Révélation inattendue d’un métier

Il était délicieux l’air de cette singulière matinée d’avril 1931, encore tout chargé de pluie et déjà tout ensoleillé. Il avait la saveur d’un fondant, doux, frais, humide et brillant : un pur printemps, un ozone sans mélange. En plein boulevard de Strasbourg, on s’étonnait de respirer une bonne odeur de prés en fleur et d’océan. Ce ravissant miracle était l’œuvre d’une averse, une de ces capricieuses ondées d’avril dont use volontiers le printemps pour s’annoncer de la façon la plus cavalière. Pendant le voyage déjà, notre train poursuivait un sombre horizon suspendu comme une menace noire au-dessus des champs ; mais c’est seulement à Meaux, quand les maisons de banlieue commençaient à s’éparpiller dans le paysage comme des dés à jouer, quand les premiers panneaux publicitaires hurlaient dans la verdure révoltée, qu’en face de moi dans le compartiment la vieille Anglaise rassemblait ses quatorze sacs, flacons et nécessaire de voyage, qu’enfin creva ce nuage spongieux, gorgé d’eau, couleur de plomb et sinistre qui depuis Épernay faisait la course avec notre locomotive. Un petit éclair blanc donna le signal ; aussitôt, dans un roulement de tambour, et tombant en trombes, la pluie mitrailla notre train. Gravement atteintes, les vitres pleurèrent sous le crépitement brutal de la grêle ; en signe de capitulation, la locomotive inclina vers le sol son panache de fumée grise. On ne voyait plus rien, on n’entendait plus que le grondement irrité de l’averse sur le verre et sur l’acier, et comme une bête pourchassée, la locomotive filait sur les rails étincelants pour échapper à l’orage. Mais nous voilà arrivés à bon port ; nous attendons encore nos porteurs sous la verrière de la gare de l’Est que, déjà, derrière la résille grise de la pluie, la perspective du boulevard s’illumine ; un rayon de soleil éclatant perce de son trident la troupe fugitive des nuages ; immédiatement, les façades des maisons étincellent comme du laiton poli et le ciel prend un éclat bleu marin. Fraîche comme Aphrodite Anadyomène au sortir de l’onde, telle apparaît la ville dans sa nudité dorée après avoir laissé glisser son manteau de pluie : spectacle divin ! En un clin d’œil, un flot humain se déverse d’une centaine de refuges et d’abris et se disperse de tous côtés, les gens s’ébrouent en riant et continuent leur chemin ; l’embouteillage a cessé ; au milieu de ronflements, de pétarades, de vrombissements, des centaines de véhicules reprennent leur course dans tous les sens ; tout respire, tout se réjouit du retour de la lumière. Jusqu’aux arbres chlorotiques du boulevard, prisonniers de l’asphalte dur, encore tout dégouttants de pluie, qui tendent vers ce ciel nouveau si profondément bleu leurs doigts de bourgeons pointus et qui essayent d’embaumer l’air ! Autre miracle : on sent même nettement pendant quelques minutes le souffle faible et timide des marronniers en fleur, au cœur de Paris, en plein sur le boulevard de Strasbourg.

Autre délice de cette matinée bénie : tout juste débarqué, je n’avais pas de rendez-vous avant une heure avancée de l’après-midi. Parmi les quatre millions et demi de Parisiens, personne ne connaissait mon arrivée ni ne m’attendait. J’étais donc souverainement libre de faire ce que je voulais. Je pouvais à ma fantaisie flâner ou lire le journal, m’asseoir dans un café, manger, visiter un musée, regarder les vitrines ou bouquiner sur les quais ; je pouvais téléphoner à des amis ou me contenter de humer l’air doux et tiède ; libre comme je l’étais, tout cela m’était permis et mille autres choses encore. Par bonheur, un sage instinct me poussa à ce qu’il y avait de plus raisonnable : c’est-à-dire à ne rien faire. Je ne me traçai pas de plan, je me donnai carte blanche, j’écartai de moi tout objectif, tout désir et j’abandonnai mon itinéraire à la roue de la fortune, je me laissai emporter par le courant de la rue, indolent quand il suit la rive brillante des boutiques, et impétueux dans les rapides qui franchissent la chaussée. Pour finir, la vague me poussa sur les grands boulevards et, agréablement fatigué, j’abordai à la terrasse d’un café situé à l’angle du boulevard Haussmann et de la rue Drouot.

Nonchalamment assis dans un confortable fauteuil d’osier, je me disais en allumant un cigare : eh bien te voilà, Paris ! Bientôt deux ans que nous ne nous sommes pas vus, mon vieil ami, regardons-nous bien dans les yeux. Allons, en avant, Paris, vas-y, montre-moi ce que tu as appris depuis ce temps, va, projette devant moi ton incomparable film sonore : les boulevards, ce chef-d’œuvre de lumière, de couleur et de mouvement avec ses mille et un figurants bénévoles ! Fais retentir à mon oreille l’inimitable musique de ta rue, vibrante, vrombissante, mugissante. N’épargne rien, vas-y de tout cœur, montre ce que tu peux, montre qui tu es, fais jouer à ton grand orgue de Barbarie ta musique de rue atonale et panatonale. Fais rouler tes autos, brailler tes camelots, claquer tes affiches, rugir tes klaxons, courir tes passants, étinceler tes boutiques ; me voici mieux disposé que jamais, désœuvré, avide de te regarder, de t’écouter jusqu’à ce que ma vue se trouble et que mon cœur défaille. Allons, en avant, ne te retiens pas, vas-y carrément, toujours plus vite, toujours plus fort ; d’autres cris, d’autres appels, de nouveaux hurlements, de nouveaux sons éclatants, cela ne me fatigue pas car tous mes sens sont tendus vers toi ; petit moucheron venu de l’étranger, je m’apprête à me gorger du sang de ton corps gigantesque. Allons, en avant, livre-toi à moi comme je suis prêt à me livrer à toi, ville insaisissable aux enchantements toujours nouveaux !

Je me rendais déjà compte en effet – et c’était le troisième délice de cette extraordinaire matinée –, à un certain picotement nerveux, que j’étais dans mon jour de curiosité, comme il m’arrive souvent après un voyage ou une nuit blanche. Ces jours-là, je me sens comme double, et même multiple : les limites de ma propre vie ne me suffisent plus, quelque chose en moi m’incite, me force à me glisser hors de ma peau comme une chrysalide hors de son cocon. Chaque pore se dilate, chaque nerf devient un petit harpon brûlant, mon œil et mon oreille acquièrent une sensibilité féroce, une lucidité presque inquiétante aiguise ma rétine et mon tympan. Ces jours-là, un courant électrique me relie à toutes les choses de la terre, et une curiosité presque maladive oblige mon âme à s’unir aux êtres qui me sont étrangers. Tout ce qui tombe sous mon regard prend un aspect mystérieux. Je ne me lasserais pas de regarder un paveur défoncer l’asphalte de son marteau-piqueur ; l’impression que me procure ce seul spectacle est si violente que mon épaule ressent chacune des secousses qui ébranlent la sienne. Je resterais des heures entières devant une maison inconnue, cependant que mon imagination me représenterait la destinée de ses habitants ou de ceux qui pourraient y demeurer ; j’observerais, je suivrais un passant durant des heures, subissant inconsciemment l’attraction magnétique de la curiosité, et cela tout en ayant pleinement conscience que mes gestes paraîtraient incompréhensibles et insensés à un observateur éventuel. Et pourtant, cette imagination et ce jeu ont pour moi plus d’attraits qu’une pièce de théâtre déjà construite ou que l’aventure dans un livre. Il est possible que cette surexcitation et cette clairvoyance nerveuse ne soient que la conséquence très naturelle d’un brusque changement de lieu et d’une variation de la pression atmosphérique qui modifierait inéluctablement la composition chimique du sang ; je n’ai jamais essayé de m’expliquer cette nervosité mystérieuse. Mais, lorsque je l’éprouve, ma vie quotidienne ne m’apparaît que comme une morne somnolence et mes jours ordinaires me semblent vides et fades. Il n’y a qu’à ces moments-là que je me sente vraiment vivre et que je me rende bien compte de la fantastique diversité de la vie.

Ainsi donc, le nez au vent, aux aguets, aspirant à ce jeu, j’étais assis en ce jour béni d’avril dans mon léger fauteuil au bord du fleuve humain, attendant je ne sais quoi. J’attendais pourtant avec ce petit frisson de froid du pêcheur guettant certaine secousse ; un instinct me disait que forcément j’allais rencontrer quelque chose, quelqu’un, tant j’étais avide de changement, d’ivresse, pour donner un petit jouet à mon désir curieux. Mais tout d’abord la rue ne m’apporta rien, et au bout d’une demi-heure d’attente ce tourbillonnement de la foule me fatigua la vue, au point que je ne percevais plus nettement aucun détail. Je commençais à ne plus voir les visages dans ce flot humain que le boulevard chassait devant moi ; ce n’était plus qu’une masse ondoyante et confuse de casquettes, de chapeaux et de képis jaunes, bruns, noirs et gris, d’ovales vides et mal fardés aux regards inquiets, hâtifs ou engageants, ennuyeuses rinçures d’un fleuve qui coulait toujours plus terne et plus gris, au fur et à mesure que se lassait mon regard. Je fus bientôt épuisé, comme on l’est après la projection d’une mauvaise copie de film aux images sautillantes, et j’allais me lever pour repartir. C’est alors, alors seulement que je le découvris.

Ce personnage singulier s’imposa d’abord à mon attention par le simple fait qu’il revenait constamment dans mon champ visuel. Ces mille, ces dix mille autres passants que j’avais vus défiler pendant cette demi-heure disparaissaient tous comme tirés par d’invisibles fils : ils me montraient rapidement une silhouette, un profil, une ombre, et déjà le courant les avait emportés à tout jamais. Cet homme, au contraire, ne cessait de revenir et toujours au même endroit ; c’est pourquoi je le remarquai. De même que la vague, avec une obstination que l’on ne saisit pas, dépose parfois sur la grève une algue boueuse et vient aussitôt la happer d’un coup de sa langue humide, pour la ramener ensuite et la reprendre encore, de même un remous me renvoyait sans cesse, à un moment déterminé et toujours à la même place, ce personnage au regard baissé et étrangement fuyant. Par ailleurs, ce polichinelle n’avait rien de bien remarquable : un corps famélique et décharné, mal enveloppé dans un mince pardessus d’été jaune serin qui sûrement n’avait pas été coupé à sa mesure, car ses mains disparaissaient entièrement sous des manches trop longues ; il était ridiculement grand et large, ce pardessus jaune serin d’une mode désuète, nullement fait pour ce rat au nez pointu et aux lèvres pâles, presque livides, au-dessus desquelles tremblotait une petite brosse de poils blonds. Les épaules de travers, l’air craintif, ce pauvre diable s’avançait sur de maigres jambes de clown et s’évadait de la cohue tantôt à gauche, tantôt à droite, avec une mine soucieuse ; puis il s’arrêtait, comme en panne, jetait autour de lui des regards inquiets, ainsi qu’un lièvre à l’orée d’un champ d’avoine, reniflait, s’effaçait et redisparaissait dans la foule. De plus, et c’était la seconde chose à m’étonner, ce bonhomme étique qui me rappelait vaguement un fonctionnaire dans une nouvelle de Gogol, semblait très myope ou particulièrement maladroit : en effet, je remarquai deux, trois, quatre fois que des passants extrêmement pressés ou préoccupés bousculaient et renversaient presque ce petit échantillon de misère des rues. Mais il ne paraissait pas s’en inquiéter outre mesure, s’effaçait humblement, baissait la tête, se coulait de nouveau dans la foule, pour revenir encore et toujours, un peu plus tard. C’était peut-être maintenant la dixième ou la douzième fois que je le voyais réapparaître pendant cette courte demi-heure.

Voilà qui m’intriguait. Ou plutôt je fus tout d’abord furieux, furieux contre moi-même de ne pouvoir deviner à l’instant, curieux comme je l’étais ce jour-là, ce que faisait ici cet homme. Et plus je cherchais en vain, plus ma curiosité s’exaspérait. Que diable fais-tu ici, mon gaillard ? Que veux-tu ? Qui attends-tu ? Tu n’es pas un mendiant, un mendiant ne va pas se fourrer aussi stupidement au plus fort de la cohue, là où personne n’a le temps de mettre la main à la poche. Tu n’es pas un ouvrier non plus, un ouvrier n’a pas le loisir de baguenauder ainsi à onze heures du matin. Et tu n’attends certes pas une femme, mon cher, la plus vieille ni la plus laide ne voudrait d’un pauvre hère de ta sorte. Enfin, que cherches-tu donc ? Peut-être es-tu un de ces guides clandestins qui vous attirent dans un coin, font sortir de leurs manches des photographies obscènes et, contre un backchich, promettent au provincial toutes les voluptés de Sodome et de Gomorrhe ? Non, pas cela non plus, car tu n’abordes personne, au contraire, tu évites tout le monde craintivement et ton regard est singulièrement timide et fuyant. Qui es-tu donc, par tous les diables, faux-jeton ? À quelles manigances te livres-tu sur mon territoire ? Je le scrutais avec une attention toujours plus grande, et en cinq minutes j’étais pris, passionnément, à ce jeu de deviner ce que faisait ici, sur le boulevard, ce polichinelle jaune. Et soudain, je compris : c’était un détective.

Oui, un détective, un policier en civil ; je m’en rendis compte instinctivement, à un détail imperceptible, à ce regard oblique et rapide dont il inspectait chaque passant, à ce coup d’œil inquisiteur et rapide comme une lame glissant le long d’une couture, que tout policier doit acquérir dès les premières années de son apprentissage. Ce coup d’œil n’est pas facile à posséder, car dans cet éclair d’une seconde il doit parcourir un individu des pieds à la tête et enregistrer sa physionomie, en même temps qu’il la compare mentalement avec le signalement d’un malfaiteur connu et recherché. D’autre part, et ceci est peut-être encore plus difficile, il ne faut pas que ce regard scrutateur éveille l’attention, car l’espion ne doit pas se trahir aux yeux de celui qu’il épie. Mais mon bonhomme avait fait de brillantes études ; il se coulait dans la foule avec un air indifférent et rêveur, et se laissait pousser, bousculer sans réagir ; pourtant de temps à autre ses lourdes paupières se soulevaient avec la rapidité d’un obturateur et il lançait un regard aussi incisif qu’un coup de harpon. Personne autour de lui ne semblait l’observer dans l’exercice de ses fonctions, et je ne l’aurais pas remarqué moi-même si ce jour béni d’avril n’eût pas été par chance mon jour de curiosité et si je n’eusse pas fait le guet si longtemps et avec autant d’obstination.

Du reste, ce policier clandestin devait être un grand maître dans son art : avec quel raffinement d’illusionniste il avait su copier les manières, la démarche et les vêtements, ou plutôt les haillons d’un authentique vagabond pour mieux dissimuler son travail d’oiseleur ! Le plus souvent, les agents en civil se reconnaissent infailliblement à cent pas, car, quel que soit leur travestissement, ces messieurs ne peuvent se décider à renoncer complètement à leur dignité de fonctionnaire. Leur échine reste toujours raide, ils n’arrivent jamais à faire illusion en prenant l’attitude craintive et humiliée des gens dont les épaules ploient d’elles-mêmes depuis longtemps sous le poids de la misère. Mais celui-là, à la bonne heure ! il avait fidèlement rendu la pouillerie du clochard jusqu’en son odeur et avait travaillé jusqu’en ses moindres détails le masque du vagabond. Quelle psychologie, quelle vérité dans ce pardessus jaune serin et ce chapeau marron posé légèrement de travers dans un dernier sursaut d’élégance, tandis que le pantalon effiloché sous la veste bon marché laissait deviner la plus grande détresse ; en habile chasseur, l’homme savait que la misère, ce rat vorace, ronge les vêtements en commençant par les bords. Et comme une aussi lamentable garde-robe allait bien avec cette mine affamée, cette maigre moustache, probablement collée avec art, cette barbe mal rasée, ces cheveux mis exprès en broussaille ! Tout cela aurait fait jurer à une personne non prévenue que ce pauvre diable avait passé la nuit sur un banc ou sur le bat-flanc d’un commissariat. Ajoutez à cela une petite toux maladive que sa main essayait de comprimer, un geste frileux pour se pelotonner dans son pardessus d’été, un pas traînant comme s’il avait du plomb dans les membres ; par Zeus ! ce tableau clinique achevé de la tuberculose au dernier degré était l’œuvre d’un grand illusionniste.

Je l’avoue sans honte : j’étais enthousiasmé par cette superbe occasion d’observer ici, en amateur, un observateur professionnel de la police ; toutefois, au fond de moi-même je trouvais révoltant qu’un fonctionnaire déguisé, assuré de toucher une retraite, pût épingler un pauvre hère sous ce ciel d’azur, par cette radieuse journée d’avril – véritable cadeau du Bon Dieu ! –, qu’il pût l’arracher à cette lumière scintillante du printemps pour le jeter au cabanon. Quoi qu’il en fût, c’était un spectacle excitant, je suivais ses gestes avec une attention toujours plus soutenue et la découverte d’un nouveau détail me causait chaque fois une joie nouvelle. Mais soudain ma joie fondit aussi vite que neige au soleil. Car il y avait quelque chose qui ne cadrait pas avec mon diagnostic, qui ne me donnait pas satisfaction. Je fus en proie au doute. Était-ce vraiment un détective ? Plus je scrutais cet étrange personnage avec attention, plus je soupçonnais que cet étalage de misère était trop naturel, trop vrai d’un degré pour n’être qu’un piège de policier. Il y avait d’abord ce col de chemise, cause de mes premiers soupçons ; eh bien ! non, on ne va pas ramasser une telle ordure dans la poubelle pour se l’attacher à main nue autour du cou ; une pareille saleté ne pouvait se porter, à la rigueur, que dans un cas de réelle et d’extrême détresse. Puis, second point invraisemblable, ces chaussures, s’il était encore permis de nommer ainsi de piteux lambeaux de cuir tout disjoints. Au lieu de lacets noirs, le soulier droit était noué avec de la grosse ficelle, tandis que la semelle décousue du gauche bâillait à chaque pas comme une gueule de grenouille. Non, on n’irait pas inventer ni confectionner un semblable chef-d’œuvre de cordonnerie à la seule fin de se déguiser. Il n’y avait plus de doute, il était tout à fait impossible que ce minable épouvantail ambulant fût un policier, et ma supposition était fausse. Mais si ce n’était pas un détective, qu’était-ce alors ? Que signifiaient ces allées et venues continuelles, ces regards furtifs et scrutateurs qu’il jetait si vite autour de lui ? Une sorte de colère me prit de ne pouvoir percer ce mystère ; pour un peu j’aurais empoigné l’homme par les épaules : « Que fais-tu là, mon gaillard, et qu’est-ce que tu cherches ? »

Mais soudain une étincelle parcourut tous mes nerfs et je tressaillis, tant une certitude me tomba dessus brutalement ; d’un seul coup je le sus, et cette fois avec une conviction absolue, irréfutable et définitive. Non – comment avais-je donc été assez sot pour me laisser berner ainsi ? – ce n’était pas un détective ! C’était, si je puis dire, tout le contraire d’un policier : c’était un pickpocket, un authentique, un véritable pickpocket, un professionnel averti qui là, sur le boulevard, allait à la pêche aux portefeuilles, aux montres, aux sacs à main et autre butin. Je me rendis compte du genre de profession qu’il exerçait en remarquant tout d’abord qu’il se faufilait toujours au plus fort de la cohue ; je compris alors la raison de son apparente maladresse et des bousculades dont il gratifiait certains passants. La situation m’apparaissait de plus en plus nette, de plus en plus précise ; s’il avait choisi pour champ d’opération les abords de ce café, à proximité d’un carrefour, c’était parce qu’un commerçant avait imaginé pour sa vitrine une publicité originale. Les marchandises de ce magasin n’avaient en soi rien de bien extraordinaire ; elles consistaient en noix de coco, en sucreries orientales et en caramels de toutes sortes, objets peu attirants par eux-mêmes. Mais le propriétaire avait eu l’idée ingénieuse de décorer sa vitrine de palmiers artificiels, de vues des régions tropicales et de laisser évoluer au milieu de ces reflets d’Orient et des mers du Sud trois petits singes bien vivants ; ceux-ci se livraient derrière la vitre aux acrobaties les plus burlesques, grinçaient des dents, s’épuçaient, grimaçaient, faisaient un vacarme affreux et se conduisaient en vrais singes, c’est-à-dire fort indécemment. Le calcul de ce commerçant avisé était juste, des groupes compacts de badauds s’écrasaient contre la vitrine ; les femmes, surtout, à en croire leurs cris et leurs exclamations, semblaient prendre un plaisir immodéré aux évolutions de ces quadrumanes dans lesquelles elles voient toujours une sorte de caricature, de parodie de la virilité de leurs seigneurs et maîtres. Chaque fois qu’un groupe assez dense de curieux se pressait devant la vitre, vite mon personnage se glissait sur les lieux en tapinois. Il se faufilait alors doucement au milieu des gens avec une feinte timidité ; toutes mes connaissances du vol à la tire, art encore peu approfondi et mal décrit à mon avis, se bornaient alors à savoir que la multitude est aussi indispensable au succès du pickpocket qu’aux harengs au moment du frai, car seules la cohue et la bousculade empêcheront la victime de sentir la main perfide qui lui chaparde son portefeuille ou sa montre. Mais de plus, je l’apprenais à l’instant, la réussite d’un coup exige apparemment qu’une diversion, jouant le rôle d’un narcotique, vienne endormir la vigilance inconsciente de chaque homme pour ce qui lui appartient. En l’occurrence, ces trois singes aux attitudes grotesques et vraiment désopilantes provoquaient une diversion de premier ordre ; et ces petits hommes nus, ricanants et grimaçants étaient sans cesse les complices involontaires mais actifs de mon nouvel ami, le pickpocket.

Qu’on me le pardonne, j’étais absolument enthousiasmé par ma découverte, car de ma vie je n’avais encore jamais vu de pickpocket. Ou plutôt, pour dire la vérité, au temps de mes études à Londres, lorsque j’assistais aux débats judiciaires pour améliorer mon anglais en m’accoutumant à la prononciation, je vis un jour comparaître devant le juge entre deux policemen un jeune rouquin au visage boutonneux, inculpé de vol à la tire. Un porte-monnaie, le corpus delicti, se trouvait sur la table : deux témoins prêtèrent serment et déposèrent, puis le juge marmonna une espèce de litanie en anglais et le jeune rouquin disparut pour six mois, si je compris bien. C’était le premier pickpocket que je voyais, mais avec cette différence que je n’avais pu constater qu’il l’était réellement ; des témoins étaient bien venus faire le récit du délit, j’avais même assisté à la reconstitution juridique du fait, mais pas à l’acte lui-même. Je n’avais vu qu’un inculpé, qu’un condamné et non pas un voleur. Car un voleur ne l’est qu’au moment précis de son vol, et non un ou deux mois plus tard quand il répond devant les juges de son méfait ; de même le poète n’est essentiellement poète qu’à l’instant où il crée et non quand il récite ses œuvres devant le microphone, quelques années plus tard. L’artiste n’est artiste que pendant la création, le coupable n’est vraiment coupable qu’à l’instant du délit. Ce moment rare et mystérieux allait sans doute m’être révélé ; j’allais voir un pickpocket à son moment le plus caractéristique, celui du vol, à l’instant le plus vrai de sa vie, pendant une brève seconde, aussi difficile à saisir que celle de la procréation ou de la naissance. Et la seule pensée d’une telle éventualité m’excitait.

Bien entendu, j’étais résolu à ne pas laisser échapper une occasion aussi sublime, à ne pas perdre un détail des préparatifs et de l’acte lui-même. Je quittai aussitôt mon fauteuil, mon champ visuel étant trop limité. J’avais besoin d’un bon poste d’observation, mobile pour tout dire, d’où je pourrais commodément épier ce nouvel artiste ; au bout de quelques essais, je choisis un de ces kiosques où sont placardées les affiches colorées des théâtres parisiens. Là, je pouvais sans attirer l’attention avoir l’air de lire soigneusement les affiches tandis qu’en réalité, protégé par l’arrondi de ma colonne, je suivais ses faits et gestes dans leurs moindres détails. Et c’est avec une opiniâtreté que je m’explique difficilement aujourd’hui que je regardais ce pauvre diable se livrer à sa dangereuse et difficile profession. Il ne me souvient pas d’avoir jamais autant dévoré des yeux un artiste dans un film ou une pièce de théâtre. C’est que la réalité au moment le plus intense surpasse toute forme d’art. Vive la réalité !

Cette heure entière de la matinée que je passai en plein boulevard, entre onze heures et midi, à épier mon gaillard s’écoula vraiment pour moi comme un court instant, en dépit ou plutôt en raison de l’attention soutenue dont elle fut remplie, des multiples petites décisions qu’il fallut prendre et de mille incidents émouvants. En effet, je pourrais la décrire pendant des heures, cette heure-là ! Tant elle était chargée d’énergie nerveuse, tant ce jeu dangereux était excitant. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais soupçonné, fût-ce de loin, la difficulté inouïe de ce métier presque impossible à apprendre. Quelle tension d’esprit effrayante exige sa pratique en pleine rue et au grand jour ! Jusqu’ici l’image d’un pickpocket n’éveillait en moi qu’une vague idée de grande hardiesse et d’habileté manuelle ; je faisais de son métier une affaire de doigts, comme la jonglerie ou la prestidigitation. Dickens nous a dépeint dans Oliver Twist un maître pickpocket en train d’apprendre à de jeunes enfants l’art de dérober d’une manière tout à fait imperceptible un mouchoir qui se trouve dans une veste. Une sonnette était fixée au col, et si elle tintait quand l’apprenti tirait le mouchoir hors de la poche, c’est que le geste avait été maladroitement exécuté. Mais Dickens, je m’en apercevais à présent, n’avait considéré que la technique grossière du métier, l’habileté des doigts ; il est probable qu’il n’avait jamais vu opérer sur un sujet vivant, il n’avait certainement pas eu l’occasion de constater, comme un hasard providentiel me le permettait ce jour-là, qu’un pickpocket a besoin pour son travail au grand jour non seulement de toute son adresse manuelle, mais encore d’une grande préparation de l’esprit, d’une maîtrise de soi, d’un sens psychologique très exercé, à la fois calme et rapide, et avant tout d’un courage forcené, insensé. Car il faut au pickpocket, je le compris déjà au bout de vingt minutes d’observation, la rapidité du chirurgien qui fait une suture au cœur – la perte d’une seconde décisive est fatale ; et pourtant, avant une telle opération, le patient a été soigneusement chloroformé ; il ne peut ni bouger, ni se défendre. Au contraire, la main prompte et légère du voleur à la tire doit frôler un corps aux sens en éveil ; et les hommes sont particulièrement chatouilleux à l’endroit de leur portefeuille. Pendant qu’il accomplit son vol, alors que rapide comme l’éclair il allonge la main, en cet instant pathétique entre tous il lui faut aussi garder le contrôle de ses nerfs et des muscles de son visage ; il lui faut prendre un air indifférent, presque ennuyé. Il ne peut pas trahir son émotion ; ce n’est pas comme l’assassin dont les yeux reflètent la férocité tandis que son couteau s’abat. Le pickpocket, lui, au moment où il avance la main, doit poser sur sa victime un regard calme, bienveillant, et, après l’avoir bousculée, lui adresser humblement un « Pardon, monsieur » de sa voix la plus naturelle. Mais il ne suffit pas qu’il soit attentif, avisé, adroit, au moment même où il opère – il doit déjà auparavant prouver son intelligence, son expérience des hommes : c’est un psychologue, un physiologue qui classe ses victimes comme bonnes ou mauvaises. Seuls, en effet, les distraits, les naïfs sont dignes d’intérêt, et encore parmi ceux-ci ne sont à retenir que ceux dont la veste est déboutonnée, ceux qui ne marchent pas trop vite et dont il est par conséquent facile de s’approcher sans éveiller l’attention. Sur cent, sur cinq cents passants, je l’ai vérifié pendant cette heure, deux ou trois personnes tout au plus font de bonnes cibles. Un pickpocket judicieux ne s’attaquera qu’à un nombre très restreint de personnes et encore, la plupart du temps, sa tentative échouera-t-elle à la dernière seconde en raison de la multiplicité des hasards inévitables. Je puis en témoigner : ce métier exige une somme énorme d’expérience humaine, de vigilance, de sang-froid ; songez que dans son travail ce voleur, tous les sens en éveil, doit choisir ses victimes, se glisser auprès d’elles et veiller en même temps, avec un autre sens très aiguisé, à ce que personne ne l’observe lui-même à son tour en train d’œuvrer. N’y a-t-il pas à loucher vers lui au coin de la rue un agent, un détective ou même n’importe qui, dans cette foule de répugnants curieux qui ne cessent d’encombrer le trottoir ? Il doit prendre constamment garde à tout cela, et aussi à ce que le reflet de sa main dans une vitrine qu’il n’aurait pas tout d’abord remarquée ne vienne le trahir. Et puis personne ne surveille-t-il son manège de l’intérieur d’une boutique ou du haut d’une fenêtre ? Il se donne un mal fou, et ce n’est pour ainsi dire rien à côté du danger qu’il court : un faux mouvement, une erreur peut lui interdire le boulevard parisien pendant trois ou quatre ans, une petite défaillance des doigts ou un geste trop vif, trop nerveux, lui coûtera la liberté. Le vol à la tire, au grand jour, en plein boulevard, je le sais à présent, est un travail de Titan, un acte de courage de premier ordre, et depuis ce temps je trouve vraiment inique que les journaux traitent cette catégorie de voleurs comme des délinquants sans importance et ne leur consacrent que trois lignes dans une petite rubrique. Ils amoindrissent ainsi injustement ou plutôt par défaut d’imagination cette manifestation d’énergie ; car l’escamotage d’une montre ou d’un porte-monnaie au milieu du boulevard n’exige pas moins d’efforts, pas moins d’attention que le lancement d’un ballon stratosphérique qui, lui, excite la curiosité générale ; pas moins de courage personnel que n’en réclame une entreprise militaire ou politique. Et si le public ne jugeait pas les actes d’après leurs fins, leurs résultats, mais d’après la somme réelle d’énergie dépensée, il ne traiterait pas (dans sa juste colère) avec autant de mépris inconsidéré ces francs-tireurs de la rue. Car parmi tous les métiers légaux et illégaux de notre société, celui-ci est l’un des plus difficiles et des plus périlleux ; une profession qui, pratiquée dans toute sa perfection, pourrait presque prétendre au nom d’art. Il m’est permis de le dire, je puis le certifier, car en ce jour d’avril je l’ai vu, je l’ai vécu avec lui.

Je n’exagère pas en disant « vécu avec lui » : en effet, ce n’est qu’au début, au cours des premières minutes que je pus observer froidement le travail de cet homme ; mais un spectacle passionnant provoque irrésistiblement en nous une émotion, et l’émotion crée des liens : c’est ainsi que je commençai peu à peu, inconsciemment et involontairement, à m’identifier avec ce voleur, à entrer dans sa peau en quelque sorte, à me servir de ses mains ; de simple spectateur, j’étais devenu son complice spirituel. Le premier effet de ce retournement fut qu’au bout d’un quart d’heure d’observation et à ma propre surprise, je classais déjà tous les passants selon le plus ou moins de facilité qu’il y aurait à les voler. Selon que leur veste était ouverte ou boutonnée, qu’ils avaient l’air distraits ou éveillés, que leur portefeuille promettait d’être bien garni, bref, selon qu’ils justifiaient ou non le travail de mon nouvel ami. Je dus même bientôt m’avouer que depuis longtemps je n’étais plus neutre dans ce combat, mais qu’intérieurement je désirais très fort qu’il réussisse un coup ; je dus même refréner avec énergie mon envie de l’aider dans son travail. En effet, comme celui qui assiste à une partie de cartes est violemment tenté d’indiquer au joueur la bonne carte par un léger coup de coude, de même j’étais dévoré du désir de faire un clin d’œil à mon ami lorsqu’il laissait passer une occasion favorable : celui-là, vas-y ! le gros, là-bas, qui porte un grand bouquet de fleurs sous le bras !

Une fois, alors que mon ami avait replongé dans la foule, un agent se pointa à l’improviste au coin de la rue et il me sembla de mon devoir de l’avertir ; la peur me fit vaciller sur mes jambes, comme si c’était moi qu’on eût pu arrêter ; je sentais déjà la lourde patte de l’agent s’abattre sur son épaule. Sur mon épaule. Mais – soulagement ! avec un naturel souverain, mon maigriot s’était glissé le plus innocemment du monde hors de la cohue, à la barbe du redoutable fonctionnaire. Tout cela était captivant, mais ce n’était pas encore assez pour moi, car plus je m’identifiais avec cet homme, mieux je comprenais à présent sa manœuvre qui avait consisté jusqu’ici en une vingtaine d’inutiles travaux d’approche, et plus je m’impatientais de ce qu’il ne fît qu’essayer et que palper au lieu de prendre. Ses hésitations maladroites et ses abandons successifs commençaient à m’irriter vraiment. Bon sang, vas-y donc carrément, poltron ! Un peu plus de courage ! Essaye donc avec celui-là ! Mais décide-toi enfin !

Heureusement, mon ami qui ne se doutait pas de ma collaboration indésirable, ne se laissa en aucune façon induire en erreur par mon impatience. Et voilà bien l’éternelle différence entre le véritable artiste chevronné et le novice, l’amateur, le dilettante : c’est que l’artiste connaît par expérience la nécessité de l’insuccès qui précède fatalement toute réussite digne de ce nom. Il s’est entraîné à attendre patiemment l’ultime et décisive occasion ! De même qu’un poète passe indifférent à côté de mille idées séduisantes et fécondes en apparence – il n’y a que l’amateur dont la main téméraire ne connaisse pas l’hésitation – avant de s’arrêter à l’image définitive, de même ce gringalet laissait échapper des centaines d’occasions que moi, le dilettante, l’amateur dans ce métier, j’aurais jugées favorables. Il faisait des essais, se rapprochait des passants, palpait, tâtait, et avait sûrement déjà glissé sa main cent fois au moins dans des sacs et des manteaux. Mais il ne prenait pas ; avec une patience inlassable, toujours avec le même naturel habilement feint, il faisait et refaisait les cent pas qui le séparaient de la boutique, tout en évaluant les chances qui s’offraient à lui d’un coup d’œil oblique mais rapide, et en les comparant sans doute aux dangers à courir, imperceptibles au débutant que j’étais. Il y avait quelque chose dans cette calme et tranquille persévérance qui, tout en m’impatientant, m’enthousiasmait et qui me garantissait un succès final, car précisément son entêtement énergique annonçait qu’il n’abandonnerait pas la partie sans avoir réussi son coup. J’étais donc plus que jamais décidé à ne pas m’en aller avant d’avoir vu sa victoire, dussé-je attendre jusqu’à minuit.

Or midi était ainsi arrivé, l’heure de la grande crue où soudain rues et ruelles, escaliers et cours déversent dans le grand lit du boulevard une multitude de petits torrents humains. Ouvriers, couturières et vendeurs de ces innombrables studios, ateliers, offices, agences et bureaux exigus situés au deuxième, au troisième, au quatrième étage, quittent leurs occupations et se précipitent tous à la fois dehors ; comme une fumée épaisse qui se dissipe peu à peu, cette foule surgit et s’égaille dans la rue : hommes en blouse blanche ou en veste de travail, midinettes bavardes enlacées par deux ou par trois, un bouquet de violettes au corsage, petits employés en jaquette impeccable portant sous le bras l’inévitable serviette de cuir, porteurs et soldats en bleu horizon, tous les personnages aux formes multiples et indéfinies du travail invisible et caché des capitales. Tout ce monde est resté longtemps, bien trop longtemps assis dans une atmosphère confinée, et maintenant il se dégourdit les jambes ; il court, se heurte, bourdonne, hume l’air avec avidité, le rejette avec la fumée des cigarettes, entre, sort ; grâce à eux, la rue reçoit pendant une heure une bonne dose de joyeuse animation. Mais une heure seulement, car tous ces gens devront retourner ensuite derrière leurs fenêtres fermées, à leurs tours, à leurs machines à coudre et à écrire, à leurs presses, à leurs additions, à leurs magasins, à leurs échoppes ; c’est pourquoi leurs muscles qui le savent bien se tendent avec force et ardeur ; c’est pourquoi leur esprit qui le sait bien jouit si pleinement de cette petite heure de liberté, recherche si avidement la lumière et la gaieté, accueille avec empressement un bon mot, un bref plaisir. Rien d’étonnant à ce que la boutique aux singes fût la première à profiter de ce besoin d’amusement gratuit. Des groupes compacts se formèrent devant la vitrine pleine de promesses ; au premier rang les midinettes, dont les gazouillements aigus et piquants semblaient s’échapper d’une volière en dispute ; derrière elles se pressaient ouvriers et flâneurs, qui les lutinaient en lançant des plaisanteries salées ; et plus le groupe de spectateurs devenait une masse compacte et dense, plus mon petit poisson d’or en pardessus jaune serin nageait et plongeait dans la foule, tantôt ici, tantôt là, avec un courage et une rapidité toujours croissant. Impossible à présent de rester plus longtemps immobile à mon poste d’observation ; il me fallait voir ses doigts de près afin d’apprendre le chic du métier. Mais la chose était difficile, car cette fine mouche avait un art tout particulier de se glisser comme une anguille, à travers les moindres interstices de la foule ; c’est ainsi qu’à un certain moment il disparut comme par magie, alors qu’à la seconde d’avant, il se tenait encore à l’affût, à mes côtés ; au même instant, je le revis en avant, tout contre la vitrine. D’un seul élan il avait dû gagner trois ou quatre rangs.

Bien entendu je fis tous mes efforts pour le suivre, car je craignais qu’avant d’avoir atteint moi-même la devanture il n’eût déjà disparu de nouveau, à droite ou à gauche, avec son adresse de plongeur si caractéristique. Mais non, il attendait là immobile, étrangement immobile. Attention ! me dis-je aussitôt, cela doit avoir une signification. Et je me mis à examiner ses voisins. Il y avait à côté de lui une femme de corpulence anormale, personne de pauvre apparence. À sa droite, elle tenait tendrement par la main une pâle fillette d’à peu près onze ans ; à son bras gauche pendait un sac à provisions ouvert, de cuir bon marché, d’où sortaient en toute liberté deux longues baguettes de pain ; évidemment elle y avait entassé le déjeuner du mari. Cette brave femme du peuple – nu-tête, un fichu de couleur criarde, une robe à carreaux de grosse cotonnade et de sa confection – éprouvait un enthousiasme quasi indescriptible à la vue des singes ; tout son vaste corps un peu bouffi était si secoué par le rire que les deux baguettes de pain se balançaient dans son sac ; en même temps, elle poussait de tels cris de joie, elle lançait de tels gloussements qu’elle ne tarda pas à devenir un sujet de divertissement aussi comique que les singes eux-mêmes. Elle jouissait de ce rare spectacle avec la joie débordante et naïve d’une nature primitive, avec cette admirable reconnaissance des gens à qui la vie a peu accordé de plaisirs ; ah ! il n’y a que les pauvres qui puissent être aussi sincèrement reconnaissants, eux seuls, pour qui le comble de la jouissance est un plaisir gratuit, offert en quelque sorte par le ciel. De temps en temps, la brave femme se penchait vers son enfant pour lui demander si elle voyait bien et si elle ne perdait aucune des grimaces des singes. Elle ne cessait d’encourager d’un « Rrregarrrde doonc, Maarrguerite », pimenté d’un fort accent méridional, la pâle fillette trop intimidée pour manifester sa joie devant tant d’inconnus. Elle était magnifique à voir cette femme, cette mère, vraie fille de Gaia, la terre originelle, fruit sain et plein de sève du peuple français ; on aurait aimé l’embrasser, l’excellente créature, pour sa bruyante et insouciante gaieté. Mais soudain je fus pris d’un sentiment d’inquiétude. Je remarquai en effet qu’une manche de pardessus jaune se rapprochait de plus en plus du sac à provisions qui béait innocemment (seuls les pauvres sont sans méfiance).

Pour l’amour du ciel ! Tu ne vas tout de même pas chiper dans son sac à provision la maigre bourse de cette brave ménagère, de cette femme si gaie et si sympathique ? Je sentis soudain une révolte gronder en moi. Jusqu’à présent, j’avais observé ce pickpocket en sportsman, j’avais agi avec son corps, pensé avec sa tête, partagé ses sentiments ; j’avais espéré, souhaité même qu’il réussît, ne fût-ce qu’une fois en récompense d’un tel déploiement d’énergie et de courage en face d’un si grand danger. Mais maintenant que je voyais non seulement la tentative de vol, mais encore, en chair et en os, la personne qu’on allait voler, cette femme d’une naïveté touchante, d’une confiance heureuse, qui, pour gagner quelques sous, devait fourbir escaliers et parquets pendant des heures, la colère me prit. Va-t’en mon bonhomme, aurais-je aimé lui crier, cherche quelqu’un d’autre que cette pauvre femme ! Déjà j’avais fait de violents efforts pour rejoindre la femme et protéger le sac en péril, déjà j’étais en train d’effectuer ma percée, quand justement mon gaillard se retourne et passe en se serrant tout contre moi. « Pardon monsieur », dit-il d’une voix grêle et timide. Le petit homme jaune s’était glissé hors de la foule. Aussitôt, je ne sais pourquoi, j’eus l’intuition qu’il venait de faire son coup. Il s’agissait maintenant de ne plus le quitter des yeux ! Brutalement – un monsieur derrière moi à qui j’avais écrasé le pied lâcha un juron –, je me frayai un passage en jouant des coudes et j’arrivai juste à temps pour voir s’agiter le pardessus serin à l’angle du boulevard et d’une rue adjacente. Suivons-le ! Suivons-le ! Ne le lâchons pas d’une semelle ! Mais il me fallut accélérer le pas, car – je n’en crus d’abord pas mes yeux – le bonhomme que je venais de surveiller pendant une heure entière s’était soudain transformé. Tout à l’heure, il semblait n’avancer que d’un pas timide et presque chancelant ; à présent, il filait comme une belette, en rasant les murs ; il marchait du pas affairé d’un fonctionnaire qui a manqué l’autobus et qui se hâte pour arriver à l’heure à son bureau. Il n’y avait aucun doute pour moi ; c’était là son allure après l’action, l’allure numéro deux du pickpocket qui veut fuir le plus vite possible le lieu du crime, sans attirer l’attention. Et la chose était sûre, le coquin avait chipé le porte-monnaie de cette pauvre femme !

Dans mon premier mouvement de colère, je faillis donner l’alarme et crier : « Au voleur ! » Mais le courage me manqua. D’ailleurs je n’avais pas vu le vol lui-même, je n’avais pas le droit d’accuser à la légère. Et puis il faut une certaine audace pour arrêter un homme et jouer au justicier à la place de Dieu ; je n’ai jamais eu le courage d’accuser ni de dénoncer personne, car je sais trop bien que toute justice est fragile et qu’il est présomptueux de vouloir édifier le droit, dans un monde aussi confus que le nôtre, sur la base (problématique) d’un cas isolé. Mais comme je me hâtais derrière lui tout en réfléchissant à ce que je devais faire, une nouvelle surprise m’attendait : deux rues plus loin à peine, cet étonnant personnage adopta tout d’un coup une troisième allure. Il ralentit soudain sa marche, cessa de se contracter, releva la tête et se mit à marcher posément, à se promener tranquillement, comme un simple particulier. Visiblement, il se savait hors de la zone dangereuse ; personne ne le poursuivait, personne ne pouvait donc plus le livrer. Je compris qu’il allait respirer à son aise, se reposer de cette effrayante tension ; il était devenu en quelque sorte un pickpocket retraité, retiré des affaires, un des millions de Parisiens qui sans se presser usent le pavé, la cigarette aux lèvres ; notre gringalet montait maintenant la rue de la Chaussée-d’Antin avec un air de candeur inébranlable, d’un pas tout à fait tranquille, paresseux et nonchalant, et pour la première fois j’eus même l’impression qu’il prêtait attention à la beauté des femmes et des jeunes filles, ou à leur humeur peu farouche.

Où vas-tu, à présent, homme aux mille surprises ? Tiens ! au square de la Trinité, enclos de buissons en bourgeons ? Pourquoi ? Ah ! je comprends, tu veux te reposer quelques minutes sur un banc, c’est tout naturel. Ces marches et contre-marches continuelles ont dû t’épuiser. Eh bien ! pas du tout, l’homme aux mille surprises n’alla pas s’asseoir sur un banc, mais il se dirigea résolument – je vous en demande pardon ! – vers certain petit chalet, réservé à des usages tout particuliers, dont il referma soigneusement la large porte derrière lui.

Tout d’abord, je fus pris d’un fou rire : le génie d’un artiste finit-il dans cet endroit par trop humain ? Ou bien est-ce la peur qui t’aurait remué à ce point les entrailles ? Mais encore une fois, je voyais que la réalité, toujours bouffonne, s’entend à dessiner les arabesques les plus amusantes et sait se montrer plus audacieuse qu’un écrivain même ingénieux. Elle mêle hardiment le grotesque au merveilleux et juxtapose avec malice l’humain sempiternel et le prodigieux. Pendant que j’attendais assis sur un banc qu’il ressorte du petit chalet vert – sinon, que faire ? – je compris : ce maître éminent, cet homme expert dans son métier n’agissait qu’en parfait accord avec la logique professionnelle : il s’entourait de quatre murs protecteurs pour compter son gain. Et puis il y avait aussi (je n’y avais pas songé auparavant) cette difficulté, insoupçonnable pour nous autres profanes, à laquelle doit savoir faire face tout pickpocket digne de ce nom : il faut qu’il se défasse à temps, sans en laisser aucune trace, des preuves palpables de son vol. Rien de plus malaisé, dans une ville qui jamais ne dort, où des millions d’yeux vous épient, que de trouver la protection de quatre murs derrière lesquels on soit complètement caché ; un lecteur peu assidu des débats judiciaires serait surpris du nombre des témoins qui, à la moindre affaire, accourent à la barre, armés d’une mémoire d’une précision diabolique. Déchirez une lettre dans la rue et jetez-la au ruisseau, une douzaine de personnes vous ont vu faire, sans que vous vous en doutiez, et cinq minutes plus tard, quelque jeune flâneur s’amusera peut-être à en rassembler les morceaux. Supposons que la nouvelle du vol d’un portefeuille se répande dans la ville, un jour où vous aurez fait l’inspection du vôtre sous quelque porte cochère ; le lendemain, une femme que vous n’avez jamais vue courra chez le commissaire et lui donnera de votre personne un signalement aussi minutieux que du Balzac. Descendez dans un hôtel ; le garçon, à qui vous n’avez pas fait attention, aura remarqué vos vêtements, vos chaussures, votre chapeau, la couleur de vos cheveux et la forme pointue ou arrondie de vos ongles. Il y a derrière chaque fenêtre, chaque vitrine, chaque rideau, chaque pot de fleurs, deux yeux qui vous épient ; tout à votre bonheur, vous flânez par les rues, solitaire et sans vous croire surveillé, et vous êtes environné d’espions bénévoles. La curiosité tend tout autour de notre existence un réseau aux mille mailles fines et sans cesse renouvelé. Elle était donc excellente, ô artiste consommé, ton idée d’acquérir pour quelques minutes, moyennant cinq sous, l’inviolabilité de ces quatre murs. Personne ne peut l’espionner pendant que tu fais disparaître l’objet accusateur ; et moi-même, ton compagnon, ton double, qui attends ici, content et déçu tout à la fois, je ne pourrai pas vérifier le montant de ton larcin.

Du moins je le pensais, mais il en advint tout autrement. Car à peine eut-il poussé la porte de ses doigts maigres, que je connus sa malchance aussi bien que si j’eusse examiné le contenu de la bourse : quel pitoyable butin ! La façon dont il traînait les pieds, son air désabusé, son extrême fatigue, son regard baissé, filtrant sous ses lourdes et molles paupières, m’apprenaient que le déveinard avait déambulé inutilement toute la matinée. La bourse volée ne contenait rien de fameux (j’aurais pu te le prédire) : une boîte à poudre peut-être, la clé du logis, une glace cassée, un mouchoir, un crayon et à l’extrême rigueur deux ou trois coupures de dix francs chiffonnées. Beaucoup trop peu, en comparaison de ce déploiement d’activité professionnelle, des terribles dangers courus ; et beaucoup trop, hélas ! pour l’infortunée ménagère qui, à cette heure, sans doute rentrée chez elle à Belleville, raconte en larmes aux voisines, pour la septième fois, sa mésaventure, vocifère contre ces vermines de pickpockets et, dans son désespoir, ne cesse d’exhiber d’une main tremblante le sac à provisions dévalisé. Mais pour ce voleur, pauvre lui aussi, c’était un mauvais coup et, comme je le vis au premier coup d’œil, ma supposition fut confirmée. En effet, ce petit bout d’homme misérable – à quoi l’avait réduit son épuisement physique et moral – s’arrêta devant la vitrine d’une modeste cordonnerie et resta un long moment à contempler les chaussures les moins chères qui y étaient exposées. Des chaussures, des chaussures neuves ! il en avait vraiment besoin pour remplacer les lambeaux de cuir qui entouraient ses pieds, il en avait un besoin plus pressant que les cent mille flâneurs qui foulaient aujourd’hui le pavé de Paris avec de bonnes semelles entières, de cuir ou de crêpe silencieux. Car il lui en fallait pour exercer son métier interlope. Mais son regard à la fois avide et désespéré était significatif : son coup ne lui permettait pas l’achat de cette paire de souliers brillants marquée cinquante-quatre francs ; le dos voûté, il se détourna de la vitrine miroitante et continua son chemin.

Où se dirigeait-il ? Allait-il recommencer sa chasse périlleuse ? Risquer encore une fois sa liberté pour un butin insuffisant, dérisoire ? Non, n’en fais rien, malheureux, repose-toi au moins un instant. Et vraiment, comme si un fluide magnétique lui avait transmis mon désir, il tourna à l’angle d’une rue étroite et s’arrêta finalement devant un restaurant bon marché. Il me parut naturel de le suivre, car j’étais décidé à tout savoir de cet homme qui venait de me faire vivre près de deux heures de fièvre et d’impatience angoissée. J’achetai un journal pour pouvoir, le cas échéant, me retrancher derrière, puis, ayant rabattu mon chapeau sur les yeux, j’entrai dans la salle et me plaçai à une table non loin de la sienne. Mais – précaution inutile : le pauvre type n’avait plus la force d’être curieux. Épuisé, vidé, il fixait la vaisselle blanche d’un regard éteint, et c’est seulement lorsque le garçon lui apporta du pain que ses mains maigres et osseuses s’agitèrent et s’en emparèrent avec avidité. À la précipitation avec laquelle il commença à mâcher je compris, tout bouleversé : le pauvre diable avait faim et c’était là une faim vraie et sincère ; il avait faim depuis l’aurore, depuis la veille peut-être, et la commisération qu’il m’inspirait soudain devint encore plus vive lorsque le garçon lui apporta la boisson qu’il avait commandée : une bouteille de lait. Un voleur qui boit du lait ! Il y a toujours de petits détails qui éclairent les profondeurs de l’âme comme le ferait la flamme d’une allumette qu’on craque ; au moment précis où je vis le pickpocket boire ce lait blanc et doux, la plus innocente, la plus enfantine des boissons, il cessa aussitôt d’être un voleur à mes yeux. Il n’était plus qu’un de ces êtres malades, traqués, pitoyables, dont fourmille notre société mal faite ; je sentis tout à coup qu’un lien, à un niveau beaucoup plus profond que celui de la curiosité, m’attachait à lui. Dans toutes les manifestations de notre nature terrestre, dans la nudité, le froid, le sommeil, la fatigue, dans chaque misère de la chair douloureuse, les barrières qui séparent les hommes s’effondrent ; ces catégories artificielles qui partagent l’humanité en êtres justes et injustes, en honnêtes gens et en criminels disparaissent ; il ne reste plus que l’éternel animal, la pauvre créature terrestre, qui doit manger, boire, dormir comme vous et moi, comme tout le monde. Interdit, je le regardais avaler ce lait épais à petites gorgées mesurées mais avides, puis ramasser ses miettes de pain ; mais j’eus honte en même temps de l’observer ainsi, d’avoir laissé courir sur sa sombre route, pour ma seule curiosité, ce malheureux être pourchassé – comme j’aurais regardé courir un cheval de course – sans essayer de l’arrêter ni de lui venir en aide. Je fus pris d’une envie folle d’aller à lui, de lui parler, de lui offrir quelque chose. Mais comment m’y prendre ? Comment l’aborder ? Je cherchai, je me creusai la tête pour trouver un prétexte, une raison, mais je ne trouvai rien. Nous sommes ainsi faits : réservés jusqu’à la lâcheté quand il faudrait prendre une décision ; hardis en intention, mais ridiculement timorés dès qu’il s’agit de franchir le mince espace qui nous sépare de notre prochain, même quand on le sait dans le besoin. Mais, personne ne l’ignore, quoi de plus difficile que d’aider un homme avant qu’il n’appelle au secours ? Il met dans son obstination à ne rien demander son bien suprême, sa fierté, qu’il ne nous appartient pas de blesser en étant importun. Seuls les mendiants facilitent notre tâche et nous devrions les remercier de ne pas nous empêcher de leur venir en aide. Mais celui-ci était un de ces fiers caractères qui préfèrent risquer dangereusement leur liberté personnelle plutôt que de mendier. Ne serait-il pas saisi, épouvanté si j’allais l’accoster maladroitement sous un prétexte quelconque ? Et puis il était affalé sur son siège avec un tel air d’épuisement qu’il eût été cruel de le déranger. Il avait poussé sa chaise tout contre le mur, ce qui lui permettait de s’appuyer de tout son long, en reposant ainsi sa tête, et ses lourdes paupières venaient de se fermer. Je comprenais, je sentais qu’il eût aimé dormir, ne fût-ce que dix, ne fût-ce que cinq minutes. Sa fatigue et son épuisement gagnaient mon propre corps. La couleur livide de son visage n’était-elle pas le reflet d’une cellule blanchie à la chaux ? Et ce trou, dans sa manche, visible à chacun de ses mouvements, ne proclamait-il pas l’absence de toute sollicitude, de toute tendresse féminine dans sa destinée ? J’essayai de me représenter son existence : un septième mansardé, un lit de fer malpropre dans une chambre sans chauffage, une cuvette de toilette ébréchée ; pour tout bien une petite valise et pour compagne dans cette chambre étroite la peur d’entendre gémir l’escalier sous les pas pesants des policiers ; cette vision dura deux ou trois minutes, juste le temps pour lui d’appuyer, harassé, son corps maigre, osseux et sa tête légèrement grisonnante contre le mur. Mais déjà le garçon mécontent ramassait son couvert : il n’aimait pas ce genre de clients retardataires et traînards. Je payai le premier et sortis rapidement pour éviter son regard ; quand il fut dans la rue quelques minutes plus tard, je le suivis ; à aucun prix, je ne voulais abandonner ce pauvre homme à lui-même.

Car à présent, ce n’était plus comme ce matin une curiosité fébrile qui m’attachait à lui, par jeu ; ce n’était plus l’envie de me divertir en faisant l’apprentissage d’un métier que j’ignorais ; une peur sourde m’étreignait maintenant la gorge, je me sentais terriblement oppressé, et cette oppression devint plus pénible encore lorsque je m’aperçus qu’il reprenait le chemin des grands boulevards. Pour l’amour du ciel, tu ne vas pas retourner devant la boutique aux singes ? Ne fais pas de bêtises, réfléchis, voyons ! Il y a longtemps que cette femme doit avoir averti la police ; on t’attend sûrement déjà, là-bas, pour t’empoigner par le col de ton mince pardessus. Et puis, tiens, quitte ton travail pour aujourd’hui ! Ne tente rien de nouveau, tu n’es pas en forme. Il n’y a plus de force, plus d’élan en toi, tu es las et tout ce qu’entreprend un artiste fatigué est mal fait. Repose-toi plutôt, mets-toi au lit, pauvre hère ! Aujourd’hui arrête-toi là, surtout arrête-toi ! Il est impossible d’expliquer comme j’eus le pressentiment, l’hallucinante conviction qu’il allait forcément se faire pincer aujourd’hui à sa première tentative. Mon inquiétude grandit à mesure que nous nous approchions du boulevard ; on entendait déjà le grondement de son éternelle cataracte. Non, ne retourne à aucun prix devant cette boutique, je ne le souffrirai pas, triple sot ! Déjà j’étais derrière lui, prêt à lui saisir le bras et à l’empêcher d’aller plus loin. Mais comme s’il avait deviné une fois de plus ma muette injonction, mon gaillard fit un crochet à l’improviste. Dans la rue Drouot, il traversa la chaussée, une rue avant le boulevard, et se dirigea vers un des immeubles de l’autre trottoir avec autant d’assurance que s’il y eût demeuré. Je reconnus aussitôt le bâtiment : c’était l’Hôtel Drouot, la célèbre Salle des Ventes de Paris !

Voilà que cet homme étonnant continuait à me déconcerter encore, pour la nième fois ; car, tandis que je m’efforçais de percer le mystère de sa vie, une force en lui devait l’obliger à prévenir mes désirs les plus secrets. Paris, cette ville inconnue, compte bien cent mille maisons, et c’était justement à celle-ci que, ce matin, j’avais eu l’idée de me rendre parce que sa visite est toujours pour moi instructive, captivante et extrêmement amusante. Sans rien de remarquable dans la façade, mais plus vivant qu’un musée et souvent aussi riche en trésors, toujours changeant, toujours différent, toujours le même, je l’aime, cet Hôtel Drouot, comme l’une des plus pittoresques curiosités de Paris dont il nous offre un surprenant résumé de la vie matérielle. Ce qui d’ordinaire forme entre les quatre murs d’un logement un tout organique se retrouve là, dispersé et réduit en d’innombrables pièces détachées, comme le corps dépecé d’un énorme animal dans une boucherie. Les objets les plus étranges et les plus disparates, les plus sacrés et les plus usuels sont liés ici par la plus vulgaire des promiscuités ; tout ce qui est exposé là va devenir de l’argent : lits et crucifix, chapeaux et tapis, pendules et cuvettes, marbres de Houdon et couverts en tombac, miniatures perses et étuis à cigarettes argentés, vieux vélos voisinant avec les premières éditions de Paul Valéry, phonos à côté de madones gothiques, tableaux de Van Dyck côte à côte avec des croûtes crasseuses, sonates de Beethoven tout près de fourneaux brisés, les choses les plus nécessaires et les plus futiles, celles du goût le plus affreux et du plus grand raffinement artistique, petites et grandes, vraies et fausses, vieilles et neuves – tout cela va faire de l’argent ; toutes les créations issues de la main et de l’esprit des hommes, les plus nobles et les plus stupides, se déversent dans cette cornue des ventes aux enchères, qui absorbe et rejette avec une féroce indifférence les richesses de la ville gigantesque. C’est dans cet entrepôt où l’on dénombre et monnaye impitoyablement tout ce qui a de la valeur, c’est dans cette immense foire aux vanités et aux nécessités humaines, dans ce lieu fantastique que l’on sent mieux que partout ailleurs la diversité confuse de notre monde matériel. Là l’indigent peut tout vendre, le riche tout acheter ; de plus, on n’acquiert pas ici que des objets, mais aussi des idées et des connaissances, car il suffit de voir et d’écouter pour s’y perfectionner dans l’histoire de l’art, l’archéologie, la bibliophilie, l’expertise des timbres-poste, la science numismatique et surtout en psychologie. Aussi divers que ces objets qui se reposent un court moment des fatigues de la servitude et que des mains étrangères vont emporter loin de là, des hommes de toutes les races, de toutes les classes, dont les yeux inquiets reflètent la passion des affaires ou le feu mystérieux du collectionneur enragé, se pressent autour de la table des enchères, curieux et avides. De gros commerçants en pelisse et au melon soigneusement brossé sont assis à côté de petits antiquaires crasseux et de marchands de bric-à-brac malpropres de la Rive gauche, désireux de remplir leur boutique à peu de frais ; çà et là, quelques compères et petits intermédiaires bavardent et chuchotent ; des mandataires, des gens chargés de pousser aux enchères, des « racailleurs », hyènes inévitables de ce champ de bataille, s’empressent de repêcher un objet avant qu’il ne soit trop tard, ou bien, quand ils voient un collectionneur sérieusement accroché mordre à une pièce de prix, surenchérissent en échangeant des œillades complices. Des bibliothécaires à binocles, passés eux-mêmes à l’état de parchemin, viennent rôder par là comme des tapirs somnolents ; puis arrivent en gazouillant, oiseaux de paradis multicolores, des dames très élégantes, couvertes de perles, qui ont dépêché des domestiques pour leur retenir une place au premier rang devant la table des enchères ; dans un coin, immobiles tels des hérons, lançant des regards circonspects, se tiennent les vrais connaisseurs, la franc-maçonnerie des collectionneurs. Il y a aussi à chaque fois, derrière tous ces gens amenés là par intérêt, curiosité ou amour de l’art, un nombre indéfinissable de simples badauds qui veulent juste profiter du chauffage gratuit ou qui s’amusent de la cascade miroitante des chiffres qui fusent. Mais chacun de ceux qui viennent ici est poussé par un désir : que ce soit collectionner, jouer, gagner de l’argent, posséder davantage – ou seulement se réchauffer, participer à l’excitation générale. Et ce chaos compact d’individus se répartit et s’ordonne en une multiplicité tout à fait invraisemblable de physionomies. La seule espèce humaine que je n’y avais jamais vue, dont je n’avais jamais soupçonné la présence en ces lieux, c’était la guilde des pickpockets. Mais maintenant que je voyais mon ami s’y faufiler avec son sûr instinct, je compris aussitôt qu’un pareil endroit devait être le champ d’action idéal, voire le plus favorable de Paris à l’exercice de son talent. Car les éléments nécessaires y sont tous merveilleusement réunis : une cohue effrayante à peine supportable, la diversion absolument indispensable du spectacle, de la fièvre des enchères, de la minute de l’adjudication. Et troisièmement, une salle des ventes est, avec le champ de courses, un des derniers endroits du monde moderne où tout doit être payé comptant, ce qui permet de supposer qu’un portefeuille bien garni bombe mollement la poche de chaque veston. C’est là et nulle part ailleurs qu’une main experte trouve les meilleures occasions, et certainement, je ne m’en rendais compte qu’à présent, le petit essai de ce matin n’avait été pour mon ami qu’un exercice des doigts, tandis qu’ici, il s’apprêtait pour un véritable coup de maître.

Et pourtant, alors qu’il montait d’un pas traînant l’escalier qui conduit au premier, je l’aurais volontiers retenu par la manche. Bon Dieu ! Ne vois-tu pas cet écriteau rédigé en trois langues : « Beware of pickpockets » – « Attention aux pickpockets » – « Achtung vor Taschendieb ! » – Ne le vois-tu pas, étourneau ? On se méfie de tes semblables, ici ; et certainement des dizaines d’inspecteurs se glissent dans la cohue ; et encore une fois, crois-moi : tu n’es pas en forme, aujourd’hui. Mais en véritable connaisseur de la situation, il gravissait tranquillement les marches, tout en jetant un regard indifférent à la pancarte qui paraissait lui être familière. Sa décision était d’un habile tacticien, il fallait le reconnaître ; on ne vend dans les salles du bas que de grossiers ustensiles, des salles à manger, des buffets et des armoires, autour desquels se presse et tourbillonne la troupe ingrate et peu aimable des brocanteurs, qui rangent peut-être encore leur argent dans leur escarcelle selon la vieille mode et à qui il ne serait ni prudent ni profitable de se frotter. Au contraire, les objets les plus raffinés, bijoux, tableaux, livres, autographes, parures se vendent dans les salles du premier étage ; c’est là, à coup sûr, que se trouvent les poches les mieux remplies et les acheteurs les plus insouciants.

J’avais de la peine à suivre mon ami, car il naviguait en tous sens, avançant puis reculant de l’entrée principale à chacune des différentes salles, voulant sans doute évaluer les chances respectives qu’elles lui offraient. Patient et obstiné comme un gourmet devant un menu de choix, il lisait de temps en temps les affiches. Il se décida finalement pour la salle 7 où se vendait la célèbre collection de porcelaine chinoise et japonaise de Mme la comtesse Yves de G… Certainement il y avait là aujourd’hui des objets d’une cote sensationnelle, car les gens étaient tellement nombreux que, depuis l’entrée, il était impossible d’apercevoir la table des enchères, derrière les manteaux et les chapeaux. Un solide mur humain masquait la longue table verte, et de notre place nous apercevions tout juste les gestes amusants de l’huissier-priseur qui, du haut de son estrade, son marteau blanc à la main, dirigeait tout le jeu des enchères à la manière d’un chef d’orchestre au rythme régulier d’un prestissimo entrecoupé de longues pauses inquiétantes. Sans doute, comme beaucoup d’autres modestes employés, habitait-il un deux-pièces à Ménilmontant ou dans quelque banlieue, avec pour toute richesse un réchaud à gaz, un gramophone et quelques géraniums devant la fenêtre. Dans son élégante jaquette, la raie de ses cheveux pommadée avec soin, et manifestement ravi, il savourait la joie inouïe de pouvoir ainsi, chaque jour, trois heures durant et devant un public choisi, adjuger pour de l’argent, d’un coup de son petit marteau, les objets les plus précieux de Paris. Avec l’affabilité étudiée d’un bateleur, il saisissait gracieusement au passage, à droite ou à gauche, à la table ou au fond, les offres diverses comme une balle multicolore : « Six cents, six cent cinq, six cent dix  » et relançait ces mêmes chiffres tout auréolés de gloire, pour ainsi dire, en traînant sur les voyelles, en détachant les consonnes. De temps en temps, il jouait les entraîneuses, lorsqu’une enchère restait en plan et que la valse des chiffres s’arrêtait, il exhortait la foule avec un sourire engageant : « Personne à gauche ? Personne à droite ? » ; tantôt, le front barré d’un petit pli dramatique, il menaçait l’assistance d’un : « J’adjuge ! » en levant dans sa main droite et d’un air décidé son marteau d’ivoire ; ou bien il disait en souriant : « Voyons, Messieurs, ce n’est pas du tout cher ! » Entre-temps, il saluait par-ci par-là une connaissance d’un air entendu, encourageait d’une œillade malicieuse quelques amateurs. C’est d’une voix brève qu’il commençait l’inévitable exposé qui précède la vente d’un nouvel objet, « le numéro trente-trois  » mais à mesure que le prix s’élevait, sa voix de ténor montait toujours plus consciemment, dans un registre dramatique. Il prenait un indicible plaisir à voir durant trois heures ces trois ou quatre cents personnes retenir leur souffle, suspendues à ses lèvres ou hypnotisées par son magique petit marteau. Cette illusion trompeuse qu’il avait de diriger les enchères, alors qu’il n’était que l’instrument des offres éventuelles, l’enivrait ; il avait des effets de voix qui me rappelaient le paon qui fait la roue ; toutefois, cela ne m’empêchait nullement de remarquer en mon for intérieur que toutes ses gesticulations outrancières rendaient à mon ami le même service que les grimaces des trois singes de la matinée, en provoquant l’indispensable diversion.

Mais pour le moment mon vaillant camarade ne pouvait encore tirer aucun parti de cette complicité volontaire : nous étions toujours au dernier rang, impuissants, et toute tentative pour percer jusqu’à la table des enchères cette foule compacte et tendue me paraissait parfaitement inutile. Mais j’eus une nouvelle occasion de constater combien j’étais encore un novice d’un jour dans cette intéressante profession. Mon camarade, ce maître, ce technicien éprouvé, savait déjà depuis longtemps qu’à chaque fois que le marteau s’abattait pour clore une enchère – « 7260 francs  » , lançait à cet instant la joyeuse voix de ténor – le mur se désagrégeait pendant un court moment de détente. Les têtes dressées s’inclinaient, les marchands notaient les prix dans le catalogue, çà et là un curieux s’en allait, pendant une minute un peu d’air pénétrait dans cette foule compacte. Avec une rapidité tenant du génie, il profita de cet instant pour foncer en avant, tête baissée, comme une torpille. D’une seule poussée, il avait forcé quatre ou cinq rangs, et moi qui m’étais juré de ne pas abandonner l’imprudent à lui-même, je me trouvai tout à coup seul, loin de lui. Je tentai une percée à mon tour, mais déjà la vente reprenait, le mur se refermait et je restai impuissant, coincé au plus épais de la foule, comme un char embourbé. Cette presse était terrible, étouffante, visqueuse ; devant, derrière, à droite, à gauche, des vêtements et des corps si serrés que la moindre toux d’un de mes voisins me résonnait dans la poitrine. En outre, l’atmosphère était irrespirable, cela sentait la poussière, le renfermé et l’aigre, et par-dessus tout la sueur, comme partout où il est question d’argent. Suffoquant de chaleur, j’essayai d’ouvrir mon veston pour tirer mon mouchoir. Ce fut en vain, j’étais bloqué ; cependant, je ne relâchai pas mes efforts patients et obstinés pour percer la foule rang par rang ; mais il était trop tard ! Le petit pardessus jaune serin avait disparu. Il s’était caché quelque part dans cette foule où personne ne soupçonnait sa dangereuse présence, sauf moi, que secouait un tremblement nerveux causé par l’appréhension mystérieuse d’une infaillible catastrophe aujourd’hui pour ce pauvre diable. À tout moment, je m’attendais à une querelle, à une rixe, à entendre crier « au voleur ! », puis à le voir traîné au-dehors par les manches de son manteau. Je ne puis expliquer comment j’eus l’affreuse certitude qu’il allait manquer son coup ce jour-là, justement ce jour-là.

Pourtant rien ne se produisait ; pas un cri, pas un mot ; au contraire, piétinements, conversations, murmures cessèrent brusquement. Tout devint silencieux comme par enchantement ; comme si elles s’étaient donné le mot, ces deux ou trois cents personnes retenaient leur souffle et regardaient avec une attention redoublée l’huissier qui recula d’un pas sous le lustre, de sorte que son front se mit à briller d’un éclat particulièrement solennel. Car c’était le tour de l’objet principal de la vente, un immense vase, cadeau personnel que l’empereur de Chine avait fait remettre en son nom très personnel au roi de France, trois siècles plus tôt, par une ambassade, et qui, comme une foule d’autres objets, avait disparu mystérieusement de Versailles pendant la Révolution. Quatre hommes en uniforme hissèrent sur la table, avec des gestes prudents et étudiés, l’objet précieux, sphère d’un blanc laiteux veiné de bleu ; le commissaire s’étant éclairci la voix avec dignité, annonça la mise à prix : « cent trente mille francs ! Cent trente mille ! » Un silence respectueux salua ce chiffre sanctifié par quatre zéros. Personne n’osa commencer sur-le-champ à enchérir, personne n’osait parler ni seulement bouger, le respect avait transformé en un bloc immobile et homogène cette multitude de corps brûlants, étroitement coincés l’un contre l’autre. Cependant, à l’extrémité gauche de la table, un petit homme aux cheveux blancs finit par lever la tête et lança un chiffre, très vite, à voix basse, presque avec embarras : « Cent trente-cinq mille », à quoi le commissaire-priseur répondit avec autorité : « Cent quarante mille ».

Alors, un jeu palpitant commença : le représentant d’une importante salle des ventes américaine se contentait chaque fois de lever le doigt et, à la manière d’une pendule électrique, les enchères faisaient un saut de cinq mille ; à l’autre bout de la table, le secrétaire privé d’un grand collectionneur (on chuchotait son nom) faisait énergiquement paroli ; peu à peu, l’enchère devint un dialogue entre les deux amateurs qui placés vis-à-vis l’un de l’autre évitaient obstinément de se regarder ; tous deux adressaient leurs offres au seul commissaire-priseur, qui les recevait avec une satisfaction visible. Enfin, à deux cent soixante mille, l’Américain cessa de lever le doigt ; le chiffre proclamé resta en suspens, comme une note tenue. L’émotion grandit, le commissaire-priseur répéta quatre fois : « deux cent soixante mille… deux cent soixante mille… ». Il cria le chiffre bien haut dans la salle comme on lance un faucon sur sa proie. Puis il attendit, jeta à droite et à gauche des regards attentifs et quelque peu déçus (il aurait bien volontiers poussé le jeu plus loin, hélas !). « Il n’y a plus d’amateurs ? » Silence persistant. « Il n’y a plus d’amateurs ? » Sa voix avait presque un accent désespéré. Telle une corde tendue, le silence commençait à vibrer. Le marteau s’éleva lentement. Trois cents cœurs s’arrêtèrent de battre… « Deux cent soixante mille francs, une fois… deux fois… trois… »

Le silence pesait comme un seul bloc sur l’assistance muette ; tout le monde retenait sa respiration. Avec une solennité quasi religieuse, le commissaire-priseur tenait au-dessus de la foule recueillie son marteau d’ivoire. Il nous menaça encore une fois d’un « J’adjuge  » . Rien. Pas de réponse. « Trois fois ! » Le marteau s’abattit d’un coup sec et irrité. Fini ! Deux cent soixante mille francs. Sous ce petit coup sec, le mur vivant vacilla et s’écroula ; il redevint une multitude de visages humains, l’animation reprit, on soupira, on cria, on respira, on toussa. Une sorte de vague, une poussée prolongée souleva cette foule qui remuait et se détendait comme si elle n’eût été qu’un seul corps.

La poussée arriva jusqu’à moi sous la forme d’un coup de coude que je reçus en pleine poitrine. En même temps, on me murmurait une excuse : « Pardon, monsieur ! » Je tressaillis. Cette voix ! Ô bienfaisant miracle ! c’était lui, lui que je cherchais depuis si longtemps, lui qui me manquait tant ! Quel hasard providentiel ! La vague déferlante l’avait justement amené dans mon voisinage. Dieu merci, il était tout près de moi ! Je pouvais enfin veiller sur lui avec attention et enfin le protéger. Naturellement j’évitai de le regarder en face, je guignai non pas son visage mais ses mains, ses instruments de travail ; or elles avaient disparu comme par enchantement ; je remarquai bientôt qu’il serrait étroitement contre son corps le bas des deux manches de son petit pardessus et que, comme quelqu’un qui a froid, il avait rentré ses doigts dessous pour les mettre à l’abri et les cacher. À présent, s’il voulait palper une victime, elle ne pourrait rien sentir d’autre que le frôlement involontaire d’une étoffe molle et inoffensive ; mais la main du voleur se tenait prête, comme la griffe du chat qui fait patte de velours. Voilà qui est habilement conçu ! pensai-je. Mais contre qui se préparait cette attaque ? Je risquai un regard vers son voisin de droite : c’était un monsieur très maigre, à la veste soigneusement boutonnée ; devant mon ami s’étalait le dos puissant d’un second personnage, forteresse imprenable ; je ne voyais donc pas quelle chance de succès pourrait lui offrir un de ces deux individus. Mais tandis qu’on me frôlait légèrement le genou, une idée qui me fit frissonner me traversa l’esprit ; au bout du compte, si ces préparatifs m’étaient destinés ? Imbécile ! Vas-tu donc t’attaquer au seul homme de cette salle qui te connaisse ? Et dois-je maintenant, dans une ultime et déconcertante leçon, servir moi-même de champ d’expérience à ton industrie ? En vérité, c’était bien moi qu’il semblait avoir visé. Tout juste ! C’était moi qu’il avait choisi, cet éternel malchanceux, c’était moi, l’ami de ses pensées, le seul qui le connût jusque dans le secret de son métier !

Il n’y avait plus de doute, c’était bien à moi qu’il en voulait, je ne devais pas m’abuser plus longtemps ! Déjà je sentais nettement le frôlement de son coude le long de mes côtes, je sentais s’avancer petit à petit la manche qui recouvrait sa main, cette main qui, au premier remous agitant la foule, plongerait d’un geste vif entre ma veste et mon gilet. En ce moment, j’aurais encore pu me protéger : il m’eût suffi, par un petit geste contraire, de me détourner ou de boutonner mon veston ; mais, fait étrange, je n’en avais plus la force, car tout mon corps était hypnotisé par l’émotion et par l’appréhension. Mes muscles et mes nerfs se contractaient comme sous l’action du froid ; tandis que j’attendais terriblement anxieux, j’évaluai avec rapidité ce que contenait mon portefeuille, et tout en l’imaginant, je sentais (car la moindre partie du corps devient sensible dès qu’on y pense, nerf, dent ou orteil) contre ma poitrine sa tiède et rassurante présence. Pour le moment, il était donc encore à sa place et sur des positions préparées à l’avance, je pouvais attendre l’assaut sans crainte. Mais, chose curieuse, il m’était absolument impossible de savoir si je le désirais ou non, cet assaut. Mes sentiments à cet égard étaient des plus confus et pour ainsi dire contradictoires. D’une part, je souhaitais, dans l’intérêt même de ce sot personnage ; qu’il s’éloignât de moi ; d’autre part, j’attendais son chef-d’œuvre, son coup décisif, avec la contraction terrible du patient qui voit la roulette du dentiste s’approcher de sa dent malade. Mais comme s’il eût voulu me punir de ma curiosité, il ne se pressait pas d’attaquer. Sa main s’arrêtait à chaque instant et cependant je sentais sa chaleur tout près. Elle s’avançait avec prudence, centimètre par centimètre, et bien que mon esprit tout entier fût absorbé par ce contact incessant, je suivais attentivement l’ascension des enchères, comme si ma pensée se fût dédoublée : « Trois mille sept cent cinquante… plus d’amateurs ?… trois mille sept cent soixante… trois mille sept cent soixante-dix… trois mille sept cent quatre-vingts… il n’y a plus d’amateurs ? Plus d’amateurs ? » Le marteau s’abattit. Une fois de plus, l’adjudication terminée, le léger remous causé par la détente générale parcourut la foule, et j’en sentis au même instant l’onde parvenir jusqu’à moi. Ce ne fut pas le frôlement d’une main, mais quelque chose comme le glissement rapide d’un serpent, comme le passage d’un souffle, si léger et si prompt que je ne l’aurais jamais senti, si toute mon attention n’eût été concentrée sur ce point, sur cette position menacée ; un pli rida seulement mon manteau comme l’aurait fait un coup de vent, je sentis comme la douce caresse d’une aile d’oiseau et…

Et il advint tout à coup quelque chose que je n’avais pas prévu. Ma main s’était soudain levée et avait happé sous ma veste la main étrangère. Ce plan de défense brutale ne m’était pas venu à l’esprit. C’était un mouvement réflexe de mes muscles, qui m’avait surpris moi-même, ma main s’était levée automatiquement, par un pur instinct de défense physique. Et voilà qu’à présent – horreur ! – à mon propre étonnement, à ma propre frayeur, j’enserrais le poignet d’une main étrangère, une main froide et tremblante. Non, je n’avais pas voulu cela !

Je ne saurais décrire cet instant. La peur me glaçait à l’idée que je retenais de force un morceau de la chair vivante d’un autre homme. Comme moi, la frayeur le paralysait. Et de même que mon manque de volonté et de sang-froid m’empêchait de le lâcher, de même, il n’avait ni le courage ni la présence d’esprit de se libérer : « Quatre cent cinquante… quatre cent soixante… quatre cent soixante-dix… » déclamait là-bas le commissaire-priseur d’un ton pathétique, cependant que je tenais toujours la main glacée du voleur. « Quatre cent quatre-vingts… quatre cent quatre-vingt-dix. » Personne n’avait remarqué ce qui se passait entre nous, personne ne soupçonnait le drame angoissant qui se jouait là entre deux hommes ; cette bataille sans nom n’opposait que nous deux, que nos nerfs hypertendus. « Cinq cents… cinq cent dix… cinq cent vingt… » Les chiffres fusaient de plus en plus vite, « Cinq cent trente… cinq cent quarante… cinq cent cinquante… » Finalement – toute l’affaire avait à peine duré dix secondes – je repris mon souffle. Je lâchai la main. Elle se retira et disparut dans la manche du manteau jaune.

« Cinq cent soixante… cinq cent soixante-dix… cinq cent quatre-vingts… six cents… six cent dix… » Là-haut les chiffres cliquetaient de plus belle, et nous étions toujours côte à côte, complices d’une action mystérieuse, paralysés tous deux par la même aventure. Je sentais encore la chaleur de son corps serré contre le mien. Et lorsque, délivrés de leur crispation, mes genoux raidis commencèrent à trembler, il me sembla que ce léger frisson gagnait les siens. « Six cent vingt… trente… quarante… cinquante-soixante… soixante-dix… » Les chiffres montaient de plus en plus vite et l’anneau glacé de l’effroi nous tenait toujours enchaînés l’un à l’autre. Je trouvai enfin le courage de tourner la tête de son côté. Au même instant, il regarda vers moi. Je plongeai mon regard dans le sien. « Grâce ! Grâce ! Ne me dénoncez pas ! » semblaient implorer ses petits yeux humides ; toute la peur qui l’empêchait de respirer, la peur primitive de toute créature, semblait s’échapper par ces deux petites prunelles rondes ; sa petite moustache tremblait aussi dans la tempête de son affolement. Je n’apercevais distinctement que ses yeux grands ouverts ; son visage avait disparu derrière une expression de terreur que je n’avais jamais vue et que je ne revis plus chez aucun homme. J’eus honte à l’idée qu’un être humain m’implorait comme un esclave, comme un chien sur qui j’aurais eu droit de vie et de mort. Cette peur m’humiliait et je détournai les yeux à nouveau, embarrassé.

Mais il avait compris. Il savait maintenant que jamais je ne le dénoncerais. Cette certitude lui redonna des forces. D’une petite secousse, il écarta son corps ; je sentis qu’il voulait me quitter pour toujours. La pression de son genou se relâcha doucement, je sentis diminuer peu à peu la tiède pression de son bras : redevenu maître accompli en son art, d’une légère poussée il s’éloigna de moi et se glissa sur le côté dans un mouvement plein d’habileté. Une poussée encore et il était hors de la foule.

Mais tandis que la chaleur qu’il m’avait communiquée m’abandonnait, un remords assaillit ma conscience : je n’avais pas le droit de le laisser partir ainsi. J’avais le devoir de dédommager cet inconnu de la terreur que je lui avais causée ; je lui devais un salaire pour m’avoir appris, à son insu, un métier que j’ignorais ; j’étais son débiteur. En toute hâte, je fendis la presse et gagnai la porte de sortie. Mais le pauvre diable m’avait vu, et malheureusement il se méprit sur mes intentions. Il crut, le déveinard, qu’en fin de compte j’allais peut-être le dénoncer, et il se réfugia dans le sombre désordre du couloir. J’arrivai trop tard pour pouvoir l’appeler ; je ne vis plus qu’une petite tache jaune, son manteau, qui flottait en bas de l’escalier. Il disparut ; la leçon se terminait comme elle avait commencé : d’une manière inattendue.

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