Chapitre XI La mort avant le triomphe final

(7 avril 1521 - 27 avril 1521)

Après trois jours d’heureuse navigation, le 7 avril 1521, la flotte arrive en vue de l’île Sébu. De nombreux villages montrent de loin qu’elle compte une population très dense. Le roi-pilote Calambou dirige la flotte vers la capitale, et au premier coup d’œil qu’il jette sur le port Magellan se rend compte qu’il a affaire ici à un radjah ou un prince d’un rang supérieur, car la rade abrite des jonques étrangères et d’innombrables petites barques indigènes. Il lui faut donc se présenter d’une manière imposante. Sur son ordre les navires tirent une salve en guise de salut, et une fois de plus ce miracle du tonnerre par un temps serein provoque un grand effroi chez les indigènes, qui s’enfuient en criant dans toutes les directions. Mais Magellan envoie aussitôt à terre son brave interprète Henrique pour faire savoir au roi que ce n’est pas là un signe d’hostilité et qu’au contraire le puissant commandant de la flotte désire par ce tonnerre manifester son respect pour le puissant roi de Sébu. Le chef au nom de qui il parle n’est lui-même à vrai dire qu’un serviteur du plus grand monarque de la terre. Sur l’ordre de celui-ci il a traversé le vaste océan pour se rendre aux îles des épices. Mais ayant appris à Massawa quel prince sage et amical régnait à Sébu il a tenu à le saluer en passant. Le commandant des navires qui lancent le tonnerre est prêt à montrer au monarque de cette île des marchandises précieuses, encore jamais vues, et à entrer avec lui en relations d’affaires. D’ailleurs il n’a pas l’intention de rester longtemps. Dès qu’il aura conclu avec lui un traité d’amitié il s’en ira, sans lui causer le moindre dommage.

Mais le roi, ou plutôt le radjah Humabon, n’est pas aussi naïf que les indigènes des îles des Larrons et les « géants » de la Patagonie. Il connaît l’argent et sa valeur et, en véritable économiste – soit que cette idée lui vienne d’ailleurs, soit qu’elle lui appartienne – il a institué chez lui le régime de la taxe d’entrée pour tous les navires qui jettent l’ancre dans son port. Sans se laisser impressionner par la canonnade ni flatter par le discours mielleux de l’interprète, il déclare froidement à Henrique qu’il ne refuse pas à son maître l’entrée dans le port et accepte bien volontiers les relations commerciales qu’il lui propose, mais il faut qu’il paye la taxe. Si le grand capitaine étranger veut se livrer ici au commerce il doit respecter tout d’abord les coutumes.

Il est clair que Magellan, amiral d’une flotte royale et chevalier de l’ordre de Santiago, n’acceptera jamais de payer une taxe à ce roitelet indigène. Car en agissant ainsi il reconnaîtrait implicitement l’indépendance d’un pays que l’Espagne, conformément à la bulle papale, considère déjà comme sa propriété. Henrique lui-même le comprend. Aussi insiste-t-il pour que dans ce cas particulier le radjah renonce à la taxe et ne provoque pas un état d’hostilité avec le maître de l’éclair et du tonnerre. Le radjah déclare qu’il regrette mais ne peut pas changer les habitudes : d’abord l’argent, ensuite l’amitié. Il faut payer, comme tout le monde. Et il fait appeler à titre de témoin un commerçant maure qui vient d’arriver du Siam avec une jonque et qui a payé la taxe sans protester.

Bientôt ce dernier apparaît, et tout de suite il pâlit. Au premier regard jeté sur les grands navires qui arborent sur leurs voiles tendues la croix de Santiago, il a compris ce qu’il en était. Malheur si les chrétiens ont découvert aussi ce dernier coin caché de l’Orient où l’on pouvait encore se livrer au commerce sans être gêné par eux ! Ils sont déjà là, avec leurs canons et leurs arquebuses, ces bandits, ces assassins, ces ennemis de l’Islam ! Finies les affaires pacifiques, finis les bons bénéfices ! En hâte il chuchote à l’oreille du roi qu’il faut être prudent et ne pas entrer en conflit avec ces hôtes malencontreux. Ce sont les mêmes, dit-il – et ici il confond les Espagnols avec les Portugais – qui ont pillé et conquis Calicut, l’Inde et Malacca. Personne ne peut résister à ces diables blancs.

Ainsi le cercle s’est fermé : à l’autre bout du monde, sous d’autres cieux, l’Europe s’est heurtée à l’Europe. Jusqu’à présent, dans sa route vers l’Ouest, Magellan n’avait trouvé que des territoires inconnus. Aucun des indigènes rencontrés par lui n’avait encore vu d’Européens ni même entendu parler d’hommes blancs. En débarquant dans l’Inde, Vasco de Gama avait été interpellé en portugais par un Arabe, mais lui Magellan n’avait pas été reconnu une seule fois durant tout ce voyage. Aux indigènes de la Patagonie les Espagnols étaient apparus comme des êtres célestes, et les habitants des îles des Larrons s’étaient enfuis devant eux comme devant des démons. Mais ici, à l’autre bout de la terre, les Européens se trouvent en face de quelqu’un qui les connaît : par-dessus les océans immenses un pont est jeté de leur monde à ce monde nouveau. Quelques jours encore, quelques centaines de milles à peine, et Magellan rencontrera au bout de deux ans des chrétiens, des hommes de sa race et de sa foi. S’il pouvait encore douter qu’il est près du but, il en a maintenant une nouvelle preuve.

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L’avertissement du commerçant maure a fait sur le roi de Sébu une forte impression. Intimidé il renonce immédiatement à la taxe exigée. Comme première preuve de ses intentions amicales il invite les envoyés de Magellan à un repas abondant ; nouveau signe indubitable qui montre que les Argonautes sont près du but, les mets ne sont plus servis dans des plats en écorce ou des assiettes en bois, mais dans des couverts de porcelaine, venus directement de la Chine, la fabuleuse Cathay de Marco Polo. Cipangou et l’Inde sont par conséquent tout proches. Le rêve de Christophe Colomb qui voulait atteindre l’Inde par l’Ouest est réalisé par Magellan.

Une fois réglé ce petit incident diplomatique commence l’échange officiel de politesses et de marchandises. Pigafetta est envoyé à terre en qualité de plénipotentiaire. Bientôt le roi de Sébu se déclare prêt à conclure avec le puissant empereur Charles-Quint un pacte d’alliance et d’amitié éternelles. Ce pacte Magellan l’observera avec scrupule. À opposé des Cortez et des Pizarro, qui lâchent aussitôt leurs troupes sanguinaires, massacrent ou réduisent en esclavage la population, uniquement préoccupés de piller sans pitié et le plus vite possible le pays, ce découvreur plus humain et qui voit beaucoup plus loin n’a en vue qu’une pénétration pacifique. Dès le début il s’est efforcé d’obtenir l’annexion de nouvelles provinces plutôt au moyen de traités d’amitié qu’en recourant à la violence. Rien ne confère plus à la figure de Magellan une supériorité morale sur tous les autres conquérants de son siècle que cette volonté d’humanité. C’était une nature rude, il faisait régner une discipline de fer dans sa flotte et son attitude en face de la mutinerie a montré qu’il ne connaissait ni indulgence ni retenue. Mais s’il a été dur, il faut cependant lui rendre cette justice qu’il n’a jamais été cruel. Aucun des crimes monstrueux qui souillent à tout jamais la mémoire d’un Cortez ou d’un Pizarro ne peut lui être imputé. Aucun de ces parjures, auxquels les conquistadors se croyaient autorisés à l’égard des « païens », ne peut lui être reproché. Jusqu’à l’heure de sa mort Magellan a observé strictement et loyalement tout pacte conclu avec les chefs indigènes. Cette honnêteté fut sa meilleure arme, et elle reste son meilleur titre de gloire. Au cours des échanges ce que les indigènes admirent le plus, c’est le fer, ce métal dur, que l’on peut utiliser si admirablement pour faire des glaives, des javelots et des haches. En comparaison l’or, ce tendre métal jaune, leur paraît avoir une valeur beaucoup moindre. Pour quatorze livres de fer ils donnent quinze livres d’or, et Magellan a toutes les peines du monde à empêcher ses matelots de vendre leurs vêtements et tout ce qu’ils possèdent pour de l’or. Il ne faut pas en effet que les indigènes se doutent de la valeur de ce métal, car ils en demanderaient aussitôt un prix plus élevé. Magellan tient à conserver l’avantage qu’il tire de leur ignorance tout en veillant d’ailleurs avec soin à ce qu’on ne les trompe pas sur le poids : lui qui voit toujours plus loin, ce qui l’intéresse, ce n’est pas d’obtenir un gain un peu plus élevé, mais de ne pas gâter à la longue le commerce avec les indigènes, et aussi de gagner les cœurs et les âmes de ces populations. Et son calcul s’avère juste ; les relations avec eux deviennent bientôt si cordiales que le roi et la plus grande partie de sa suite manifestent le désir de devenir chrétiens. Ce à quoi les autres conquérants espagnols ne parvenaient que par des mois et des années de tortures, Magellan l’a obtenu en quelques jours et sans faire appel à la violence. Pour se rendre compte jusqu’à quel point il a agi avec humanité en l’occurrence il suffit de lire ces lignes de Pigafetta : « Le capitaine leur déclara qu’ils ne devaient pas se faire chrétiens par peur ou pour nous faire plaisir. S’ils voulaient vraiment devenir chrétiens, il fallait que ce fût de leur propre volonté et pour l’amour de Dieu. S’ils ne le désiraient pas, on ne leur ferait aucun mal. Mais ceux qui deviendraient chrétiens seraient d’autant plus aimés et d’autant mieux traités. Ils crièrent alors tous d’une seule voix qu’ils voulaient le devenir, non par peur ou pour faire plaisir à Magellan, mais de leur propre volonté. Ils s’en remettaient entièrement à lui et il devait les considérer comme ses propres sujets. Là-dessus le capitaine les embrassa les larmes aux yeux, prit dans ses mains celles du prince et celles du roi de Massawa, et déclara aux deux chefs qu’aussi vrai qu’il croyait en Dieu et était fidèle à son empereur il leur promettait qu’ils vivraient désormais en paix éternelle avec le roi d’Espagne. Et ils lui firent la même promesse. »

Le dimanche suivant, le 17 avril 1521, les Espagnols fêtent leur plus beau triomphe. Sur la place du marché on a érigé un baldaquin. Des tapis ont été apportés du bord, et l’on a placé deux fauteuils tendus de soie, l’un pour Magellan, l’autre pour le roi. Devant le baldaquin brille l’autel, visible de loin. Tout autour des centaines et des milliers d’indigènes, qui attendent le spectacle annoncé ! Magellan qui, jusque-là, à dessein, n’a pas encore quitté son navire et a fait mener toutes les négociations par Pigafetta, a tenu à marquer sa descente à terre par une pompe imposante. Il s’avance grave et solennel, précédé de quarante soldats armés et suivi de ses officiers et du porte-bannière qui arbore le drapeau de soie espagnol remis à l’amiral à l’église de Séville. Au moment où il a touché le sol les navires ont tiré une salve d’artillerie. Pris de frayeur les assistants se sont dispersés de tous les côtés. Mais voyant que le roi (qui a été averti) reste tranquillement assis sur son siège, ils reviennent vite et assistent, enthousiasmés, à l’érection d’une immense croix, devant laquelle leur chef, son fils, et un grand nombre d’autres indigènes de marque reçoivent le baptême. Magellan, qui sert de parrain au roi, lui donne à cette occasion à la place de son nom païen d’Humabon celui de Carlos. La reine, à son tour, qui est jolie et de quatre siècles en avance sur ses sœurs européennes et américaines avec son rouge aux lèvres et ses ongles taillés en pointe, reçoit le nom de Jeanne, les princesses ceux de Catherine et d’Isabelle. Bien entendu la « haute société » des principales îles voisines ne veut pas être en arrière, et jusque tard dans la nuit le prêtre du navire est occupé à baptiser les centaines d’hommes qui se pressent autour de lui. La nouvelle de l’arrivée des blancs s’est répandue partout. Le lendemain d’autres indigènes, qui ont entendu parler des cérémonies merveilleuses du magicien étranger, accourent des autres îles. En quelques jours presque tous les chefs voisins ont signé un pacte de fidélité avec l’Espagne et reçu le baptême.

Rarement action fut menée à bonne fin d’une façon aussi grandiose. Tous les rêves de Magellan se sont réalisés. Il a trouvé le passage menant à l’autre bout du monde. Il a gagné à la Couronne de Castille de nouvelles îles d’une très grande richesse, à l’Église d’innombrables âmes de païens, et tout cela sans verser une seule goutte de sang. Dieu est venu en aide à celui qui s’est confié à lui. Il l’a sauvé de dangers tels qu’aucun homme n’en a connu de semblables. Dès ce jour Magellan se sent pénétré d’un sentiment de sécurité quasi religieux. Après les difficultés qu’il a surmontées, quelle tâche peut encore l’effrayer, qu’est-ce qui peut encore, après cette victoire magnifique, mettre son œuvre en péril ? Il n’est rien désormais qu’il ne puisse réussir.

Et c’est justement cette croyance qui causera sa perte.

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Magellan a conquis un nouvel empire pour la couronne d’Espagne, mais comment conserver cette conquête ? Rester plus longtemps à Sébu ne lui est pas possible, pas plus, d’ailleurs, que de soumettre une à une toutes les îles de l’archipel. Aussi ne voit-il qu’un moyen de consolider de façon durable l’autorité de l’Espagne sur les Philippines : faire du roi Carlos-Humabon le souverain de tous les autres princes ; sa qualité d’allié du roi d’Espagne doit le mettre au-dessus des autres chefs indigènes. Ce n’est donc pas par légèreté, mais par calcul politique, que Magellan offre au roi de Sébu son aide militaire contre quiconque oserait se dresser contre lui.

Comme par hasard le cas se présente justement à ce moment-là. Sur une toute petite île appelée Mactan et qui se trouve en face de Sébu règne un radjah appelé Silapulapu, qui n’a jamais admis l’autorité du roi de Sébu. Cette fois encore il n’accepte pas ses directives et empêche les autres princes de fournir des vivres aux hôtes de Carlos-Humabon. À vrai dire cette hostilité de Silapulapu à l’égard des Espagnols ne semble pas avoir été tout à fait sans raison. Quelque part sur son île – probablement parce que les matelots espagnols, après leur longue continence, ont fait aux femmes une chasse enragée – une bagarre a éclaté, au cours de laquelle on lui a brûlé quelques huttes. Mais le refus de livrer des vivres paraît à Magellan une excellente occasion pour prouver non seulement au roi de Sébu mais aussi à tous les autres princes combien il est avantageux d’être du côté des Espagnols et à quels dangers s’exposent ceux qui leur résistent. Une telle démonstration agira d’une façon plus convaincante que tous les discours. Magellan propose donc à Humabon d’infliger à son ennemi une petite leçon, afin qu’il lui obéisse à l’avenir. Mais le roi de Sébu n’est pas très enchanté de cette proposition. Peut-être craint-il qu’aussitôt après le départ des Espagnols les tribus soumises ne se dressent de nouveau contre lui. D’autre part Serrao et Barbosa mettent en garde l’amiral contre une expédition aussi inutile.

Cependant Magellan ne pense pas à un véritable combat. Ce qu’il veut c’est assurer au nouvel allié de l’Espagne une autorité absolue sur les princes voisins.

Si le rebelle se soumet, ce sera tant mieux pour lui et pour tous. Adversaire de toute effusion de sang inutile, il commence par envoyer son esclave Henrique et le commerçant maure auprès de Silapulapu pour lui offrir la paix. Il ne lui demande rien d’autre que de reconnaître la souveraineté du roi de Sébu et la domination de l’Espagne. S’il accepte, les Espagnols vivront avec lui en bonne intelligence. Sinon on lui montrera de quelle façon mordent leurs lances.

Mais le radjah répond que ses hommes ont eux aussi des lances. Quoique faites de roseaux et de bambous, leur pointe a été durcie au feu et les Espagnols pourraient avoir l’occasion de s’en convaincre. Devant cette réponse arrogante il ne reste plus à Magellan d’autre choix que l’emploi de la force.

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Ici nous constatons l’absence chez Magellan de ce qui a toujours été sa grande force : la prudence et la prévoyance. Le roi de Sébu a mis à sa disposition mille de ses guerriers, de son côté il pourrait réunir cent cinquante hommes. Débarquant à la tête de cette petite armée sur la minuscule île de Mactan, il ne fait aucun doute qu’il infligerait au radjah rebelle une défaite écrasante. Mais Magellan ne veut pas de massacre. Ce qu’il désire, c’est tout simplement défendre le prestige de l’Espagne. De plus un amiral de Charles-Quint ne peut tout de même pas se battre avec un petit chef indigène qui n’aurait à lui opposer que des forces non seulement mal équipées mais encore inférieures en nombre. Il tient au contraire à prouver qu’un seul Espagnol peut battre facilement une centaine d’indigènes. Il veut répandre dans toutes les îles la croyance en l’invincibilité des Espagnols. Ce qu’il a montré, l’autre jour, aux rois de Massawa et de Sébu comme un jeu amusant, à savoir que vingt guerriers se lançant en même temps avec leurs lances et leurs poignards contre un homme couvert d’une bonne armure ne peuvent le blesser, il veut maintenant en faire la preuve devant tous à l’occasion du châtiment qu’il va infliger à ce petit prince entêté. C’est pour cette raison que Magellan, imprudemment, ne prend avec lui que soixante hommes et prie le roi de Sébu de ne pas débarquer ; lui et ses hommes ne doivent pas participer au combat, mais seulement regarder de loin comment quelques dizaines d’Espagnols peuvent mettre à la raison tous les princes et rois de ces îles.

Le calculateur expérimenté qu’est Magellan a-t-il mal calculé cette fois ? Absolument pas. Car cette proportion de soixante Européens couverts de leur armure contre mille Indiens nus et armés de lances de bambous n’était nullement absurde. C’est avec quatre ou cinq cents hommes que Cortez et Pizarro ont conquis des empires entiers contre des centaines de milliers de Mexicains et de Péruviens ; en comparaison avec les difficultés qu’ils eurent à surmonter l’expédition de Magellan n’était vraiment qu’une petite promenade militaire. Ce qui prouve d’ailleurs qu’il ne pensait pas qu’il pût y avoir un danger quelconque – il en fut de même pour le capitaine Cook qui perdit la vie dans un combat insignifiant avec des indigènes – c’est le fait que lui, qui, avant chaque entreprise importante, faisait dire la messe et communiait, n’ordonna rien de tel cette fois-ci. Il suffira de quelques coups de feu, de quelques coups de canon, pense Magellan, pour que les pauvres troupes de Silapulapu s’enfuient comme des lapins. Et sans véritable effusion de sang on aura ainsi fait la preuve à jamais que toute résistance contre les Espagnols est inutile.

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Cette nuit du 26 avril 1521, où Magellan s’embarque avec ses soixante hommes pour traverser le mince détroit qui sépare les deux îles, les indigènes prétendent avoir vu sur le toit d’une case un étrange oiseau noir, semblable à une corneille. Et voici que soudain, personne ne sait pourquoi, tous les chiens commencent à hurler. Non moins superstitieux que les indigènes, les Espagnols, effrayés, font le signe de la croix. Mais de pareils présages feront-ils reculer devant une escarmouche avec un petit chef indigène un homme de la trempe de Magellan ?

Malheureusement ce petit chef frondeur a un allié excellent dans la structure particulière de la côte. Les récifs de coraux qui la défendent interdisent aux canots de s’approcher du rivage. Les Espagnols sont donc dans l’impossibilité d’employer leur moyen de combat le plus impressionnant : le feu meurtrier des mousquetons et des arquebuses, dont le seul tonnerre suffit la plupart du temps pour faire fuir les indigènes. Renonçant à ce moyen de combat quarante d’entre eux, lourdement armés – les autres restent dans les canots – se jettent à l’eau avec à leur tête Magellan, qui, comme l’écrit Pigafetta « tel un bon pâtre ne voulait pas quitter son troupeau ». Avec de l’eau jusqu’à la ceinture ils s’avancent jusqu’au rivage, où les Indiens les attendent en hurlant et en brandissant leurs boucliers. Et bientôt les deux adversaires en viennent aux prises.

Des différentes descriptions qui nous sont parvenues de ce combat, la plus exacte est probablement celle de Pigafetta qui, lui-même grièvement blessé par une flèche, lutta jusqu’au dernier moment auprès de son cher capitaine. « Nous sautâmes, raconte-t-il, dans l’eau jusqu’à la ceinture, et nous dûmes avancer deux bonnes portées de flèche jusqu’au rivage, tandis que nos canots, à cause des récifs, ne pouvaient pas nous suivre plus loin. À terre nous trouvâmes quinze cents indigènes, partagés en trois bandes, qui coururent sur nous en poussant des cris effroyables. Deux d’entre elles nous attaquèrent par les flancs et la troisième de face. Notre capitaine divisa les hommes en deux groupes. Des canots nos mousquetaires et nos arquebusiers tirèrent pendant une demi-heure, mais inutilement, parce que les projectiles, à une telle distance, ne pouvaient plus traverser les boucliers ou ne faisaient que des blessures sans gravité. Ce que voyant le capitaine cria de ne plus tirer (manifestement pour économiser les munitions), mais on ne l’écouta pas. Lorsque les indigènes se rendirent compte que nos balles ne leur faisaient presque aucun mal, ils cessèrent de reculer. Poussant des cris de plus en plus forts et sautant de côté et d’autre pour éviter nos projectiles, ils se rapprochèrent peu à peu, en se couvrant de leurs boucliers, et firent pleuvoir sur nous une grêle de flèches, de telle sorte que nous pouvions à peine nous défendre. Pour les effrayer, le capitaine envoya quelques-uns de nos hommes mettre le feu à leurs cases. Mais cela ne fit que les rendre encore plus frénétiques. Plusieurs des indigènes coururent du côté du feu, qui dévora vingt ou trente cases, et abattirent deux des nôtres. Le reste se précipita sur nous avec une fureur qui toujours s’accroissait. Lorsqu’ils remarquèrent que si nos bustes étaient protégés nos jambes ne l’étaient pas, ils les prirent comme cibles. Le capitaine eut le pied traversé par une flèche empoisonnée, sur quoi il donna l’ordre de reculer pas à pas. Mais presque tous nos gens se mirent à prendre la fuite d’une façon précipitée, ce qui fit que nous ne restâmes pas plus de sept ou huit avec lui. De tous les côtés l’ennemi nous criblait de projectiles, et nous étions incapables d’opposer aucune résistance. Les bombardes que nous avions dans les canots ne pouvaient pas nous aider, car l’eau peu profonde ne permettait pas à ceux-ci d’avancer. Ainsi nous reculions de plus en plus tout en combattant sans cesse, et nous étions déjà à une portée de flèche du rivage, avec de l’eau jusqu’aux genoux. Mais les indigènes continuèrent à nous poursuivre, repêchant les javelots qu’ils avaient déjà lancés contre nous, de telle sorte qu’ils pouvaient se servir cinq ou six fois du même projectile. Ayant reconnu le capitaine, ils le visèrent particulièrement. À deux reprises ils réussirent à lui faire tomber son casque. Mais lui, avec quelques-uns de nous, resta à son poste comme un brave chevalier, sans tenter un nouveau recul, et ainsi nous combattîmes pendant plus d’une heure, jusqu’à ce qu’il reçût une flèche en plein visage. Dans sa colère il perça immédiatement la poitrine de son agresseur d’un coup de lance, mais celle-ci resta dans le corps du mort. Le capitaine essaya alors de tirer son glaive hors du fourreau, mais il ne put y parvenir, un projectile lui ayant paralysé le bras droit. Voyant cela les ennemis se précipitèrent sur lui tous à la fois, et l’un d’eux lui fit d’un coup de sabre une telle blessure à la jambe gauche qu’il tomba la tête en avant. Aussitôt tous les Indiens se jetèrent sur lui et le percèrent à coups de lances. Et c’est comme cela qu’ils tuèrent notre miroir, notre lumière, notre consolation, notre chef dévoué. »

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Ainsi périt, dans une bagarre stupide avec une horde de sauvages, le plus grand navigateur de tous les temps. Un génie, qui, comme Prospero, a maîtrisé les éléments, vaincu toutes les tempêtes et triomphé de tous les obstacles, est abattu par un misérable roitelet indigène ! Mais peu importe son destin personnel, du moment qu’il a vaincu, et que sa mission est accomplie. Pourquoi faut-il cependant que la tragédie de sa mort soit suivie aussitôt d’une comédie burlesque ? Ces mêmes Espagnols, qui peu d’heures encore auparavant n’avaient que mépris pour ce petit prince philippin, s’abaissent à tel point qu’au lieu d’aller chercher immédiatement des renforts pour arracher à ses meurtriers la dépouille de leur chef ils envoient des intermédiaires auprès de Silapulapu pour le prier de la leur rendre contre des verroteries et des mouchoirs de couleur. Mais le radjah repousse fièrement la proposition. Le corps de son ennemi n’est pas à vendre. Il le garde comme trophée. Car on sait maintenant dans tout l’archipel que Silapulapu le Grand a abattu le maître de l’éclair et du tonnerre aussi facilement que s’il s’était agi d’un oiseau.

On ignore ce qu’est devenu le corps de Magellan, à quel élément a été restituée sa dépouille. Aucun témoignage ne nous est resté à ce sujet. Ainsi s’est perdue mystérieusement dans l’inconnu la trace de l’homme qui arracha à l’océan son mystérieux secret.

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