueil, aux aventures de son maître. N’était-ce que la satisfaction de trouver tous les matins le lit de la femme tant détestée, bouleversé et profané tantôt par une jeunesse, tantôt par une autre, ou bien ses sens s’électrisaient-ils secrètement à l’idée de ces plaisirs que dispensait généreusement la virilité de son maître ? Toujours est-il que la bigote et austère vieille fille servait avec un zèle passionné les prouesses du baron. Son propre corps, usé, privé de sexe par les longues années de travail, n’était plus pour elle depuis longtemps une cause de trouble, et après quelques jours déjà elle sembla éprouver un véritable contentement d’entremetteuse et eut un regard entendu en voyant une deuxième, puis une troisième femme qui pénétrait dans la chambre à coucher de l’absente : cette complicité, mêlée à l’odeur excitante de l’atmosphère amoureuse, se mit à agir comme un acide sur ses sens endormis. Crescenz devint réellement Leporella, vive, alerte et dégourdie comme ce joyeux drille. Sous la chaude impulsion de cette sympathie brûlante, d’étranges qualités s’éveillèrent en elle, toutes sortes de petites ruses, des finauderies et des finasseries, un côté espion, curieux, aux aguets, alerte et fureteur. Elle écoutait aux portes, regardait par le trou des serrures, fouillait les chambres et les lits et, à peine avait-elle flairé un butin nouveau que, poussée par une excitation bizarre, elle se mettait à courir dans les escaliers, si bien que cette vigilance fouineuse, voyeuse, finit par faire sortir de cette bûche qu’elle était auparavant une manière d’être humain. Au grand étonnement des voisins, Crescenz devint tout à coup sociable, elle parlait à d’autres servantes, plaisantait lourdement avec le facteur, participait au caquetage des marchandes ; et même un soir, les lumières étant éteintes dans la cour, les bonnes d’en face entendirent un bourdonnement bizarre venant de sa fenêtre ordinairement muette : Crescenz fredonnait, d’une voix maladroite et grinçante, un de ces chants alpins que les vachères entonnent le soir dans la montagne. De ses lèvres inexpertes, la mélodie s’échappait péniblement, déformée, heurtée, avec un son fêlé ; et pourtant elle avait quelque chose d’exotique et d’étrangement touchant. Pour la première fois depuis son enfance, Crescenz essayait de chanter, et c’était émouvant d’entendre ces sons trébuchants qui, du fond obscur des années ensevelies, remontaient avec difficulté vers la lumière.

Le baron, cause involontaire de l’extraordinaire transformation de cette femme tombée sous son emprise, était celui qui s’en apercevait le moins, car qui se retourne jamais pour voir son ombre ? On la sent qui vous suit, fidèle et muette, ou qui vous devance parfois, comme un désir non encore conscient, mais il est bien rare qu’on s’arrête à ses contours grotesques et qu’on reconnaisse son moi dans cette caricature ! Le baron voyait seulement que Crescenz était toujours prête à le servir, que sa discrétion était entière et qu’il pouvait compter sur elle jusqu’au sacrifice. Et c’était son mutisme et la distance qu’elle savait garder dans toutes les situations délicates qu’il appréciait tout particulièrement ; parfois, il lui adressait distraitement quelques paroles aimables, comme on caresse un chien, plaisantait avec elle de temps en temps, lui pinçait le bout de l’oreille ; ou encore il lui donnait un billet de banque ou un billet de théâtre qu’il tirait négligemment de la poche de son gilet, choses insignifiantes pour lui mais qui pour elle devenaient des reliques qu’elle conservait religieusement dans sa cassette. À la longue il prit l’habitude de penser tout haut devant elle et même de la charger de missions compliquées ; et plus il lui marquait sa confiance, plus elle s’efforçait, toute reconnaissante, d’être à la hauteur de sa tâche. Un instinct singulier se fit peu à peu jour en elle, de chien de chasse qui flaire, cherche et même devance, devine les désirs de son maître ; toute sa vie, ses désirs, ses besoins semblaient être passés de son propre corps dans celui de son maître, elle voyait tout avec ses yeux à lui, elle écoutait avec lui ; toutes les joies du baron, toutes ses conquêtes, elle en jouissait avec un enthousiasme presque vicieux. Elle rayonnait quand une nouvelle femme franchissait le seuil de la maison et paraissait déçue, et comme froissée dans son attente, quand il ne rentrait pas le soir en galante compagnie ; ses pensées jadis si engourdies déployaient une activité frénétique que jusque-là seuls ses bras avaient connue, cependant que dans ses yeux étincelait et brillait une lueur nouvelle, vigilante. Une créature humaine s’était éveillée dans la bête de somme fourbue d’autrefois – une créature têtue, fermée, rusée, inquiète, réfléchie et active, sournoise et dangereuse.

Et un jour que le baron rentrait plus tôt que d’habitude, il s’arrêta dans le couloir, étonné : n’était-ce pas, derrière la porte de la cuisine, l’éclat d’un rire gloussé par celle qui d’ordinaire était toujours muette ? Mais déjà Leporella se faufilait par la porte entrebâillée, s’essuyant les mains à son tablier, avec un air gêné et effronté à la fois : « Monsieur nous excuserons, dit-elle, laissant traîner son regard par terre, mais la fille du confiseur est là… une jolie p’tite… elle aimerait tant faire la connaissance de Monsieur. » Le baron la regarda, surpris, sans savoir s’il devait s’indigner de son audacieuse familiarité ou s’amuser de sa complaisance d’entremetteuse. Finalement la curiosité masculine l’emporta : « Fais-la voir un peu. »

La fille, une blonde et appétissante gamine de seize ans que Leporella avait attirée peu à peu à elle par des paroles flatteuses, sortit de la cuisine, les joues empourprées et avec un petit rire embarrassé, poussée et encouragée par la servante ; elle se tourna gauchement devant l’élégant monsieur qu’elle avait en effet souvent observé du magasin d’en face avec une admiration quasi enfantine. Le baron la trouva jolie et lui proposa de prendre le thé avec lui dans sa chambre. Ne sachant trop ce qu’elle devait faire, la petite se tourna vers Crescenz. Mais celle-ci, avec un empressement marqué, était déjà rentrée dans la cuisine. Il ne restait plus à la jeune fille attirée dans cette aventure qu’à accepter, rougissante, excitée et curieuse, la dangereuse invitation.

Mais la nature ne brûle pas les étapes. Si sous l’emprise d’une passion obscure et perverse un certain déclenchement de l’intelligence s’était produit chez cet être lourd et obtus, cette pensée toute neuve, mais limitée, ne dépassait pas chez Crescenz l’occasion du moment, restant par là apparentée à l’instinct borné des animaux. Complètement obsédée par le désir de servir en esclave le maître aimé, Crescenz avait tout à fait oublié la maîtresse absente. Le réveil fut d’autant plus terrible : ce fut pour elle une catastrophe inattendue lorsqu’un matin le baron, une lettre à la main, contrarié et de mauvaise humeur, lui annonça qu’elle devait tout mettre en ordre dans la maison et que sa femme rentrait du sanatorium le lendemain. Crescenz resta immobile, devint blême, la bouche ouverte d’effroi : la nouvelle s’était enfoncée en elle comme un poignard. Sans faire un mouvement, elle regardait droit devant elle comme si elle n’avait pas compris. Ses traits étaient à tel point décomposés que le baron se crut obligé de la calmer par une parole légère : « Je crois que cela ne te fait pas plaisir non plus, Cenzi, pourtant que veux-tu, il n’y a rien à faire ! »

Mais déjà dans le visage pétrifié de Crescenz un mouvement s’ébauchait. Un spasme violent, comme venu des entrailles, rendait peu à peu cramoisies ses joues livides encore l’instant d’avant. Quelque chose montait lentement, aspiré par de puissants battements de cœur : sa gorge tremblait sous le terrible effort. Enfin ce fut là… sur ses lèvres, et, les dents serrées, elle siffla sourdement : – Y’au… Y’aurait bien… quéqu’chose à faire. »

C’était parti avec la violence d’un coup mortel. Et sa figure se crispa si méchamment après cette décharge brutale, avec une si sombre énergie que le baron, étonné et effrayé, eut malgré lui un mouvement de recul. Mais déjà Crescenz s’était détournée et astiquait un mortier de cuivre avec une telle frénésie qu’on eût dit qu’elle allait s’y briser les doigts.

Avec le retour de l’épouse, la tempête recommença à souffler dans la maison, fit claquer les portes de plus belle, hurla de nouveau à travers toutes les pièces, balayant comme un courant d’air la chaude et confortable atmosphère des jours précédents. Soit que la malheureuse eût été renseignée par des racontars de voisins ou par des lettres anonymes sur l’inconduite éhontée de son mari, soit que celui-ci, n’ayant pu dissimuler son mécontentement de la voir rentrer, l’eût mal reçue et qu’elle en fût dépitée, toujours est-il que les deux mois de sanatorium semblaient avoir été sans effet sur ses nerfs tendus à se déchirer et que les crises de larmes alternaient avec les menaces et les scènes d’hystérie. Leurs relations devenaient de jour en jour plus insupportables. Quelques semaines encore, le baron affronta crânement l’assaut des reproches de sa femme grâce à sa courtoisie bien aguerrie, et lorsqu’elle le menaçait d’écrire chez elle et de le quitter, il évitait de lui répondre ou faisait tout ce qu’il pouvait pour la calmer. Mais cette indifférence froide et contrôlée ne faisait que porter à son comble l’énervement de cette femme qui se savait sans amis et sentait autour d’elle une animosité secrète.

Quant à Crescenz, elle s’était complètement murée dans son silence d’autrefois. Mais ce silence était devenu agressif et dangereux. Tout d’abord elle s’était obstinée à ne pas vouloir sortir de la cuisine à l’arrivée de sa maîtresse, puis quand enfin on l’appela, elle s’était refusée à la saluer. Les épaules en avant, semblant prête à foncer, elle était restée immobile, répondant sur un ton si hargneux à toutes les questions posées que la baronne, impatientée, s’était détournée ; au même instant, sans qu’elle s’en doutât, Crescenz lui plongeait dans le dos toute sa haine accumulée, dans un seul regard. Possessive comme elle l’était, Crescenz se sentait injustement frustrée par ce retour ; après avoir goûté aux joies d’une soumission fanatique et sans bornes dans laquelle elle avait mis toute sa passion et toute son âme, elle se voyait de nouveau reléguée à la cuisine et aux fourneaux, et privée de son gentil nom de Leporella ! Car devant sa femme, le baron se gardait prudemment de témoigner à Crescenz la moindre sympathie. Mais parfois, épuisé par les scènes violentes, il avait besoin de réconfort et d’épanchement, et il se glissait dans la cuisine, s’asseyait à côté d’elle sur un tabouret et soupirait : « Je n’en peux plus ! »

Ces instants où le maître adoré, sous le poids d’une tension trop forte, venait se réfugier chez elle étaient pour Leporella les plus heureux. Jamais elle ne se permettait une réponse ou un mot de consolation ; silencieuse et repliée sur elle-même, elle se contentait de lever parfois un regard attentif, compatissant et tourmenté vers son maître déchu à qui cette sympathie muette faisait du bien. Mais quand il avait quitté la cuisine, la crispation de fureur réapparaissait sur son front et ses lourdes mains s’abattaient sur la viande qui n’en pouvait mais, ou bien elle passait sa colère sur les couverts et les casseroles en les récurant avec vigueur.

Dans l’atmosphère lourde et contenue de ce retour, l’orage finit par éclater. Au cours d’une scène particulièrement violente, le baron perdit patience et quitta soudain son rôle de petit garçon indifférent et soumis. « J’en ai assez », s’écria-t-il rageusement en faisant claquer derrière lui la porte du salon avec une force telle que les vitres de toutes les pièces en tremblèrent. Et bouillant de colère, le visage congestionné, il s’élança dans la cuisine où Crescenz vibrait comme un arc tendu : « Prépare-moi immédiatement ma valise et mon fusil ! Je pars à la chasse pour huit jours. Le diable même n’y tiendrait plus dans cet enfer : il faut y mettre fin. »

Crescenz le regarda, ravie : il était redevenu le maître ! Et en même temps qu’un rire rude s’échappait de sa gorge, elle prononça : « Môsieur a bien raison, il faut y mettre fin. » Frémissante de zèle, elle courut aussitôt d’une pièce à l’autre, rassemblant tout dans les armoires et sur les tables, et les nerfs de cette créature grossière vibraient et tremblaient d’impatience. Puis elle porta elle-même dans la voiture la valise et le fusil. Mais lorsque le baron s’apprêta à la remercier, son regard se replia, épouvanté, car sur les lèvres pincées de la servante rampait ce sourire sournois qui, chaque fois, l’effrayait. Quand il la voyait ainsi à l’affût, il ne pouvait s’empêcher de penser à la contraction de la bête qui se prépare à bondir. Mais déjà elle redevenait toute humilité, et avec une familiarité presque blessante murmurait d’une voix rauque : « Môsieur n’a qu’à faire bon voyage, surtout, j’m’en vas faire ce qu’y faut. »

Trois jours plus tard le baron fut rappelé de la chasse par un télégramme pressant. Son cousin l’attendait à la gare. Inquiet, il vit du premier coup d’œil qu’il avait dû se passer quelque chose de désagréable, car le cousin paraissait nerveux et agité. Après les lénifiantes circonlocutions d’usage, il apprit que sa femme avait été trouvée le matin, morte dans sa chambre envahie par le gaz de ville. Il fallait, hélas ! exclure tout accident, car on était au mois de mai et il y avait longtemps qu’on ne se servait plus du calorifère à gaz ; le fait que la malheureuse avait pris du véronal la veille prouvait d’ailleurs l’intention du suicide. Il y avait en outre le témoignage de Crescenz, la cuisinière, qui ce soir-là était la seule à n’être pas de sortie et qui avait entendu l’infortunée marcher la nuit dans l’antichambre, selon toute apparence pour ouvrir le compteur soigneusement fermé. En foi de quoi, le médecin légiste appelé sur les lieux avait déclaré lui aussi que l’accident n’était pas possible et dressé un procès-verbal concluant au suicide.

Le baron se mit à trembler. Aussitôt que son cousin eut fait mention du témoignage de Crescenz, il sentit soudain ses mains se refroidir : une pensée pénible, affreuse, s’empara de lui comme un malaise. Mais il repoussa cette sensation de désagréable fermentation et se laissa conduire à son domicile sans volonté. Le corps avait déjà été mis en bière, la famille l’attendait au salon, avec des mines sombres et hostiles : leurs condoléances furent froides comme la lame d’un poignard. Ils se crurent obligés d’appuyer, avec quelques sous-entendus accusateurs, sur le fait qu’il n’y avait malheureusement pas eu moyen d’étouffer le « scandale », parce que le matin la bonne s’était précipitée dans l’escalier en criant d’une voix aiguë : « Madame s’est suicidée. » Aussi avaient-ils commandé un enterrement très simple, car hélas ! – la lame aiguisée se tourna de nouveau vers lui – la curiosité du public avait déjà été désagréablement éveillée par divers racontars. Le baron, abattu, écoutait confusément ; malgré lui, à un moment donné, il leva les yeux vers la porte fermée de la chambre à coucher, mais lâchement, il les baissa aussitôt. Il essayait d’aller jusqu’au bout d’une pensée vague qui l’obsédait et le torturait, mais ces discours vides et haineux le troublaient. Pendant une demi-heure encore, la famille toute en noir tourna autour de lui en jacassant, puis ils prirent congé l’un après l’autre. Il resta seul dans la pièce vide et à demi obscure, tremblant comme sous l’effet d’un choc, le front douloureux et les articulations brisées.

On frappa à la porte. Il tressaillit : « Entrez. » Aussitôt il entendit derrière lui un pas hésitant, un pas dur et glissant à la fois, qu’il connaissait bien. Il fut pris d’une subite terreur : il lui semblait que sa nuque était vissée et en même temps des frissons le parcouraient des tempes aux genoux. Il voulait se retourner, mais ses muscles s’y refusaient. Il était là, debout au milieu de la pièce, muet et tremblant, les bras pendants et raides, ayant parfaitement conscience de l’impression de lâcheté qui se dégageait de cette attitude de coupable. Mais tous ses efforts étaient vains : ses muscles ne lui obéissaient pas. C’est alors qu’il entendit derrière lui une voix tout à fait neutre, sèche et indifférente, prononcer : – Je voulais seulement demander à Monsieur s’il mangeait ici ou en ville. » Le baron tremblait de plus en plus. Sa poitrine se glaçait. Il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir balbutier : – Je ne veux rien pour l’instant. » Alors le pas traînant sortit : il n’avait toujours pas le courage de se retourner. Et soudain cette rigidité se rompit : il se sentit secoué des pieds à la tête, spasme ou dégoût. D’un bond il s’élança vers la porte, tourna la clef en frémissant afin que ce pas détesté qui le poursuivait tel un spectre, ne revînt plus l’importuner. Alors il se jeta dans un fauteuil pour étouffer une pensée qu’il voulait écarter et qui pourtant ne cessait de monter en lui, froide et gluante comme une limace. Et cette pensée obsédante qu’il lui répugnait de considérer, cette pensée visqueuse et repoussante envahissait tout son être, sans qu’il pût s’en débarrasser ; elle ne le quitta point de toute sa nuit d’insomnie, ni les heures qui suivirent : elle resta même avec lui pendant l’enterrement, alors qu’il se tenait vêtu de noir et silencieux près du cercueil.

Le lendemain des obsèques le baron s’empressa de quitter la ville. Il ne pouvait plus supporter la vue de tous ces visages : dans leur sympathie ils avaient (ou du moins se l’imaginait-il) un regard singulièrement observateur, inquisiteur, qui le tourmentait. Et même les objets inanimés lui parlaient méchamment et semblaient l’accuser : tous les meubles de l’appartement, mais surtout ceux de la chambre à coucher où l’odeur douceâtre du gaz semblait encore flotter sur toutes choses, le repoussaient quand, malgré lui, il ne faisait qu’entrouvrir une porte. Mais son cauchemar le plus terrible, qu’il dormît ou fût éveillé, c’était l’insouciante et froide indifférence de son ex-confidente, qui vaquait dans la maison vide comme s’il ne s’était absolument rien passé. Depuis l’instant où, à la gare, son cousin avait prononcé son nom, il tremblait rien qu’à l’idée de la rencontrer. À peine entendait-il son pas, qu’il était pris d’une inquiétude nerveuse qui le portait à fuir : il ne pouvait plus voir, plus supporter sa démarche traînante, sa froideur et son impassibilité muette. Il était pris de dégoût rien qu’en pensant à elle, à sa voix grinçante, à ses cheveux gras, à son insensibilité sourde, animale, impitoyable, et dans sa colère il s’en voulait à lui-même de manquer de force pour briser d’un coup sec, comme une corde, ce lien qui l’étranglait. Il ne voyait donc qu’une issue : la fuite. Il fit ses malles en cachette, sans lui dire un mot, ne lui laissant qu’un court billet disant qu’il se rendait chez des amis en Carinthie.

Le baron resta absent tout l’été ; lorsqu’il fut rappelé d’urgence à Vienne pour régler la succession, il préféra s’y rendre secrètement et descendre à l’hôtel, sans aviser l’oiseau funèbre qui l’attendait dans l’appartement. Crescenz qui ne causait avec personne n’entendit pas parler de son passage. Figée sur sa chaise et sombre comme une chouette, elle passait ses journées dans la cuisine ; elle allait maintenant à l’église deux fois par semaine au lieu d’une, et pour l’entretien de la maison et le règlement des dépenses courantes, elle avait affaire à l’avocat du baron, car elle ne recevait jamais de ses nouvelles directement : il ne lui écrivait pas, et ne lui faisait rien dire. Son visage se racornissait, se durcissait de plus en plus, elle reprit son allure de bûche, et ne cessant d’attendre, elle resta des semaines entières dans un mystérieux état de léthargie.

Cependant à l’automne, des affaires urgentes empêchèrent le baron de prolonger plus longtemps ses vacances et il fut obligé de regagner son appartement. Sur le seuil de la maison, il s’arrêta, hésitant. Deux mois passés au milieu de bons amis lui avaient fait pour ainsi dire oublier bien des choses, mais maintenant qu’il allait revoir face à face celle qui était son cauchemar, sa complice peut-être, il était repris par les mêmes crampes oppressantes et les nausées de naguère. À chaque marche qu’il gravissait, en ralentissant toujours, une main invisible lui étreignait la gorge de plus en plus fort. Il lui fallut toute sa volonté pour forcer ses doigts ankylosés à tourner la clef dans la serrure.

À peine eut-elle entendu grincer la clef que Crescenz, surprise, bondit hors de la cuisine. Lorsqu’elle le vit, elle pâlit un instant, puis, comme pour baisser la tête, elle empoigna la valise qu’il avait déposée à ses pieds. Mais elle oublia de lui présenter ses salutations. Lui non plus n’ouvrit pas la bouche. Muette, elle porta la valise dans sa chambre ; muet il la suivit. Muet, il attendit en regardant par la fenêtre qu’elle eût quitté la pièce. Puis il s’empressa de fermer la porte à double tour.

Voilà comment elle fut saluée après des mois d’absence.

Crescenz attendait. Et le baron également attendait pour voir si cette affreuse crispation d’horreur qu’il ressentait à sa vue allait disparaître. Mais il n’en fut rien. Avant même de la voir, rien qu’à entendre son pas lent dans le couloir, le malaise s’emparait de lui. Il ne touchait pas au petit déjeuner, s’échappait en hâte tous les matins sans lui adresser la parole et restait absent jusqu’à une heure avancée de la nuit, rien que pour éviter sa présence. Pour les deux ou trois instructions qu’il fut obligé de lui donner, il le fit en détournant le visage. Rien qu’à respirer l’air de la même pièce que ce fantôme, il se sentait la gorge serrée.

Crescenz pendant ce temps passait sa journée sur son tabouret, dans un mutisme complet. Elle ne faisait plus de cuisine pour elle, tous les plats lui répugnaient et elle évitait tout le monde. Elle était là, l’œil craintif, attendant le premier coup de sifflet de son maître, tel un chien battu qui sait qu’il a commis une faute. Son esprit obtus ne saisissait pas exactement ce qui s’était passé ; mais que son seigneur et maître l’évitât et ne voulût plus de ses services, cela seul la touchait, et profondément.

Trois jours après le retour du baron, on sonna. Un homme aux cheveux gris, la figure soigneusement rasée, une valise à la main, attendait calmement devant la porte. Crescenz voulut l’éconduire. Mais l’homme insista, disant qu’il était le nouveau valet de chambre, que Monsieur lui avait dit de venir à dix heures et qu’elle devait l’annoncer. Crescenz devint livide, un instant elle resta là comme figée, la main en l’air, les doigts raides et écartés. Puis sa main retomba comme un oiseau sous une décharge de plomb : « Annoncez-vous, vous-même », dit-elle d’un ton bourru à l’homme étonné, puis elle s’enferma dans la cuisine en claquant la porte derrière elle.

Le domestique entra en fonctions. À partir de ce jour, le maître n’eut plus du tout besoin d’adresser la parole à Crescenz, tous les ordres qui lui étaient destinés passaient par le vieux et calme valet de chambre. Elle n’était pas informée de ce qui se produisait dans la maison, tout lui échappait, comme l’onde insaisissable et froide sur la pierre.

Cette situation oppressante dura quinze jours ; Crescenz en faisait une maladie. Sa figure était devenue tout à fait anguleuse et pointue, ses cheveux avaient subitement blanchi près des tempes. Ses mouvements s’appesantirent, se figèrent tout à fait. Elle continuait à se tenir assise comme une bûche sur son tabouret, le regard vide fixé sur la fenêtre vide ; mais quand elle travaillait, c’était dans un accès de rage et de fureur, comme pour faire violence.

Au bout de ces deux semaines, le valet de chambre vint un jour trouver son maître dans son bureau ; à sa façon modeste d’attendre, le baron devina qu’il avait quelque chose de spécial à lui communiquer. Une fois déjà, le domestique s’était plaint des manières revêches de la « maritorne tyrolienne », comme il l’appelait avec mépris, et il avait proposé de la renvoyer. Mais comme désagréablement impressionné, le baron avait alors paru ne pas entendre sa suggestion. Tandis que le domestique s’était aussitôt éloigné en s’inclinant, cette fois-ci il persista dans son idée, et avec une grimace singulière, presque gênée, il finit par marmotter que Monsieur ne devait pas le trouver ridicule, mais que… il était bien forcé… oui, il ne pouvait pas faire autrement que d’avouer… qu’il avait peur d’elle. Cette fille taciturne et méchante était insupportable, et Monsieur ne savait certainement pas quelle personne dangereuse il avait dans sa maison.

Devant cette mise en garde, le baron ne put s’empêcher de tressaillir. Il demanda au domestique ce qu’il entendait par là et ce qu’il voulait dire. Celui-ci alors chercha à atténuer son affirmation ; il ne pouvait rien avancer de précis, déclara-t-il, mais il avait le sentiment que cette personne était une bête furieuse, qui pourrait facilement faire du mal à quelqu’un. La veille, lorsqu’il s’était tourné vers elle pour lui donner des instructions, il avait surpris un regard – on ne pouvait, il est vrai, rien affirmer sur la foi d’un regard – qui lui avait donné l’impression qu’elle voulait lui sauter à la gorge. Et depuis lors il la craignait, au point qu’il avait peur de toucher aux plats qu’elle préparait. « Monsieur le Baron ne sait pas, dit-il en terminant son rapport, combien cette personne est dangereuse. Elle ne parle pas, elle ne dit rien, mais je la crois capable de commettre un crime. » Le baron effrayé jeta un brusque regard sur l’accusateur. Avait-il entendu parler d’une chose précise ? Lui avait-on exprimé quelque soupçon ? Ses doigts se mirent à trembler et, vivement, il posa son cigare pour que les zigzags de la fumée ne trahissent pas la nervosité de ses mains. Mais sur la figure du vieil homme ne se lisait aucune arrière-pensée… Non, il ne pouvait rien savoir. Le baron hésita. Puis, tout à coup, s’armant de son propre désir, il dit : « Patiente encore. Mais si elle recommence à être désagréable avec toi, donne-lui ses huit jours de ma part. »

Le domestique s’inclina et le baron soulagé quitta la pièce. Chaque fois qu’il pensait à cette créature mystérieuse et redoutable, sa journée était gâchée. Le mieux serait, pensa-t-il, que cela eût lieu en son absence, pendant les fêtes de Noël par exemple – rien que l’idée de la délivrance entrevue lui faisait déjà du bien. Oui, pendant les fêtes de Noël ce sera le mieux, quand je serai parti, se répéta-t-il, comme pour s’approuver.

Mais le lendemain, à peine s’était-il retiré dans son bureau après le repas, que l’on frappait à la porte. Détachant machinalement les yeux de son journal, il grogna : « Entrez. – Aussitôt, le pas détesté, ce pas dur et traînant qui hantait ses rêves, heurta son oreille. Il fut effrayé : sur la maigre et noire silhouette branlait un visage osseux, desséché et livide, comme une tête de mort. Pourtant un peu de pitié se mêla vite à son effroi, lorsqu’il vit la misérable créature repliée sur elle-même s’arrêter humblement au bord du tapis. Pour cacher son embarras, il voulut prendre un air candide : « Eh bien ! qu’y a-t-il, Crescenz ? » fit-il. Mais il ne réussit pas à donner à ses paroles le ton affable et cordial qu’il aurait voulu ; malgré lui, la question semblait dure et malveillante.

Crescenz ne bougeait pas. Son regard s’enfonçait dans le tapis. Enfin elle bredouilla brusquement, comme on repousserait violemment quelque chose du pied : « Le valet de chambre m’avons donné mes huit jours. A dit que c’est sur les ordres de Môsieur. »

Le baron se leva, très gêné. Il n’avait pas pensé que cela irait si vite. Aussi se mit-il à lui répondre d’une façon vague et embarrassée, lui conseillant de ne pas prendre cela au tragique, de tâcher de s’entendre avec les autres domestiques, lui disant en somme tout ce qui lui passait par la tête.

Mais Crescenz restait immobile, les yeux collés au tapis, la tête rentrée dans les épaules, la nuque obstinément baissée. Elle entendait, sans les écouter, tous ces discours, n’attendant qu’une parole qui ne venait pas. Et lorsque, enfin, il se tut, lassé et un peu écœuré d’être obligé de faire ainsi le bonimenteur devant une servante, elle resta muette, butée. Puis elle fit, péniblement : – Je voulais seulement savoir si c’était bien Monsieur le Baron lui-même qu’ont chargé Anton de me renvoyer.

Elle avait dit cela durement, violemment, avec colère. Le baron en avait ressenti comme une secousse, tant ses nerfs étaient déjà irrités. Était-ce une menace ? Le provoquait-elle ? Subitement toute lâcheté, toute pitié s’évanouirent en lui. La haine, le dégoût accumulés depuis plusieurs semaines ne firent plus qu’un avec le désir d’en finir. Changeant complètement de ton il confirma d’un air indifférent, avec cette froideur administrative apprise naguère au ministère, qu’il avait en effet laissé au valet de chambre entière latitude de prendre toute disposition concernant son intérieur. Lui, personnellement, ne désirait que son bien à elle, et il était prêt à essayer de reconsidérer cette décision. Si cependant elle persistait à se montrer désagréable envers le valet de chambre, il se verrait obligé de renoncer à ses services.

Et sur ces derniers mots, ramassant toute son énergie, fermement décidé à ne se laisser influencer par aucune familiarité ou allusion secrète, il regarda fixement, résolument celle qui, croyait-il, le menaçait.

Mais le regard qu’à ce moment Crescenz leva timidement vers lui n’était que celui d’une bête blessée, qui juste devant elle, voit surgir la meute du fourré. – Merci… fit-elle d’une voix très faible, je m’en vais… je ne veux plus encombrer Monsieur…

Et lentement, sans se retourner, les épaules tombantes, elle sortit d’un pas raide et lourd, en traînant les pieds.

Le soir, lorsque le baron revint de l’Opéra et qu’il voulut prendre son courrier sur son bureau, il distingua un objet inconnu, de forme rectangulaire. Ayant allumé, il vit que c’était un coffret en bois sculpté à la manière paysanne. Il n’était pas fermé ; à côté de la liasse rectangulaire des billets de banque, se trouvaient bien rangées les menues choses que Crescenz tenait de lui : quelques cartes qu’il avait envoyées de la chasse, deux billets de théâtre, une bague en argent ; en outre, un instantané de Crescenz pris au Tyrol vingt ans plus tôt et où ses yeux, évidemment effrayés par l’éclair, avaient la même expression d’animal traqué qu’elle avait eue quelques heures plus tôt, en le quittant.

Quelque peu embarrassé, le baron mit le coffret de côté et sortit pour demander au domestique pourquoi les affaires de Crescenz se trouvaient sur son bureau. Le valet de chambre se mit aussitôt à la recherche de son ennemie pour qu’elle lui fournît des explications. Mais Crescenz n’était ni à la cuisine ni dans une autre pièce. Et ce ne fut que le lendemain, lorsque l’on sut par la police qu’une quadragénaire s’était suicidée en se jetant dans le canal du Danube, que ni l’un ni l’autre n’eut plus à se demander où s’était enfuie Leporella.

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