CHAPITRE XXIII LE CHAR FUNÈBRE DE LA MONARCHIE

L’ancien pouvoir, la royauté et ses gardiens, les aristocrates, sommeillent. Mais la Révolution est jeune, son sang est chaud, impétueux, elle n’a pas besoin de repos ; elle attend, impatiente, le moment de l’action. Les soldats de l’insurrection parisienne qui n’ont pas trouvé de logis se groupent autour de feux allumés en pleine rue ; mais personne ne saurait dire pourquoi, en somme, ils sont encore à Versailles et non à Paris, dans leurs lits ; le roi, pourtant, a cédé docilement sur tout et tout promis. Mais une volonté cachée retient et domine cette foule agitée. Des ombres vont et viennent, porteuses de messages secrets, et à cinq heures du matin – le palais est encore plongé dans l’obscurité et le sommeil – des groupes, guidés par une main avertie, se glissent en passant par la cour de la chapelle jusque sous les fenêtres du château. Que veulent-ils ? Et qui dirige ces personnages suspects ? Qui les conduit, qui les pousse ici dans un but qu’on ne devine pas encore, mais tout à fait précis cependant ? Les instigateurs restent dans l’ombre ; le duc d’Orléans et le frère du roi, le comte de Provence, ont préféré, ils avaient peut-être leurs raisons, ne pas être au palais cette nuit auprès de leur roi légitime. Quoi qu’il en soit, un coup de fusil éclate subitement, un de ces coups provocateurs, toujours nécessaires pour déclencher le conflit voulu. Aussitôt les insurgés affluent de tous côtés, par dizaines, par centaines, par milliers, armés de piques, de pioches, de fusils – des régiments de femmes et d’hommes déguisés en femmes. C’est une poussée directe vers les appartements de la reine. Mais comment se fait-il que ces marchandes de poissons, ces dames de la halle de Paris, qui n’ont jamais mis le pied à Versailles, s’orientent si vite et avec une sûreté extraordinaire dans ce vaste château aux multiples escaliers et aux centaines de pièces ? En un clin d’œil la masse des femmes et des hommes travestis envahit l’escalier qui conduit aux appartements de Marie-Antoinette. Quelques gardes du corps essaient d’en défendre l’accès, deux d’entre eux sont terrassés, cruellement assassinés ; un colosse barbu tranche sur place les têtes des cadavres, qui, quelques minutes plus tard, tournoient sanglantes au bout de piques géantes.

Mais les victimes ont fait leur devoir. Leur cri aigu d’agonie a réveillé le palais à temps. Un des trois gardes du corps parvient à s’arracher des mains des assaillants, bien que blessé il monte l’escalier quatre à quatre et clame dans la maison de marbre qui résonne comme un coquillage creux : « Sauvez la reine ! »

Ce cri en effet la sauve. Une femme de chambre effrayée se précipite dans l’appartement de Marie-Antoinette. Déjà les portes, rapidement barricadées par les gardes du corps, retentissent sous les coups de pioche et de hache. La reine n’a le temps de mettre ni bas ni souliers, elle ne peut que passer une robe sur sa chemise et jeter un châle sur ses épaules. C’est ainsi que, pieds nus, les bas à la main, elle traverse en courant et le cœur battant le couloir qui conduit à l’Œil-de-Bœuf, et de cette vaste pièce gagne les appartements du roi. Mais, ô épouvante ! la porte est fermée. La reine et ses femmes de chambre la martèlent désespérément de leurs poings, mais, inexorable, elle reste close. Il faut attendre cinq minutes, cinq minutes horriblement longues – cependant que les assassins soudoyés entrent de force dans les chambres voisines, fouillent les lits et les armoires – avant qu’un serviteur n’entende enfin les coups de l’autre côté de la porte et ne vienne ouvrir ; ce n’est qu’alors que Marie-Antoinette peut se réfugier dans les appartements de son époux ; au même instant la gouvernante amène le dauphin et Madame Royale. La famille est réunie, la vie de tous est sauve, mais la vie seulement.

Enfin, le dormeur qui n’eût point dû, cette nuit-là, sacrifier à Morphée, et qui portera désormais le sobriquet de « général Morphée », La Fayette, se réveille lui aussi et s’aperçoit des conséquences de son insouciante crédulité. Ce n’est qu’avec des prières et des supplications et non point avec l’autorité d’un chef qu’il peut sauver de la mort les gardes du corps prisonniers et faire sortir la populace des appartements. Maintenant que le danger est passé voici qu’apparaissent, bien rasés et poudrés, le comte de Provence et le duc d’Orléans ; chose étrange, très étrange, la foule excitée s’écarte avec respect à leur passage. Le conseil de la couronne peut à présent siéger. Mais que restera-t-il à débattre ? Le château n’est plus qu’une fragile coquille de noix entre les poings noirs et sanglants des dix mille manifestants. Impossible d’échapper à leur étreinte. Finis les pourparlers et les transactions du vainqueur avec le vaincu ; devant les fenêtres la foule exige par ses hurlements ce que les agents des clubs lui ont doucement chuchoté, hier comme aujourd’hui : « Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! » Les vitres tremblent sous la violence des cris et les portraits des ancêtres frémissent d’épouvante aux murs du palais.

Devant cet ordre impérieux le roi jette un regard interrogateur à La Fayette. Obéira-t-il, ou plutôt, faut-il qu’il obéisse tout de suite ? La Fayette baisse les yeux. Depuis hier ce dieu de la foule sait qu’il a perdu son auréole. Le roi espère encore temporiser : pour calmer cette multitude en délire, apaiser un peu cette faim violente de triomphe, il décide de paraître sur le balcon. À peine le brave homme s’est-il montré que le peuple éclate en applaudissements. Il acclame toujours le roi quand il a eu raison de lui. Et pourquoi ne pas applaudir quand un monarque se présente à lui tête nue et s’incline aimablement vers l’endroit où on vient de décapiter comme des bêtes deux de ses défenseurs et de brandir leurs têtes au bout de piques ? Mais à cet homme flegmatique, peu chatouilleux sur l’honneur, aucun sacrifice moral ne coûte vraiment ; et si, après cette humiliation volontaire, le peuple était tranquillement rentré chez lui, il aurait sans doute, une heure plus tard, enfourché son cheval et serait allé chasser à son aise pour rattraper ce que la veille les « événements » lui avaient fait manquer. Cependant le peuple ne se contente pas de cet unique triomphe, dans l’ivresse de son orgueil il exige un vin plus fort, plus capiteux. La reine, elle aussi, l’orgueilleuse au cœur de pierre, l’insolente, l’intraitable Autrichienne, il faut qu’elle se montre ! Elle aussi, elle surtout, l’arrogante, doit courber la tête sous l’invisible joug. Les cris deviennent de plus en plus violents, la foule trépigne de plus en plus sauvagement, l’injonction monte de plus en plus rauque : « La reine, la reine au balcon ! »

Marie-Antoinette, blême et les lèvres serrées, ne bouge pas. Ce qui la paralyse et décolore ses traits, ce n’est nullement la peur des fusils, peut-être déjà prêts à partir, des pierres et des injures, non, mais la fierté, l’héréditaire, l’indestructible orgueil d’une tête, d’une nuque, qui ne se sont jamais courbées devant personne. Tous la regardent, embarrassés. Enfin – les fenêtres vibrent déjà sous le tumulte, les pierres vont siffler – La Fayette s’avance vers elle : « Madame, cette démarche est nécessaire pour calmer le peuple. – En ce cas, je n’hésite plus », répond Marie-Antoinette. Et prenant ses deux enfants par la main, la tête haute, la bouche crispée, elle sort sur le balcon, non comme une suppliante, mais comme un soldat qui marche à l’assaut, avec la ferme volonté de bien mourir, sans trembler. Elle se montre, mais ne s’incline pas. Et c’est précisément son attitude, droite et altière, qui impose. Le regard de la reine et celui du peuple sont comme deux courants qui se croisent ; la tension est telle que pendant une minute un silence mortel règne sur l’immense place. Personne ne sait ce qui va le rompre, ce silence tendu à craquer, si ce sont des hurlements de rage, un coup de fusil ou une avalanche de pierres. Alors La Fayette, toujours courageux dans les grandes circonstances, s’approche de la reine, et d’un geste chevaleresque, s’incline devant elle et lui baise la main.

Ce geste amène immédiatement une détente. Et la chose la plus imprévue se produit. Le cri de « Vive la reine ! » jaillit de la place, poussé par des milliers de poitrines. Malgré lui, ce même peuple, qui tout à l’heure s’extasiait devant la faiblesse du roi, acclame à présent la fierté, l’inflexible fermeté de cette femme, qui montre qu’elle ne vient pas solliciter sa faveur avec un sourire de commande ou de lâches amabilités.

Quand Marie-Antoinette revient du balcon tout le monde dans la pièce l’entoure et la félicite comme si elle avait échappé à un danger mortel. Mais après ses premières déceptions, elle ne s’illusionne plus sur cette tardive acclamation populaire. Elle a les larmes aux yeux quand elle dit à Mme Necker : « Il vont nous forcer, le roi et moi, à nous rendre à Paris, avec les têtes de nos gardes du corps portées au bout de leurs piques. »

Marie-Antoinette a senti juste. Le peuple ne se contente plus d’une révérence. Il détruirait plutôt cette maison, pierre par pierre et vitre par vitre, que de renoncer à sa volonté. Ce n’est pas inutilement que les clubs ont mis cette grande machine en mouvement, ce n’est pas en pure perte que ces milliers d’hommes et de femmes ont marché sous la pluie pendant six heures. Déjà les murmures montent, terribles, déjà la garde nationale, arrivée pour protéger la cour, semble toute disposée à se joindre à la masse pour assaillir le château. Mais voici que la cour cède enfin. Du haut du balcon et des fenêtres on jette des papiers annonçant que le roi est décidé à aller résider à Paris avec sa famille. On n’en demandait pas plus. Les soldats maintenant déposent leurs fusils, les officiers se mêlent au peuple, on s’embrasse, on crie sa joie ; les drapeaux flottent au-dessus de la foule, on dirige en hâte sur Paris les piques avec les têtes sanglantes. Cette menace n’est plus nécessaire.

À deux heures de l’après-midi on ouvre les grandes grilles dorées du château. Une immense calèche traînée par six chevaux sur un pavé raboteux emmène le roi, la reine et toute la famille ; ils quittent Versailles pour toujours. Un chapitre de l’Histoire, dix siècles d’autocratie royale viennent de prendre fin.

C’est sous une pluie battante, assaillie par le vent de tous côtés, que la Révolution s’était levée le 5 octobre pour aller chercher le roi. La victoire du 6 octobre est saluée par un jour éblouissant. L’air automnal est d’une grande pureté, le ciel d’un bleu soyeux, aucun vent n’agite les feuilles cuivrées des arbres ; c’est comme si la nature, curieuse, retenait son souffle pour contempler ce spectacle unique à travers les siècles : l’enlèvement d’un roi par son peuple. Quel tableau que ce retour de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans leur capitale ! Mi-convoi funèbre, mi-cavalcade, enterrement de la monarchie et carnaval du peuple. Et, tout d’abord, quel est ce nouveau, cet étrange cérémonial ? Ce ne sont pas, comme d’habitude, des coureurs galonnés qui précèdent le carrosse du roi, ce ne sont pas les fauconniers sur leurs chevaux gris et la garde du corps avec ses uniformes à brandebourgs qui chevauchent à sa droite et à sa gauche, ce n’est pas la noblesse en costume d’apparat qui l’escorte, mais une foule sale et désordonnée qui semble le charrier comme une épave. Les gardes nationaux marchent en tête, débraillés et en désordre, bras dessus bras dessous, la pipe à la bouche, riant et chantant, une miche de pain piquée au bout de leurs baïonnettes. Des femmes se tiennent à califourchon sur les canons, ou partagent la selle de dragons complaisants, ou encore vont à pied aux bras des soldats et des ouvriers comme s’ils se rendaient à une fête. Derrière eux, on entend le bruit des voitures chargées de farine dérobée aux magasins royaux et gardées par des dragons ; et perpétuellement la cavalcade avance et recule, exubérante, acclamant la foule des spectateurs. Théroigne de Méricourt, chef des amazones, brandit frénétiquement son épée. Au milieu de ce vacarme et de cette agitation s’avance poussiéreux un pauvre et lugubre carrosse, dans lequel se serrent, derrière les rideaux à demi-baissés, Louis XVI, pusillanime descendant de Louis XIV, et Marie-Antoinette, fille tragique de Marie-Thérèse, leurs enfants et la gouvernante. Ils sont suivis, du même pas d’enterrement, par les carrosses des princes royaux, la cour, les députés et quelques rares amis restés fidèles. C’est l’ancien régime, entraîné par le nouveau, et qui, pour la première fois, en ressent l’irrésistible élan.

Il dure six heures, ce trajet funèbre de Versailles à Paris. Le long du parcours, il sort des gens de toutes les maisons. Mais ils ne se découvrent pas avec déférence devant de pareils vaincus. Ils font la haie en curieux et silencieusement chacun veut voir l’humiliation du roi et de la reine. Les manifestantes montrent leur proie en criant triomphalement : « Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. C’en est fini maintenant de la famine. » Marie-Antoinette entend tous ces cris de haine et de mépris, elle se blottit dans le fond de la voiture pour ne rien voir et ne pas être vue. Ses yeux se voilent. Peut-être songe-t-elle, pendant ces six heures interminables, à la gaîté, à l’insouciance des voyages sans nombre sur cette même route faits en cabriolet avec Mme de Polignac, quand elle se rendait au bal masqué, à l’Opéra, à des soupers, d’où l’on revenait à l’aube. Peut-être aussi son regard cherche-t-il parmi les gardes à cheval celui qui, sous ce déguisement, accompagne le cortège, son unique, son véritable ami. Peut-être ne pense-t-elle à rien et n’est-elle que fatiguée, épuisée, car les roues tournent lentement, très lentement vers un destin qu’elle sait irrévocable.

Enfin le char funèbre de la monarchie s’arrête aux portes de Paris ; une réception solennelle y attend le mort politique. À la lueur vacillante des flambeaux le maire Bailly accueille le roi et la reine en exaltant la date du 6 octobre, qui fait pour toujours de Louis le sujet de ses sujets. « Quel beau jour, sire, dit-il avec emphase, que celui où les Parisiens vont posséder dans leur ville votre Majesté et sa famille. » L’insensible roi lui-même sent la pointe, et il répond sèchement : « J’espère, monsieur, que mon séjour apporte la paix, la concorde et la soumission aux lois. » Ce n’est pas tout, malgré leur épuisement mortel, il faut encore que les souverains se rendent à l’Hôtel de Ville afin que tout Paris puisse contempler ses otages. Bailly transmet les paroles du roi : « C’est toujours avec plaisir et confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris », mais il oublie de répéter le mot « confiance ». Avec une présence d’esprit surprenante la reine s’aperçoit de l’oubli. Elle reconnaît combien est important ce mot qui impose également une obligation au peuple insurgé. Elle rappelle à voix haute que le roi a exprimé aussi sa confiance. « Messieurs, dit Bailly tranquillement, vous êtes plus heureux que si je ne m’étais pas trompé. »

Pour finir les souverains sont obligés de se montrer à la fenêtre, et l’on approche des flambeaux de chaque côté de leurs visages, afin que le peuple s’assure que c’est bien le roi et la reine qu’on a été chercher à Versailles et non des marionnettes. Grisé par sa victoire inattendue le peuple s’enthousiasme : pourquoi, après cela, ne serait-il pas généreux ? Immédiatement les cris longtemps oubliés de « Vive le roi ! » « Vive la reine ! » retentissent à plusieurs reprises sur la place de Grève et, en récompense, Louis XVI et Marie-Antoinette sont autorisés à se rendre aux Tuileries sans escorte militaire, pour s’y reposer enfin de cette terrible journée et y mesurer l’abîme où elle les a précipités. Les voitures poussiéreuses s’arrêtent devant un château sombre et laissé à l’abandon. Depuis Louis XIV, depuis plus de cent ans, la cour n’a plus habité l’ancienne résidence des rois ; les pièces sont désertes, les meubles ont été enlevés, il n’y a ni lits ni chandelles ; les portes ne ferment pas, l’air froid entre par les vitres brisées. En hâte, on essaie, à la lueur de chandelles empruntées, d’improviser des chambres à coucher pour la famille royale, tombée du ciel comme un météore. « Tout est bien laid ici, maman », dit en entrant le dauphin, âgé de quatre ans et demi, lui qui a été élevé dans la splendeur de Versailles et de Trianon et qui est habitué à l’éclat des candélabres, aux reflets des glaces, à la richesse et à la magnificence. « Mon fils, répond la reine, Louis XIV y logeait et s’y trouvait bien ; nous ne devons pas être plus difficiles que lui. » Cependant Louis l’Indifférent s’accommode de son lit de fortune. Il bâille et dit paresseusement aux autres : « Que chacun s’installe comme il peut, moi je suis content. »

Marie-Antoinette, elle, n’est pas satisfaite. Jamais elle ne considérera cette maison, qu’elle n’a pas choisie librement, autrement que comme une prison, jamais elle n’oubliera la manière humiliante avec laquelle on l’a traînée ici.

« Jamais, écrit-elle hâtivement à Mercy, on ne pourra croire ce qui s’est passé dans les dernières vingt-quatre heures. On aura beau dire rien ne sera exagéré, et, au contraire, tout sera au-dessous de ce que nous avons vu et éprouvé. »

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