En 1789 la Révolution n’a aucunement conscience de sa force, elle s’effraie parfois encore de son audace ; de même l’Assemblée nationale, les conseillers de la ville de Paris, la bourgeoisie, qui n’ont pas cessé, dans le fond, d’être fidèles à la royauté, sont plutôt épouvantés maintenant du coup de main des amazones qui livre le roi sans défense entre leurs mains. Ils font, par pudeur, tout ce qu’ils peuvent pour effacer cet acte de violence brutal ; d’un commun accord ils s’efforcent de transformer par des mensonges l’enlèvement de la famille royale en un changement de résidence volontaire. Avec une rivalité touchante, ils déposent les plus belles roses sur la tombe de l’autorité royale, dans le secret espoir de cacher que la monarchie est en réalité morte pour toujours et mise en bière depuis le 6 octobre. Les délégations se succèdent auprès du roi pour l’assurer de leur profond attachement. Le Parlement envoie trente membres, le conseil municipal de Paris vient présenter ses respects, le maire s’incline devant Marie-Antoinette en disant :
« La ville s’applaudit de vous voir dans le palais de nos rois ; elle désire que le roi et Votre Majesté lui fassent la grâce d’y établir leur résidence habituelle. »
La chambre haute elle aussi présente ses hommages respectueux, de même que l’Université, la Cour des comptes, le conseil de la couronne, et finalement, le 20 octobre, toute l’Assemblée nationale ; journellement le peuple se presse en masse devant les fenêtres des Tuileries en criant : « Vive le roi ! Vive la reine ! » Tout le monde fait ce qu’il peut pour exprimer au roi sa joie « de son changement de résidence volontaire ». Mais Marie-Antoinette, toujours incapable de simuler, et son époux, toujours docile, se défendent avec un acharnement très compréhensible du point de vue humain, absolument absurde pourtant du point de vue politique, contre cet enjolivement des faits. « En oubliant où nous sommes et comment nous y sommes arrivés, nous devons être contents du mouvement du peuple », écrit la reine à l’ambassadeur Mercy. En réalité, elle ne peut et ne veut pas l’oublier. Elle a subi trop d’affronts, on l’a traînée de force à Paris, on a pris d’assaut son château de Versailles, assassiné ses gardes du corps sans que l’Assemblée nationale ni la garde nationale n’aient levé un doigt. On l’a enfermée aux Tuileries, il faut que le monde entier soit informé de cet outrage aux droits sacrés d’un monarque. Avec intention, ils ne font tous deux que souligner sans cesse leur défaite : le roi renonce à la chasse, la reine ne va plus au théâtre, ils ne se montrent pas dans la rue, ne sortent pas en voiture et laissent ainsi échapper la précieuse occasion de se rendre de nouveau populaires dans Paris. Et cette claustration obstinée leur cause un dangereux préjudice. Car, en se disant violentée, la cour convainc le peuple de sa force ; le roi, en proclamant perpétuellement qu’il est le plus faible, le devient réellement. Ce n’est pas le peuple, ce n’est pas l’Assemblée nationale, mais le roi et la reine qui ont creusé autour des Tuileries un fossé invisible ; par leur stupide orgueil, ils ont eux-mêmes transformé en captivité la liberté qu’on ne leur contestait pas encore.
Mais si la cour considère, avec pathétique, les Tuileries comme une prison, elle veut, tout au moins, que cette prison soit royale. Dès les jours suivants d’énormes voitures amènent des meubles de Versailles, des menuisiers et des tapissiers sont à l’œuvre jusqu’à une heure avancée de la nuit. Bientôt, dans la mesure où ils n’ont pas préféré émigrer, les anciens fonctionnaires de la cour arrivent dans la nouvelle résidence ; toute la foule des valets de chambre, laquais, cochers, cuisiniers remplit les communs. Les anciennes livrées brillent dans les couloirs, tout reflète Versailles, et l’étiquette aussi est rétablie intacte ; on aperçoit toutefois une petite différence : ce sont les gardes nationaux de La Fayette, au lieu des nobles gardes du corps congédiés, qui maintenant sont en faction devant les portes.
La famille royale n’habite que quelques pièces de l’immense suite d’appartements des Tuileries et du Louvre, car on ne veut plus ni fêtes, ni bals, ni redoutes, plus d’éclat et plus de splendeurs inutiles. Seule l’aile des Tuileries donnant sur le jardin (brûlée en 1870 par la Commune et qui n’a pas été reconstruite) est remise en état par la famille royale : elle comprend en haut la chambre à coucher et le salon de réception du roi, une chambre pour sa sœur, une pour chacun de ses enfants et un petit salon. Au rez-de-chaussée se trouvent la chambre à coucher de Marie-Antoinette avec un salon, un cabinet de toilette, une salle de billard et la salle à manger. Les deux étages sont réunis par un grand escalier, déjà existant, et un petit escalier, ajouté celui-là, qui conduit des appartements de la reine directement aux chambres du dauphin et du roi, et dont seules la reine et la gouvernante des enfants possèdent la clef. En examinant de près cette disposition des pièces on est frappé par un fait : l’isolement de Marie-Antoinette, sans doute voulu par elle, du reste de la famille. Elle couche et habite seule, et sa chambre à coucher, son salon de réception sont disposés de telle sorte qu’elle peut recevoir des visites n’importe quand, sans que celles-ci soient obligées de passer par l’escalier officiel et l’entrée principale. La raison de ces mesures apparaîtra bientôt, de même que l’avantage qu’il y a pour la reine de pouvoir accéder à tout moment à l’étage, tandis qu’elle est à l’abri de toute surprise de la part des domestiques, des espions, des gardes nationaux et peut-être aussi du roi. Même en captivité, elle défendra, grâce à sa « désinvoltura », jusqu’au dernier souffle, ce qui lui reste de liberté personnelle.
Le vieux château avec ses couloirs obscurs, éclairés jour et nuit par des quinquets fuligineux, avec ses escaliers en colimaçon, ses communs bondés et surtout ces perpétuels témoins de la toute-puissance populaire, les gardes nationaux, qui ne cessent de veiller, n’est pas en soi un très agréable séjour ; et pourtant, resserrée par le destin, la famille royale mène ici une existence plus calme, plus intime, peut-être même plus confortable que dans le pompeux château de Versailles. Après le petit déjeuner la reine fait venir ses enfants chez elle, puis elle va à la messe et reste seule dans sa chambre jusqu’au déjeuner commun. Ensuite, elle fait une partie de billard avec son époux, faible compensation gymnastique au plaisir de la chasse, dont il se passe à regrets. Marie-Antoinette se retire alors de nouveau dans ses appartements, tandis que le roi lit ou dort, pour tenir conseil avec ses familiers, Fersen, la princesse de Lamballe ou d’autres. Après le dîner, toute la famille se réunit au grand salon : le frère du roi, le comte de Provence et sa femme, qui habitent le palais du Luxembourg, Mesdames tantes et quelques rares fidèles. À onze heures les lumières s’éteignent, le roi et la reine se retirent chez eux. Cette vie calme et réglée de petits bourgeois ignore les diversions, les fêtes, le faste. Mlle Bertin, la modiste, n’est presque plus jamais appelée, le temps des joailliers aussi est passé, car Louis XVI a besoin de son argent pour des choses plus importantes, pour ses agents et son service politique secrets. Les fenêtres donnent sur le jardin, où l’on aperçoit l’automne et la chute des feuilles : il fuit rapidement, le temps qui, autrefois, semblait si long à la reine. Voici enfin le silence autour d’elle, le silence qu’elle a toujours redouté ; elle a maintenant l’occasion de réfléchir sérieusement et de se ressaisir.
Le calme est un élément créateur. Il rassemble, il purifie, il ordonne les forces intérieures. De même que dans une bouteille agitée et que l’on pose ensuite à terre le liquide se décante, de même, chez une nature trouble, le silence et la réflexion cristallisent plus nettement le caractère. Repliée brutalement sur elle-même, Marie-Antoinette commence à se découvrir. À présent seulement il apparaît que rien n’a été aussi fatal à cette nature étourdie, insouciante, frivole, que la légèreté avec laquelle le destin l’a comblée ; ce sont ces présents immérités de la vie qui furent cause précisément de son dénûment intérieur. De bonne heure la destinée l’avait trop gâtée ; une haute origine et une situation plus élevée encore lui étant échues sans peine, elle se crut éternellement dispensée de tout effort. Elle n’avait qu’à se laisser vivre à sa guise, et tout était pour le mieux. Les ministres pensaient, le peuple travaillait, les banquiers payaient ses dépenses, elle acceptait tout sans réflexion et sans gratitude. Ce n’est que placée devant l’obligation formidable de défendre sa couronne, ses enfants, sa propre vie contre le soulèvement le plus grandiose de l’Histoire, qu’elle cherche en elle-même des moyens de résistance et trouve soudain des réserves d’intelligence et d’énergie. La lumière s’est faite : « C’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est » ; cette belle parole, émue et émouvante, éclate subitement dans une de ses lettres. Ses conseillers, sa mère, ses amis n’ont eu, des années durant, aucune influence sur cette âme orgueilleuse. C’était trop tôt pour celle qui ne voulait rien écouter. La souffrance a été le premier et le véritable maître de Marie-Antoinette, le seul dont elle ait appris quelque chose.
Une nouvelle époque commence dans la vie intérieure de cette étrange femme. Mais le malheur ne transforme pas, à vrai dire, un caractère, il n’y fait point entrer d’éléments nouveaux, il ne fait que développer des dispositions préexistantes. Marie-Antoinette ne devient pas subitement – ce serait une erreur de le croire – intelligente, active, énergique et courageuse en ces années d’ultime lutte ; elle était tout cela à l’état latent, mais, par suite d’une mystérieuse paresse de l’âme, d’une insouciance enfantine, elle n’avait pas fait valoir ce côté de sa personnalité ; jusqu’alors elle n’avait fait que jouer avec la vie – point n’est besoin de force pour cela – elle n’avait jamais lutté avec elle ; mais maintenant, devant cette immense tâche qui lui incombe, toutes ses facultés s’aiguisent et deviennent des armes. Marie-Antoinette ne pense et ne réfléchit que depuis qu’elle y est obligée. Elle travaille parce qu’elle est forcée de travailler. Elle s’élève, parce que le destin exige qu’elle soit grande, afin de ne pas être impitoyablement écrasée par les forces adverses. Une complète transformation de sa vie extérieure et intérieure commence aux Tuileries. Cette femme qui pendant vingt ans a été incapable d’écouter jusqu’au bout le rapport d’un ambassadeur, qui n’a pris connaissance d’une lettre qu’en la parcourant hâtivement, qui n’a jamais lu un livre, qui ne s’est occupée que de jeu, d’amusement, de mode et autres futilités, fait de son bureau une chancellerie, de sa chambre un cabinet de diplomate. Elle négocie à la place de son mari – mis à l’écart, après avoir impatienté tout le monde par son incurable faiblesse – avec tous les ministres et les ambassadeurs, elle surveille leurs décisions, elle rédige leurs lettres. Elle apprend l’écriture chiffrée et invente les moyens techniques les plus étonnants pour correspondre secrètement, par voie diplomatique, avec ses amis de l’étranger ; tantôt elle recourt à l’encre sympathique, tantôt ses nouvelles sont chiffrées et passent en fraude dans des revues et des boîtes de chocolat ; chaque mot est minutieusement étudié afin qu’il soit incompréhensible pour les indiscrets, mais clair pour les initiés. Et elle fait tout cela seule, sans aide, sans secrétaire à ses côtés, avec des espions à sa porte et jusque dans sa chambre ; qu’une seule de ces lettres soit découverte et son mari et ses enfants sont perdus. Cette femme, qui n’a jamais été habituée à une pareille besogne, travaille jusqu’à l’épuisement physique. « Je suis fatiguée à force d’écritures », dit-elle un jour dans une lettre, et une autre fois : « Je ne vois plus ce que j’écris. »
Autre point très important de cette évolution : Marie-Antoinette se rend enfin compte de la valeur de conseillers sincères, elle renonce à l’absurde prétention de décider par elle-même, au pied levé, des affaires politiques. Alors qu’autrefois elle ne recevait qu’en réprimant des bâillements le calme et vieil ambassadeur Mercy et éprouvait un véritable soulagement quand ce fâcheux pédant refermait la porte derrière lui, elle recherche maintenant, toute confuse, cet homme loyal et plein d’expérience qu’elle a trop longtemps méconnu : « Plus je suis malheureuse, et plus je suis tendrement attachée à mes véritables amis », écrit-elle au vieux confident de sa mère ; ou encore :
« Il me tarde bien de retrouver le moment où je pourrai vous voir librement et vous assurer de tous les sentiments qui vous sont si justement dus et que je vous ai voués pour la vie. »
Dans sa trente-cinquième année, elle comprend enfin le sens du rôle exceptionnel que la destinée lui a réservé : non pas disputer à d’autres jolies femmes, coquettes et d’esprit ordinaire, les triomphes éphémères de la mode, mais faire ses preuves de façon durable, devant le regard inflexible de la postérité, en tant que reine et fille de Marie-Thérèse. Sa fierté, qui jusque-là n’était souvent qu’un misérable et puéril amour-propre de jeune fille gâtée, se transforme absolument en sentiment du devoir, le devoir de se montrer devant le monde digne des temps héroïques qu’elle traverse. Ce ne sont plus des choses personnelles, la puissance ou son bonheur particulier qui la préoccupent :
« Pour nos personnes, le bonheur est fini pour jamais, quelque chose qui arrive. Je sais que c’est le devoir d’un roi de souffrir pour les autres, mais aussi le remplissons-nous bien. Puissent-ils un jour le reconnaître ! »
Marie-Antoinette comprend tard, mais jusqu’au plus profond de son âme, qu’elle est destinée à devenir une figure historique, et ce rôle qu’elle sait lui être assigné accroît singulièrement ses forces. Quand un être descend au plus intime de soi-même, quand il est décidé à fouiller au fond de sa personnalité, il réveille en son sang les puissances mystérieuses de tous ses ancêtres. Le fait d’être une Habsbourg, descendante d’une grande maison régnante, héritière d’un antique honneur impérial, et la fille de Marie-Thérèse, élève tout à coup au-dessus d’elle-même, comme par magie, cette faible femme qui manquait d’assurance. Elle sent l’obligation d’être « digne de Marie-Thérèse », digne de sa mère, et le mot « courage » devient le leitmotiv de sa symphonie funèbre. Sans cesse elle répète que « rien ne peut briser son courage » ; et quand de Vienne la nouvelle lui parvient que son frère Joseph, dans sa terrible agonie, a gardé jusqu’au bout son attitude mâle et décidée, elle sent là comme un appel prophétique, et elle répond par la parole la plus fière de sa vie : « J’ose dire qu’il est mort digne de moi. »
Cette fierté, qu’elle brandit comme un étendard devant le monde entier, coûte à Marie-Antoinette certainement plus qu’on ne peut le soupçonner. Car, en réalité, cette femme n’est ni orgueilleuse, ni forte ; ce n’est pas une héroïne, mais une créature très féminine, née pour le dévouement et la tendresse et non pour la lutte. Le courage qu’elle montre est destiné uniquement à en inspirer aux autres ; elle-même ne croit plus, en somme, à des temps meilleurs. À peine est-elle rentrée dans sa chambre que ses bras tombent de lassitude, alors que devant le monde ils portent si énergiquement le drapeau de sa fierté ; Fersen, presque toujours, la trouve en larmes. Ces heures d’amour avec l’ami infiniment aimé, et enfin retrouvé, ne ressemblent en rien à des jeux galants ; au contraire, cet homme, ému lui-même, a besoin de toutes ses forces pour arracher l’aimée à ses fatigues et à ses mélancolies, et c’est le malheur de cette femme qui éveille en lui le plus profond des sentiments. « Elle pleure souvent avec moi, écrit-il à sa sœur, jugez si je dois l’aimer. » Les dernières années ont été trop dures pour ce cœur léger. Elle a vu « trop d’horreur et trop de sang pour être encore un jour véritablement heureuse ». Mais la haine continue à grandir contre cette femme qui n’a plus d’autre défenseur que sa conscience.
« Je défie l’univers de me trouver en tort réel, s’écrie-t-elle, j’attends de l’avenir un jugement équitable et cela m’aide à supporter mes souffrances. Je méprise trop ceux qui me le refusent pour m’occuper d’eux. »
Et pourtant elle dit en soupirant : « Nous vivons avec un cœur pareil dans un tel monde ! » On sent que bien des fois cette femme désespérée n’a plus qu’un désir, que cela finisse vite : « Si au moins nos souffrances actuelles pouvaient rendre nos enfants heureux ! C’est le dernier vœu que je me permette. »
La pensée de ses enfants est la seule que Marie-Antoinette ose encore relier à l’idée de bonheur. « Si je pouvais être heureuse, je le serais par ces deux petits êtres », dit-elle ; et une autre fois : « Quand je suis triste, je prends mon petit garçon avec moi. » Ou encore : « Je suis toute la journée seule chez moi. Mes enfants sont mon unique ressource ; je les ai le plus possible avec moi. » Deux sur quatre sont morts et son amour qu’elle répandait autrefois avec légèreté sur tout le monde, elle le concentre à présent sur les deux enfants qui lui sont restés. Le dauphin surtout fait sa joie, parce qu’il est fort, gai, intelligent et gentil, « un chou d’amour », comme elle dit tendrement ; mais comme tous ses autres sentiments, les penchants et les affections de cette femme sont devenus peu à peu lucides. Bien qu’elle adore ce fils, elle ne le gâte pas. « Notre tendresse doit être sévère pour cet enfant, écrit-elle à sa gouvernante, il ne faut pas oublier que nous élevons un roi. » Et quand, ayant pris une nouvelle gouvernante en remplacement de Mme de Polignac, elle confie son fils à Mme de Tourzel, elle fait, à l’usage de celle-ci, un portrait du dauphin qui révèle, de façon magistrale, toutes ses facultés de jugement, jusque-là cachées, et toute son intuition psychologique.
« Mon fils a quatre ans quatre mois moins deux jours ; je ne parle ni de sa taille ni de son extérieur : il n’y a qu’à le voir. Sa santé a toujours été bonne ; mais, même au berceau, on s’est aperçu que ses nerfs étaient très délicats, et que le moindre bruit extraordinaire faisait effet sur lui. Il a été tardif pour ses premières dents, mais elles sont venues sans maladie ni accident. Ce n’est qu’aux dernières, et je crois que c’était à la sixième, qu’il a eu une convulsion. Depuis il en a eu deux : une dans l’hiver de 87 à 88, et l’autre à son inoculation, mais cette dernière a été très petite. La délicatesse de ses nerfs fait qu’un bruit auquel il n’est pas accoutumé lui fait toujours peur. Il a peur, par exemple, des chiens, parce qu’il en a entendu aboyer près de lui. Je ne l’ai jamais forcé à en voir, parce que je crois qu’à mesure que sa raison viendra, ses craintes passeront. Il est, comme tous les enfants forts et bien portants, très étourdi, très léger et violent dans ses colères ; mais il est bon enfant, tendre et caressant même, quand son étourderie ne l’emporte pas. Il a un amour-propre démesuré qui, en le conduisant bien, peut un jour tourner à son avantage. Jusqu’à ce qu’il soit bien à son aise avec quelqu’un, il sait prendre sur lui, et même dévorer ses impatiences et ses colères, pour paraître doux et aimable. Il est d’une grande fidélité quand il a promis une chose ; mais il est très indiscret ; il répète aisément ce qu’il a entendu dire, et souvent, sans vouloir mentir, il y ajoute ce que son imagination lui a fait voir. C’est son plus grand défaut et sur lequel il faut bien le corriger. Du reste, je le répète, il est bon enfant, et avec de la sensibilité, et en même temps de la fermeté, sans être trop sévère, on fera toujours de lui ce qu’on voudra. Mais la sévérité le révolterait, car il a beaucoup de caractère pour son âge. Et pour en donner un exemple, dès sa plus petite enfance le mot pardon l’a toujours choqué. Il fera et dira tout ce qu’on voudra, quand il a tort ; mais le mot pardon, il ne le prononce qu’avec des larmes et des peines infinies. On a toujours accoutumé mes enfants à avoir grande confiance en moi, et, quand ils ont eu tort, à me le dire eux-mêmes. Cela fait qu’en les grondant j’ai l’air plus peinée et affligée de ce qu’ils ont fait que fâchée. Je les ai accoutumés tous à ce que oui ou non prononcé par moi est irrévocable ; mais je leur donne toujours une raison à la portée de leur âge, pour qu’ils ne puissent pas croire que c’est humeur de ma part. Mon fils ne sait pas lire et apprend fort mal ; mais il est trop étourdi pour s’appliquer. Il n’a aucune idée de hauteur dans sa tête, et je désire fort que cela continue : nos enfants apprendront toujours assez tôt ce qu’ils sont. Il aime sa sœur beaucoup et a bon cœur. Toutes les fois qu’une chose lui fait plaisir, soit d’aller quelque part ou qu’on lui donne quelque chose, son premier mouvement est toujours de demander pour sa sœur de même. Il est né gai ; il a besoin pour sa santé d’être beaucoup à l’air… »
Si l’on compare ce document maternel aux lettres antérieures de la femme, on a peine à le croire écrit de la même main, si grande est la différence entre la nouvelle Marie-Antoinette et l’ancienne ; elles s’opposent comme le malheur et le bonheur, comme le désespoir et l’exubérance. C’est dans les âmes souples et molles, manquant encore de maturité, que le malheur imprime le plus nettement son sceau : il sait dessiner un caractère aux contours nets là où tout était fluide et inconsistant. « Quand deviendrez-vous enfin vous-même ? », ne cessait de répéter Marie-Thérèse avec désespoir. Maintenant, en même temps que sont venus à ses tempes les premiers cheveux blancs, Marie-Antoinette est devenue elle-même.
Cette transformation complète apparaît également dans un portrait, le seul que la reine ait fait faire aux Tuileries. Koucharski, un peintre polonais, en a tracé l’ébauche ; la fuite à Varennes l’a empêché de le terminer ; néanmoins c’est le plus parfait que nous possédions. Les tableaux officiels de Wertmüller, les portraits de salon de Mme Vigée-Lebrun s’efforcent constamment de rappeler au public par les costumes et les décors que cette femme est reine de France. Quand nous la voyons coiffée d’un magnifique chapeau aux superbes plumes d’autruche, en robe de brocart, parée de diamants, elle est près de son trône de velours ; et ceux-là mêmes qui la représentent en costume mythologique ou champêtre ne manquent pas d’indiquer par un signe quelconque que cette femme est d’un rang élevé, du rang le plus élevé de la nation, qu’elle est reine de France. Ce portrait de Koucharski néglige toutes les draperies éclatantes : une femme d’une beauté opulente est assise sur une chaise et regarde devant elle, songeuse. Elle paraît un peu lasse et fatiguée. Elle n’est pas en grande toilette, sur sa nuque ne brillent ni bijoux ni pierres précieuses, et elle n’est nullement attifée (il est passé le temps des artifices). Le désir de plaire a cédé la place au recueillement, la coquetterie s’est effacée en faveur de goûts plus simples. Les cheveux tombent, naturels et flous, et déjà l’on aperçoit les premières mèches argentées, la robe coule tout naturellement sur les épaules rondes et nacrées, rien dans l’attitude ne vise à l’effet ou à la séduction. La bouche ne sourit plus, les yeux ne demandent plus rien ; encore belle, mais d’une beauté déjà adoucie, maternelle, placée entre le désir et le renoncement, plus toute jeune, mais pas encore vieille, ne désirant peut-être plus, mais encore désirable, elle est là, lointaine, comme baignée d’une lumière automnale. Tandis que tous les autres portraits de Marie-Antoinette donnent l’impression d’une femme éprise de sa beauté et qui, entre les distractions, la danse et les rires, s’est tournée un instant vers le peintre pour, la minute d’après, retourner rapidement à ses plaisirs, on a le sentiment, ici, d’une femme qui s’est assagie et qui recherche le calme. Après les multiples idoles précieusement encadrées, ou taillées dans le marbre et l’ivoire, ce portrait inachevé montre enfin l’être humain et permet de deviner que cette reine a aussi une âme.