Chapitre III Magellan se libère

(Juin 1512 - octobre 1517)

Les âges héroïques ne sont jamais sentimentaux : ces hardis conquistadors qui ont donné des mondes entiers à l’Espagne et au Portugal sont mal récompensés par leurs rois. Colomb rentre à Séville dans les fers, Cortez tombe en disgrâce, Pizarro est assassiné, Nunez de Balboa, qui découvrit l’océan Pacifique, est décapité ; Camoëns, le poète-guerrier du Portugal, passe comme Cervantès des mois et des années dans un cachot infâme. Monstrueuse ingratitude de l’époque des découvertes : ces invalides et ces mendiants, qui errent à travers les rues de Cadix et de Séville, rongés par la vermine et la misère, ce sont ces mêmes soldats qui ont donné à l’empereur les joyaux et les trésors des Incas ; ceux que la mort a épargnés aux colonies sont enterrés sans gloire dans leur patrie comme des chiens galeux. Qu’importent en effet leurs prouesses aux courtisans qui sont prudemment restés embusqués au palais, où ils raflent adroitement les richesses que les autres ont conquises ! Ces frelons deviennent « adelatandos », gouverneurs des nouvelles provinces, ils entassent l’or à plein sac et repoussent de l’assiette au beurre comme des intrus les coloniaux, soldats et officiers, lorsque, après des années de privations et de sacrifices, ils ont commis la folie de rentrer dans leur pays. Avoir combattu à Cannanore, à Malacca, et dans de multiples batailles, avoir cent fois risqué sa vie et sa santé pour la victoire du Portugal n’assure pas le moindre avancement à Magellan. Il ne doit qu’au fait providentiel d’être né noble et d’avoir appartenu autrefois à la maison du roi la faveur d’être réinscrit sur la liste des pensionnés – des indigents plutôt – au tout dernier rang, en qualité de « mozo fidalgo », pour une aumône de mille reis par mois. Un mois plus tard, sans doute à la suite de ses violentes récriminations, il monte légèrement en grade : il est nommé « cavalleiro fidalgo » avec un traitement de mille deux cent cinquante reis. Ce titre pompeux ne lui confère en réalité aucun droit, mais ne l’astreint, il est vrai, qu’à venir flâner dans l’antichambre royale. Un homme d’honneur et d’ambition n’acceptera pas longtemps d’être payé à ne rien faire, si misérables que soient ses émoluments. Il est donc normal que Magellan saisisse la première occasion venue – non certes la meilleure – de reprendre du service.

Il doit attendre près d’un an. Mais l’été 1513, lorsque le roi Manoel prépare une expédition militaire contre le Maroc pour exterminer les pirates maures, le soldat des Indes se présente aussitôt. Magellan qui a presque toujours combattu sur mer et est devenu un des navigateurs les plus habiles de son temps n’est dans la grande armée qu’on envoie à Azamor qu’un officier subalterne. De même qu’aux Indes son nom ne figure jamais en tête des rapports, bien qu’il soit constamment au premier rang dans les combats. Il est encore blessé – c’est la troisième fois déjà – dans un corps à corps. Un coup de lance dans le genou gauche atteint l’articulation et sa jambe restera toujours à demi ankylosée.

On ne garde pas au front un homme qui ne peut ni se mouvoir normalement ni monter à cheval ; Magellan aurait à présent le droit de retourner à l’arrière et de réclamer une pension élevée. Mais il persiste à rester à l’armée – à faire face au danger – son élément. On lui assigne, en compagnie d’un autre officier la surveillance des innombrables troupeaux de chevaux et de bétail pris aux Maures. Mais ici se produit un incident. Quelques douzaines de moutons s’échappent la nuit de leurs immenses enclos et de méchantes langues accusent Magellan et son camarade d’avoir secrètement revendu une partie du butin aux Maures, ou d’avoir par négligence permis aux animaux de s’évader de leurs parcs. Par une étrange coïncidence l’accusation basse et calomnieuse portée contre Magellan, celle de prévarication envers l’État, est la même dont a souffert de la part des gens de l’office colonial portugais cette autre gloire du pays : Camoëns ; ces deux hommes, qui pendant des années ont eu mille occasions de s’enrichir aux Indes lors des pillages et sont revenus pauvres comme Job de cet Eldorado, voient leur honneur entaché par le même soupçon infamant. Mais Magellan est fait d’un bois plus dur que le doux Camoëns. Il ne songe nullement à subir l’interrogatoire de pareilles créatures, ni, comme lui, une incarcération de plusieurs mois. Loin de tendre la joue à ses ennemis à l’exemple du timide poète des Lusiades, il décide tout bonnement de rentrer dans son pays et, avant que personne ait osé l’accuser ouvertement, il s’embarque pour le Portugal.

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Le fait que Magellan, à peine arrivé à Lisbonne, demande audience au roi, non pour se défendre ni même pour se justifier mais pour réclamer, avec une pleine conscience de son mérite, une occupation plus digne de lui et un meilleur traitement, prouve qu’il ne se sent pas coupable le moins du monde. Mais Manoel ne lui laisse pas le temps d’exposer sa requête. Le roi vient d’être informé par le grand-quartier général d’Afrique que cet officier insubordonné est parti du Maroc de sa propre autorité, sans avoir sollicité de permission : il agit donc envers Magellan comme à l’égard d’un vulgaire déserteur : il lui coupe la parole et lui intime d’un ton bref l’ordre de rejoindre sur-le-champ son poste en Afrique et de se mettre à la disposition du haut commandement. Par respect de la discipline, Magellan doit obéir. Il retourne à Azamor par le prochain bateau. Là, il n’est plus question d’enquête ni d’accusation depuis longtemps, personne n’ose inculper ce soldat chevronné, qui bientôt nanti de l’autorisation formelle de l’état-major de quitter l’armée en tout honneur, ainsi que de tous les documents qui attestent son innocence et ses mérites, revient une seconde fois à Lisbonne – on imagine avec quelle amertume au cœur. Il a été l’objet non de distinction mais de suspicions ; pour toute récompense il n’a que ses blessures. Longtemps il s’est tu et est resté dans l’ombre, mais aujourd’hui qu’il a trente-cinq ans ce n’est pas une aumône qu’il entend solliciter, ce qu’il veut, c’est son droit.

La sagesse conseillait cependant à Magellan de ne pas aller trouver le roi immédiatement après son retour et de ne pas l’importuner des mêmes réclamations que naguère. Il eût été plus raisonnable de se tenir tranquille quelque temps, de se faire des alliés et des amis à la cour, de s’y renseigner et de s’y insinuer adroitement. Mais l’habileté et la souplesse ne furent jamais le fait de Magellan. Si peu que nous le connaissions, il demeure certain que ce petit homme effacé et taciturne ne possédait à aucun degré l’art de se faire aimer des grands ni de ses inférieurs. Le roi, on ignore pour quelle raison, lui fut toute sa vie hostile, et son fidèle Pigafetta lui-même doit convenir que les officiers le haïssaient cordialement. « Sa vue assombrissait les visages », comme dit Rahel, en parlant de Kleist. Il ne savait ni sourire, ni plaire, ni se rendre agréable ; il était en outre incapable d’exposer ses idées avec éloquence. Peu loquace, renfermé, retranché dans son isolement, cet éternel solitaire créait autour de lui une glaciale atmosphère de gêne et de méfiance. Ses camarades pressentaient inconsciemment dans son effacement silencieux une ambition d’une espèce particulière, imprécise, dont le but leur échappait et qui leur semblait par là plus suspecte que celle de ceux qui briguaient ouvertement les honneurs. Ses petits yeux ronds et durs, profondément enfoncés dans leurs orbites, ses lèvres enfouies sous une barbe touffue, celaient un mystère impénétrable, et l’homme qui garde en lui un secret, qui a la force de le taire pendant des années, est toujours antipathique aux natures confiantes et communicatives. Dès le début, l’impénétrabilité de sa nature a suscité à Magellan des obstacles de tous les côtés. Il n’était pas facile de vivre avec lui, d’être pour lui, et peut-être plus difficile encore pour ce tragique solitaire d’être ainsi seul avec lui-même.

Cette fois encore, le « cavalleiro fidalgo » Fernão de Magalhães se rend sans protecteur ni introducteur, absolument seul, à l’audience royale, choisissant la voie franche et directe, la pire qui soit à la cour. Le roi Manoel le reçoit dans la même salle, assis peut-être sur le même trône du haut duquel son prédécesseur Joao II congédia jadis Colomb : la même scène historique se renouvelle à la même place. En effet, le petit Portugais trapu, rustaud, à la barbe noire, qui s’incline aujourd’hui devant Manoel et qui sera congédié avec un égal dédain, roule dans sa tête des pensées non moins vastes que le Génois ; il est peut-être même supérieur en hardiesse, en décision et en expérience à son devancier. Personne n’a été témoin de ce qui s’est passé en cette heure capitale, mais les descriptions concordantes des chroniqueurs contemporains nous permettent de jeter un coup d’œil à distance dans la salle du trône : Magellan s’avance vers le roi en traînant la jambe et lui remet avec une révérence les documents qui détruisent irréfutablement l’injuste accusation dont il a été l’objet. Puis il formule sa première requête : il prie le roi, en considération de ses blessures, qui l’ont mis hors d’état de servir, d’augmenter sa « moradia » d’un demi « crusado » par mois (environ six francs de notre monnaie actuelle). La somme qu’il demande est dérisoire et il ne semble pas que cet homme fier, ambitieux et rude ait plié le genou pour quémander une pareille aumône. Ce n’est pas d’une piécette d’argent, d’un demi « crusado » que Magellan se préoccupe, mais de son rang, de son honneur. Dans cette cour où chacun joue des coudes pour écarter ses voisins, la hauteur de la « moradia » symbolise la dignité occupée par un gentilhomme dans la maison du roi. Vétéran des campagnes des Indes et du Maroc, Magellan ne consent pas à céder le pas aux blancs-becs qui tendent à boire au roi ou ouvrent les portières des carrosses. Sa fierté lui interdit de se mettre en avant, mais elle lui défend aussi de se laisser devancer par de plus jeunes et de moins valeureux que lui.

Manoel considère l’impatient visiteur en fronçant le sourcil. L’opulent monarque lui aussi se soucie fort peu d’une misérable piécette d’argent. Seules l’indisposent les façons de cet homme, qui, au lieu d’implorer, exige presque, qui n’attend pas que le roi lui accorde sa pension comme une grâce et s’obstine à revendiquer des droits imaginaires. Eh bien, que cet entêté apprenne à patienter et à quémander. Mal conseillé par sa colère, Manoel, que sa chance a fait surnommer « el fortunado », rejette la demande de Magellan, sans prévoir qu’avant peu il payerait de milliers de ducats d’or l’économie de ce demi-crusado.

Magellan devrait se retirer ; le nuage qui assombrit le front du souverain montre qu’il n’y a pas à espérer désormais qu’un rayon de grâce royale filtre vers lui. Mais au lieu de s’incliner et de quitter la salle Magellan reste tranquillement devant le roi raidi dans son orgueil et expose sa seconde requête, qui est au fond l’essentiel de sa supplique : le roi n’aurait-il pas dans ses services une situation, une occupation digne de lui ? Il se sent trop jeune et trop actif pour mener toute sa vie à la cour une existence inutile de pensionné, de mendiant. Tous les mois, toutes les semaines même, des navires partaient alors des ports du Portugal pour les Indes, l’Afrique et le Brésil ; rien ne serait plus naturel que de confier le commandement d’un de ces nombreux vaisseaux à un homme qui connaît mieux que quiconque les mers orientales. Depuis la mort de Vasco de Gama, il n’est personne dans cette ville ni dans tout le royaume qui puisse se flatter de surpasser Magellan en connaissances maritimes. Mais Manoel a peine à soutenir davantage ce regard impérieux. Il répond au navigateur par un froid refus, sans même lui laisser d’espoir pour l’avenir : il n’a pas de place pour lui.

La cause est entendue et jugée sans appel. Mais Magellan formule encore une troisième prière qui, à vrai dire, est tout simplement une question : le roi s’oppose-t-il à ce qu’il prenne du service dans un pays étranger, où il espère trouver plus d’avancement. Le roi lui accorde cette permission avec une indifférence offensante. On lui fait ainsi clairement comprendre que la cour de Portugal a renoncé à son concours sous quelque forme que ce soit.

On ignore si c’est réellement à cette occasion ou à une autre que Magellan soumit au roi son plan. Peut-être ne lui a-t-on pas laissé le temps de développer ses idées, peut-être les a-t-on froidement repoussées ; en tout cas, il a prouvé une fois de plus, au cours de cette audience, sa volonté de continuer à se dévouer corps et âme au Portugal. Seul un refus brutal le pousse à la résolution que doit prendre en pareil cas un jour ou l’autre tout homme qui sent en lui l’âme d’un créateur.

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Dès l’instant où il quitte comme un mendiant éconduit le palais de son roi, Magellan est fixé sur ce qui lui reste à faire. Il a vu et appris tout ce qu’un soldat, tout ce qu’un marin doit savoir sur terre et sur mer. Il a doublé quatre fois le cap de Bonne-Espérance, deux fois par l’ouest, deux fois par l’est. Il a frôlé la mort en maintes occasions, il a été blessé trois fois. Il a visité une foule de pays, il connaît mieux la partie orientale du globe que les plus fameux géographes et cartographes de son temps. Dix années d’expérience l’ont formé à toutes les techniques militaires, il s’entend à manier l’épée et l’arquebuse, la boussole et le gouvernail, à larguer la voile et à tirer le canon. Il sait lire et tracer un portulan, jeter la sonde aussi bien qu’un vieux pilote et se servir des instruments de bord avec autant de précision qu’un « maître de l’astrologie ». Calmes plats interminables, cyclones de plusieurs jours, batailles navales et terrestres, pillages, guets-apens, naufrages, il connaît, il a vécu tout cela. Au cours des dix années qui viennent de s’écouler, il a appris à attendre pendant des centaines et des centaines de jours et de nuits sur des océans infinis et à agir au moment décisif avec la rapidité de l’éclair. Il s’est lié avec toutes sortes de gens, jaunes, blancs, noirs, Hindous, Nègres, Malais, Chinois, Turcs. Il a servi son roi, son pays, de toutes les façons, sur l’eau et sur le continent, en toutes les saisons et sous tous les climats, au milieu des frimas et sous des cieux torrides. Mais servir est l’affaire de la jeunesse, et à l’approche de la trente-sixième année Magellan trouve qu’il s’est assez longtemps sacrifié pour l’intérêt et la gloire des autres. Comme tous les créateurs, il aspire vers le milieu de l’existence à voler de ses propres ailes et à vivre pour lui-même. Sa patrie l’a abandonné, il se trouve dégagé de toute charge et de tout devoir envers elle. Tant mieux ! Le voilà libre. Souvent la main qui veut repousser un homme le rend en réalité à lui-même.

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Les résolutions prises par Magellan ne se manifestent jamais brutalement, avec précipitation. Si faible que soit la lumière projetée sur son caractère par les récits de ses contemporains, il est cependant une vertu qui apparaît nettement dans toutes les phases de sa vie : son étonnante discrétion. D’un naturel patient et peu bavard, réservé même dans le tumulte de l’armée, toujours il mûrit ses projets. Regardant loin devant lui, supputant en silence toutes ses chances de succès, il n’expose jamais un plan aux autres avant de l’avoir retourné dans sa tête, approfondi et rendu irréfutable.

Cette fois encore Magellan fait un merveilleux usage de l’art de se taire. Après le refus blessant du roi Manoel, un autre aurait sans doute quitté le pays sur-le-champ et fait carrément ses offres ailleurs. Lui au contraire reste encore tranquillement un an au Portugal et tout le monde ignore à quoi il s’occupe. Il mène en apparence une vie très retirée. Tout au plus note-t-on – si tant est que cela puisse surprendre de la part d’un vieil « Indien » – que Magellan fréquente assidûment les pilotes et les capitaines, en particulier ceux qui ont navigué dans la mer du Sud. Mais de quoi les chasseurs aiment-ils mieux parler que de la chasse, de quoi les navigateurs s’entretiennent-ils plus volontiers que de la mer et des pays nouveaux ? Le fait qu’il visite la Tesoraria, les archives privées du roi, et qu’il y consulte les cartes côtières, les portulans et les livres de loch des dernières expéditions au Brésil qu’on y conserve dans le plus grand mystère ne peut pas non plus éveiller les soupçons ; comment un officier désœuvré emploierait-il ses loisirs autrement qu’en étudiant les recueils et les récits concernant les continents et les mers explorés depuis peu ?

Plus surprenante serait plutôt la nouvelle amitié qu’il contracte. En effet, Ruy Faleiro, celui avec qui il se lie de plus en plus étroitement, intellectuel impulsif, primesautier, nerveux, emporté, semble, avec sa terrible « suada », son caractère orgueilleux et querelleur, convenir aussi peu que possible à ce marin taciturne, ce soldat impassible, impénétrable. Mais les talents de ces deux hommes devenus inséparables réalisent, justement en raison de leur opposition, une certaine harmonie (fatalement éphémère). De même que Magellan se passionne pour les aventures sur mer et l’investigation pratique du monde matériel, Faleiro s’exalte pour la connaissance abstraite du ciel et de la terre. Théoricien, homme de cabinet, n’ayant jamais mis le pied sur un bateau ni quitté le Portugal, il ne connaît les routes lointaines du ciel et de la terre que par les calculs, les livres, les tableaux et les cartes. Mais dans le domaine de l’abstrait, comme cartographe et comme astronome, il passe pour la plus haute autorité de son pays. Il ne sait pas tendre une voile, mais il a inventé un système de méridiens qui englobe toute la sphère terrestre et rendra les plus grands services à Magellan au cours de son périple. Il ne sait pas tenir la barre, mais les cartes marines, les portulans, les astrolabes et les autres instruments qu’il a créés semblent avoir été les meilleurs auxiliaires nautiques de son temps. Le contact d’un tel érudit peut être d’un intérêt considérable pour Magellan, praticien idéal dont la guerre et l’aventure furent les seules universités, qui ne connaît de la géographie et de la cosmographie que ce qu’il en a appris au cours de ses voyages. Justement parce que tout à fait opposés par leurs dons et leurs goûts, ces deux hommes se complètent admirablement, comme font toujours le combinatoire et l’expérimental, l’idée et l’action, l’esprit et la matière.

Une autre communauté, plus temporelle celle-là, apparaît encore dans cette liaison singulière. Ces deux Portugais extraordinaires – chacun dans son genre – ont été profondément blessés dans leur amour-propre par leur souverain et entravés dans l’accomplissement de leur œuvre. Ruy Faleiro ambitionne depuis des années la place d’astronome royal, et, en vérité, personne au Portugal n’y aurait autant droit que lui. Toutefois il semble qu’il ait indisposé la cour par son caractère susceptible et coléreux, tout comme Magellan par sa silencieuse fierté. Ses ennemis le traitent de fou, et des rivaux malveillants, pour se débarrasser de lui par l’Inquisition, répandent même le bruit qu’il a recouru dans ses travaux à des forces surnaturelles, qu’il est en rapport avec le diable. Cette douloureuse pression de méfiance et de haine, qui pèse également sur les deux hommes, les a profondément unis. Faleiro étudie les communications et les projets de son ami et lui en donne le schéma scientifique. Ses calculs confirment ce que Magellan avait pressenti avec son seul instinct, et plus le théoricien et le praticien comparent leurs observations, plus leur zèle s’enflamme, plus leur plan se dessine avec netteté et précision. Tous deux s’engagent sur l’honneur à ne révéler leur secret à personne avant l’heure décisive de la réalisation et à effectuer au besoin sans l’aide de leur patrie, voire à son détriment, un exploit qui n’appartiendra pas seulement à un pays mais à l’humanité entière.

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On peut se demander à présent quel est ce plan mystérieux que Magellan et Faleiro, à l’ombre du palais royal de Lisbonne, discutent secrètement, comme des conspirateurs ? Qu’a-t-il de si précieux, qu’ils s’engagent par serment à garder le secret le plus absolu et de si dangereux qu’ils le tiennent caché comme une arme empoisonnée ? La réponse paraît au premier abord assez décevante, car ce plan n’est autre que l’idée que Magellan a rapportée des Indes et à laquelle il a été encouragé par son ami Serrao, à savoir atteindre les îles des épices non pas comme le faisaient les Portugais, par la route de l’est, qui contourne l’Afrique, mais par l’ouest, en contournant l’Amérique. En soi il ne représente rien de nouveau. On sait que ce n’est pas pour découvrir l’Amérique (dont personne alors ne soupçonnait l’existence) que Colomb entreprit son célèbre voyage, mais pour atteindre les Indes, et lorsqu’en fin de compte le monde comprit l’erreur qu’il avait commise (lui-même ne l’a jamais reconnue et a soutenu jusqu’à sa mort qu’il avait abordé dans une province du Grand Khan de Chine) l’Espagne ne renonça nullement, à cause de cette découverte fortuite, au voyage des Indes. Car la joie du début avait été suivie bientôt d’une grave déception. L’affirmation de Christophe Colomb, selon laquelle à Saint-Domingue, à Hispaniola l’or se trouvait à fleur de terre, s’était révélée comme une pure galéjade. On n’avait trouvé ni or ni épices, et même pas d’esclaves. Avant le pillage des trésors des Incas par Pizarro, avant la fouille des mines d’argent de Potosi la découverte de l’Amérique ne signifiait rien du point de vue commercial. Les Castillans se souciaient beaucoup moins de coloniser l’Amérique que de la contourner le plus vite possible pour atteindre le paradis de l’or et des épices avant les Portugais. Sur l’ordre de la Couronne on poursuit sans cesse les tentatives en vue d’arriver à ce résultat. Une expédition suit l’autre, mais bientôt, dans leur recherche d’une voie maritime conduisant aux Indes, les Espagnols connaissent la même déception qu’auparavant les Portugais avec l’Afrique. Car ce nouveau continent, l’Amérique, s’avère lui aussi bien plus étendu qu’on ne le supposait tout d’abord. Partout, que ce soit au sud ou au nord, où ils tentent de passer dans l’océan Indien, ils se heurtent à une barrière infranchissable. L’un après l’autre tous les grands conquistadors cherchent en vain une issue. À son quatrième voyage Christophe Colomb se dirige vers l’ouest pour retourner par les Indes et se heurte à la même barrière. L’expédition à laquelle prend part Americ Vespuce explore en vain la côte de l’Amérique du Sud con proposito di andare e scoprire un isola verso Oriente che si dice Malacha, pour atteindre les îles des épices, les Moluques. Dans sa quatrième « relacion » Cortez promet expressément à l’empereur Charles de chercher le passage à Panama. Cortereal et Cabot remontent jusqu’à l’Océan Glacial pour essayer de le trouver au nord, Juan de Solis le rio de la Plata, dans l’espoir de le rencontrer au sud. En vain ! Partout dans les régions glaciales comme dans les zones tropicales le même rempart de terre et de pierre se dresse devant eux. Déjà on est sur le point de perdre tout espoir d’atteindre par l’océan Atlantique cet autre océan que Nunez de Balboa a aperçu des hauteurs de Panama. Déjà les cosmographes dessinent sur leurs cartes l’Amérique du Sud touchant au pôle antarctique, déjà d’innombrables navires ont échoué dans cette recherche vaine, déjà l’Espagne s’est résignée à rester définitivement coupée des régions baignées par l’océan Indien parce qu’on ne peut trouver nulle part la voie qui y conduit.

Et voilà que soudain ce petit capitaine inconnu, Magellan, se lève et déclare avec une assurance absolue : « Il existe un passage conduisant de l’océan Atlantique à l’océan Indien. Je le connais, je sais l’endroit exact où il se trouve. Donnez-moi une flotte et je vous le montrerai et je ferai le tour de la terre en allant de l’est à l’ouest. »

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Ici nous nous trouvons devant le véritable secret de Magellan qui occupe depuis des siècles savants et psychologues. En soi – nous venons de le montrer – son projet n’était nullement quelque chose de nouveau. Ce qu’il y a là de nouveau c’est l’assurance avec laquelle Magellan affirme l’existence d’une route maritime vers l’Ouest. Car il ne se contente pas de dire modestement comme les autres : j’espère trouver quelque part cette route, il déclare avec énergie qu’il sait où elle se tient.

Mais comment Magellan peut-il savoir où se trouve ce passage qu’ont cherché en vain tous les autres navigateurs ? Au cours de ses précédents voyages il n’a jamais approché de la côte américaine, pas plus d’ailleurs que son associé Faleiro. S’il affirme par conséquent avec une telle assurance que cette route existe, il ne peut certes l’avoir appris que par quelqu’un qui l’a vue de ses propres yeux. Mais si quelqu’un l’a vue avant lui, il n’est plus dès lors le glorieux navigateur que l’histoire honore, il est tout simplement le profiteur d’un exploit dont le mérite revient à un autre. Le nom de Magellan donné au détroit soi-disant découvert par lui ne serait pas plus justifié que celui d’Amérique donné au continent découvert par Christophe Colomb.

Par qui en vérité a-t-il appris l’existence d’un passage reliant les deux océans et d’où vient qu’il se fait fort avec une telle conviction de réaliser ce qu’on croyait jusqu’alors impossible, à savoir faire le tour de la terre au cours d’une seule navigation ? La première indication concernant les renseignements grâce auxquels Magellan se croyait sûr de son affaire nous la devons à Antonio Pigafetta, son compagnon et biographe, qui écrit que même lorsque l’entrée du passage se trouvait déjà sous leurs yeux personne dans toute la flotte ne croyait à son existence sauf Magellan – et cela grâce à une carte du fameux cosmographe Martin Behaim, qu’il avait retrouvée en son temps dans les archives secrètes du roi de Portugal. Cette indication de Pigafetta est en soi tout à fait plausible, car d’une part Martin Behaim a été effectivement jusqu’à sa mort (en 1507) cartographe à la cour du roi de Portugal, et d’autre part nous savons que Magellan avait pu obtenir la permission de consulter ces archives. Mais Behaim n’avait participé lui-même à aucune expédition, il ne pouvait donc avoir reçu que d’un autre la nouvelle de l’existence du passage. Lui aussi doit avoir eu des devanciers. Qui étaient donc ces devanciers ? D’autres navigateurs portugais auraient-ils atteint la route avant la confection des cartes de Martin Behaim ? La chose est probable car des documents officiels constatent qu’au début du siècle plusieurs expéditions portugaises (l’une accompagnée par Americ Vespuce) ont exploré les côtes du Brésil et peut-être même de l’Argentine. Elles seules par conséquent pouvaient avoir vu le « paso ».

Mais, nouvelle question : jusqu’où étaient arrivées ces expéditions ? Étaient-elles vraiment parvenues jusqu’au passage, à la route appelée aujourd’hui détroit de Magellan ? Pour appuyer l’affirmation selon laquelle d’autres navigateurs ont connu avant Magellan l’existence d’un « paso », on ne posséda longtemps que l’indication de Pigafetta et un globe de Johann Schœner, qui existe encore aujourd’hui et qui montre, dès 1515, c’est-à-dire longtemps avant le voyage de Magellan, un passage vers le Sud (d’ailleurs à un endroit tout à fait inexact). Mais cela n’indiquait nullement de qui Behaim et le professeur allemand avaient reçu leur information. Car à cette époque de découvertes chaque nation veillait jalousement à ce que les résultats des expéditions organisées par elle restassent strictement secrets. Les livres de bord des pilotes, les indications des capitaines, les cartes et les portulans étaient sévèrement cachés à la Tesoraria de Lisbonne, et par son édit du 13 novembre 1504 le roi Manoel interdisait sous peine de mort « de fournir aucun renseignement sur la navigation au delà du Congo, afin que des étrangers ne pussent tirer profit des découvertes faites par le Portugal ». Déjà la question de la priorité paraissait avoir disparu comme vaine, lorsqu’une trouvaille inattendue montra ou parut montrer à qui Behaim et Schœner, et finalement Magellan, devaient leurs connaissances géographiques. Il s’agit d’une espèce de tract en allemand imprimé sur du mauvais papier et intitulé Copia der Newen Zeytung aus Presillg Landt. Ce tract n’est autre chose qu’un avis rédigé au début du siècle par un quelconque commissionnaire installé au Portugal et adressé à une grande maison de commerce d’Augsburg, celle des Welser. Il y est dit dans une langue effroyable qu’un navire portugais a rencontré et contourné, vers le quarantième degré de latitude, un cap derrière lequel s’ouvrait, de l’est à l’ouest, un large détroit semblable à celui de Gibraltar, qui conduisait à d’autres mers, de telle sorte qu’il était facile d’atteindre par cette voie les Moluques, les îles des épices. Cet avis affirmait par conséquent que l’océan Atlantique et l’océan Indien étaient reliés l’un à l’autre – ce qu’il fallait démontrer.

Ainsi l’énigme paraissait être enfin résolue et Magellan convaincu d’avoir utilisé une découverte faite par un autre. Car bien entendu il devait avoir connu au moins aussi bien que ce commissionnaire anonyme et les géographes allemands les résultats de cette expédition portugaise. Tout son mérite eût donc consisté à avoir fait connaître à l’humanité un secret jusqu’alors bien gardé. Habileté, promptitude et manque de scrupules dans l’utilisation des résultats obtenus par d’autres eussent été tout le secret de Magellan.

Mais différente est la réalité. Nous savons aujourd’hui d’une façon précise ce que Magellan ignorait alors : ces marins de l’expédition à laquelle nous venons de faire allusion ne sont pas en réalité parvenus au fameux détroit et leurs rapports, auxquels Magellan tout comme avant lui Martin Behaim et Johann Schœner accordèrent une foi absolue, étaient fondés sur un malentendu, une erreur. Car – et nous touchons ici à la solution du problème – qu’ont-ils vu au quarantième degré de latitude ? Que dit en fait le rapport de la Newe Zeytung ? Rien d’autre que ceci : les marins ont découvert à cet endroit un golfe, à l’intérieur duquel ils se sont avancés pendant deux jours sans en apercevoir le fond, et avant d’en trouver la sortie ils ont été rejetés en arrière par une violente tempête. Ils n’ont vu par conséquent rien d’autre que l’entrée d’une route maritime, dont ils ont supposé – rien que supposé – qu’elle était le canal tant cherché conduisant à la mer du Sud. Mais le passage véritable – nous le savons depuis Magellan – se trouve près du cinquante-deuxième degré de latitude. Que pouvaient donc avoir vu ces navigateurs inconnus à proximité du quarantième degré ? Il nous est donné de le supposer. Car celui qui aperçoit pour la première fois l’immense étendue d’eau que représente l’embouchure du rio de la Plata peut comprendre que ce ne fut pas par suite d’une erreur fortuite, mais d’une erreur presque inévitable, qu’on prit tout d’abord cette embouchure pour une mer. Il était tout naturel que ces marins, qui n’avaient jamais vu de fleuve aux dimensions si formidables en Europe, eussent, devant cette vaste nappe d’eau, cru de bonne foi qu’il s’agissait de la route si longtemps cherchée de la mer du Sud. Que ces pilotes, sur le témoignage desquels s’appuie la Newe Zeytung, ont confondu en fait le fleuve géant avec un détroit, c’est ce que prouvent d’ailleurs les cartes dessinées ultérieurement d’après leurs indications. Car s’ils étaient descendus plus bas que le rio de la Plata et avaient trouvé le véritable détroit, le « paso », ils auraient dû faire figurer sur leurs portulans et Schœner sur son globe le rio de la Plata. Mais pas plus sur le globe de Schœner que sur les autres cartes de l’époque nous ne le voyons mentionné. À sa place et au même degré de latitude on trouve indiqué le « paso » qui conduisait soi-disant à l’océan Indien. Ainsi la question est parfaitement élucidée. Les témoignages sur lesquels s’appuyait la Newe Zeytung étaient erronés. Les pilotes portugais ont été victimes d’une confusion évidente et d’ailleurs tout à fait compréhensible. De son côté Magellan a agi d’une façon incorrecte en affirmant qu’il avait en sa possession des preuves authentiques de l’existence d’un « paso ». En élaborant, sur la base de rapports inexacts, son plan grandiose de circumnavigation de la terre il n’a fait que reprendre à son compte l’erreur d’autrui. Une erreur acceptée de bonne foi, tel fut en définitive le secret du grand navigateur.

Mais on aurait tort d’en rire. Quand elle est touchée par le génie et conduite par le hasard, une folle erreur peut donner naissance à la plus haute vérité. C’est par centaines qu’on compte les inventions qui dans tous les domaines de la science sont sorties de fausses hypothèses. Jamais Christophe Colomb ne se serait lancé dans l’inconnu sans la carte de Toscanelli qui évaluait d’une façon absurde les dimensions de la terre et lui fit croire qu’il pouvait aborder en un temps très court sur la côte orientale de l’Inde. Jamais Magellan n’aurait pu amener un monarque à lui confier une flotte s’il n’avait ajouté foi aux indications portées sur la carte de Martin Behaim et aux rapports fantaisistes des pilotes portugais. Ce n’est que parce qu’il a cru détenir un secret que Magellan a pu résoudre le grand secret géographique de son époque. Ce n’est que parce qu’il s’est donné de toute son âme à une erreur périssable qu’il a réussi à découvrir une vérité impérissable.

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