CHAPITRE XLIII LE DERNIER VOYAGE

À cinq heures du matin, alors que Marie-Antoinette est encore en train d’écrire, on bat déjà le rappel dans les quarante-huit sections de Paris. À sept heures, toute la force armée est sur pied ; des canons, prêts à partir, barrent les ponts et les voies principales, des détachements de la garde traversent la ville baïonnette au canon, la cavalerie fait la haie – et cette immense levée de soldats, uniquement pour faire face à une femme seule qui ne veut plus rien que mourir ! La force a souvent plus peur de la victime que la victime de la force.

À sept heures, la servante du geôlier se glisse doucement dans le cachot. Les deux chandelles brûlent encore sur la table et l’officier de gendarmerie, ombre vigilante, est assis dans un coin. Tout d’abord la servante ne voit pas Marie-Antoinette, puis, effrayée, elle s’aperçoit qu’elle est étendue sur son lit toute habillée, dans sa robe noire de veuve. Pourtant, elle ne dort pas.

La touchante petite campagnarde est toute tremblante ; elle a pitié de la condamnée à mort, pitié de sa reine. « Madame », lui dit-elle avec émotion en s’approchant, « vous n’avez rien pris hier au soir, et presque rien dans la journée. Que désirez-vous prendre ce matin ? ». « Ma fille », répond Marie-Antoinette sans se lever, « je n’ai plus besoin de rien, tout est fini pour moi ». Mais comme la servante veut à tout prix lui apporter un bouillon qu’elle a fait exprès pour elle, Marie-Antoinette finit par accepter. Elle en avale quelques cuillerées, puis la jeune fille l’aide à changer de vêtements. On a recommandé à la condamnée de ne pas aller à l’échafaud dans sa robe de deuil, parce que cela pourrait irriter le peuple. Marie-Antoinette n’oppose aucune résistance – quelle importance a pour elle une robe, à présent ! – et se décide à revêtir une légère robe blanche du matin.

Mais on lui réserve une dernière humiliation. Au cours des jours qui viennent de s’écouler elle a eu des pertes de sang ininterrompues. Par un désir tout naturel de paraître décemment devant la mort, elle demande à changer de chemise et prie le gendarme de se retirer un instant. Mais l’homme, qui a l’ordre sévère de ne pas la perdre de vue une seconde, déclare qu’il ne peut pas quitter son poste. La prisonnière s’accroupit donc dans la ruelle et pendant qu’elle enlève sa chemise la petite servante compatissante se place devant elle pour cacher sa nudité. Mais que faire de la chemise ensanglantée ? Femme, elle a honte de laisser le linge maculé sous les yeux de cet étranger et exposé aux regards indiscrets de ceux qui, quelques heures plus tard, viendront partager ses hardes. Elle en fait vivement un petit paquet qu’elle cache dans un renfoncement du mur, derrière le poêle.

Marie-Antoinette s’habille alors avec un soin particulier. Depuis plus d’un an elle n’a pas mis le pied dans la rue, ni vu l’étendue du ciel au-dessus d’elle : elle tient, pour ce dernier voyage, à être vêtue convenablement et proprement ; ce n’est plus la vanité féminine qui la pousse, mais le sentiment de la solennité de cette heure historique. Elle ajuste sa robe avec soin, pose sur sa nuque un fichu de mousseline légère, choisit ses meilleurs souliers ; un bonnet à deux volants cache ses cheveux blancs.

À huit heures, on frappe à sa porte. Non, ce n’est pas encore le bourreau. C’est celui qui le précède, le prêtre, mais un de ceux qui ont prêté serment à la république. Marie-Antoinette refuse poliment de se confesser à lui, elle ne reconnaît, dit-elle, comme serviteurs de Dieu, que les prêtres non assermentés. Lorsqu’il lui demande s’il doit l’accompagner jusqu’au supplice, elle répond, indifférente : « Comme vous voudrez. »

Cette apparente impassibilité est comme le rempart à l’abri duquel Marie-Antoinette rassemble son énergie pour le dernier bout de chemin qui lui reste à faire. Quand, à dix heures, le bourreau Samson, un jeune homme de taille gigantesque, entre pour lui couper les cheveux, elle se laisse tranquillement lier les mains derrière le dos sans opposer la moindre résistance. Elle sait que sa vie est irrémédiablement perdue et qu’elle ne peut plus sauver que l’honneur. À présent, pas de faiblesse devant personne ! se dit-elle. Il s’agit de rester ferme et de montrer à ceux qui désirent le voir comment meurt une fille de Marie-Thérèse.

Vers onze heures, on ouvre les portes de la Conciergerie. Une espèce de voiture à ridelles, la charrette, à laquelle est attelé un puissant et lourd cheval, attend dans la rue. Louis XVI, lui, avait encore été conduit à la mort avec solennité et respect, dans son carrosse fermé dont les parois de verre le protégeaient contre la curiosité et la haine. Mais depuis lors la république, dans sa course impétueuse, a fait du chemin ; elle exige aussi l’égalité devant la guillotine : une Marie-Antoinette ne doit pas mourir plus commodément que n’importe quel autre citoyen, une voiture à ridelles suffit pour la veuve Capet. Une simple planche, posée entre les montants, sans coussin ni couverture, lui sert de siège : Mme Roland aussi, Danton, Robespierre, Fouquier, Hébert, tous ceux qui envoient Marie-Antoinette à la mort feront leur dernier voyage sur la même planche dure ; la condamnée n’a sur ses juges qu’une courte avance.

Du sombre couloir de la Conciergerie sortent tout d’abord des officiers et derrière eux toute une compagnie de la garde, le fusil sur l’épaule ; Marie-Antoinette suit d’un pas calme et assuré. Le bourreau Samson la tient par le bout de la longue corde avec laquelle on lui a lié les mains derrière le dos, comme s’il redoutait que sa victime, entourée de centaines de gardes et de soldats, ne lui échappât. La foule, malgré elle, est surprise de cette humiliation inutile et inattendue. On n’entend pas les railleries habituelles. Marie-Antoinette s’avance au milieu du plus grand silence vers la charrette. Là, Samson lui tend la main pour l’aider à monter. Le prêtre Girard, en costume civil, s’assied à côté d’elle, tandis que le bourreau reste debout, le visage impassible, la corde à la main : cet autre Caron ne conduit-il pas tous les jours son chargement d’âmes sur l’autre rive du fleuve ? Mais cette fois ses aides et lui-même tiennent durant tout le trajet leur tricorne sous le bras, comme s’ils voulaient s’excuser de leur triste métier auprès de la pauvre femme sans défense qu’ils mènent à l’échafaud.

La voiture misérable avance lentement sur le pavé. On prend son temps, afin que chacun puisse contempler à son aise ce spectacle unique. Sur son siège dur la condamnée ressent jusqu’au plus profond d’elle-même tous les cahots de la voiture, mais, le visage pâle et calme, aux yeux bordés de rouge, Marie-Antoinette ne trahit pas la moindre peur ou la moindre souffrance devant les curieux étroitement alignés sur son passage. Elle rassemble toute sa force d’âme pour tenir jusqu’au bout, et c’est en vain que ses ennemis les plus acharnés l’épient pour la surprendre dans un moment de faiblesse ou de désespoir ; rien ne la trouble, ni les femmes massées près de Saint-Roch qui l’accueillent avec leurs habituels sarcasmes, ni l’acteur Grammont, qui, pour animer la scène macabre, passe à cheval, en uniforme de garde national, devant la charrette et, brandissant son sabre, s’écrie : « La voilà, l’infâme Antoinette ! elle est f… mes amis. » Son visage est d’airain, elle semble ne rien entendre, ne rien voir. Ses mains liées derrière le dos font qu’elle relève la nuque un peu plus ; elle regarde droit devant elle, et toutes les images vives et colorées de la rue ne pénètrent plus dans ses yeux, que la mort baigne déjà intérieurement. Aucun tremblement n’agite ses lèvres, aucun frisson ne secoue son corps ; elle est là, dans la charrette, fière et dédaigneuse, parfaitement maîtresse d’elle-même, et Hébert lui-même devra avouer le lendemain, dans le Père Duchêne : « La grue, au surplus, a été audacieuse et insolente jusqu’au bout. »

Au coin de la rue Saint-Honoré, là où se trouve aujourd’hui le café de la Régence, un homme attend, brandissant son crayon, une feuille de papier à la main. C’est Louis David, une des âmes les plus viles en même temps que l’un des plus grands artistes de l’époque. Braillard parmi les braillards de la Révolution, il sert les puissants aussi longtemps qu’ils sont au pouvoir et les abandonne à l’heure du danger. Il peint Marat sur son lit de mort ; le huit Thermidor il jure emphatiquement de vider avec Robespierre « la coupe jusqu’à la lie », mais le lendemain, lorsque se déroule la séance tragique, cette soif héroïque est passée et le triste héros préfère se cacher chez lui, lâcheté qui lui permet d’échapper à la guillotine. Ennemi acharné des « tyrans » pendant la Révolution, il sera le premier à se rallier au nouveau dictateur, et, après avoir peint le couronnement de Napoléon, il troquera son ancienne haine des aristocrates contre le titre de baron. Type de l’éternel transfuge qu’attire la puissance, courtisant ceux qui triomphent, sans pitié pour les vaincus, il peint les vainqueurs à leur couronnement et les victimes sur le chemin de l’échafaud. Du haut de la même charrette, qui conduit aujourd’hui Marie-Antoinette à la guillotine, Danton aussi l’apercevra, et, connaissant la bassesse de l’homme, lui lancera cette injure cinglante : « Valet ! »

Mais en dépit de son âme de valet et de son cœur lâche et vil, cet homme a un coup d’œil souverain et une main infaillible. D’un coup de crayon il fixe, de manière impérissable, le visage de Marie-Antoinette allant à l’échafaud, esquisse d’un grandiose effroyable, d’une puissance sinistre, prise toute chaude sur le vif : une femme vieillie, sans beauté, fière encore seulement, la bouche orgueilleusement fermée, comme pour proférer un cri intérieur, les yeux indifférents et étrangers, elle est là dans la charrette avec les mains liées dans le dos, aussi droite et aussi fière que sur un trône. Dans chaque trait du visage pétrifié se lit un mépris indicible, une énergie inébranlable s’affirme dans le buste cambré ; une résignation qui s’est muée en fierté, une souffrance qui est devenue une force intérieure, donnent à cette figure tourmentée une nouvelle et terrible majesté. La haine même ne saurait nier sur cette feuille la noblesse avec laquelle Marie-Antoinette, par son attitude sublime, triomphe de l’opprobre de la charrette.

L’immense place de la Révolution – aujourd’hui place de la Concorde – est noire de monde. Des milliers de gens sont debout depuis le matin de bonne heure pour ne pas manquer ce spectacle unique, pour voir comment une reine, selon le mot brutal d’Hébert, est « passée au rasoir national ». La foule curieuse attend depuis des heures. Pour ne pas s’ennuyer on cause avec une jolie voisine, on rit, on bavarde, on achète des journaux ou des caricatures, on feuillette la dernière brochure : les Adieux de la reine à ses mignons et à ses mignonnes, ou les Grandes fureurs de la ci-devant reine. On cherche à deviner, tout bas, quelles seront les têtes qui tomberont dans le panier les jours suivants et, entre-temps, on achète de la limonade, des petits pains ou des noix : ce grand spectacle mérite bien que l’on patiente un peu.

Au-dessus de ce grouillement noir de curieux deux silhouettes s’élèvent rigides, seules choses inertes dans cet espace animé. D’abord la ligne svelte de la guillotine avec son pont de bois qui mène de la vie terrestre dans l’au-delà, et sous le joug de laquelle brille, dans le trouble soleil d’octobre, l’indicateur luisant, le couperet fraîchement aiguisé. Légère et dégagée, la machine se détache sur le ciel gris, jouet oublié par un Dieu cruel, et les oiseaux, ignorant la signification de ce sinistre instrument, le survolent avec insouciance. Puis, à côté de cette porte de la mort, et la dominant fièrement, se dresse, grave et sévère, la gigantesque statue de la liberté, sur le socle qui portait autrefois la statue de Louis XV. L’inaccessible déesse, la tête couronnée du bonnet phrygien, l’épée à la main, médite silencieusement. Ses yeux fixent, au-delà de la foule éternellement mouvante, bien au-delà de la machine meurtrière, quelque point lointain et invisible. Elle ne voit pas les choses humaines autour d’elle, elle ne voit ni la vie ni la mort, cette mystérieuse déesse de pierre aux yeux rêveurs et éternellement adorée. Elle n’entend pas les cris de tous ceux qui l’appellent, elle ne s’aperçoit pas des couronnes qu’on dépose à ses genoux ni du sang qui fume la terre à ses pieds. Symbole d’une éternelle pensée, étrangère parmi les hommes, elle est là muette et fixe dans le lointain son but invisible. Elle ne sait pas et ne cherche pas à savoir ce qui se passe en son nom.

Soudain la foule remue et s’agite, puis redevient subitement silencieuse. Au milieu de ce calme on entend maintenant des cris sauvages venant de la rue Saint-Honoré, on voit la cavalerie s’avancer, puis la charrette tragique amenant la femme qui fut souveraine de France tourne le coin ; derrière la victime se dresse le bourreau Samson, tenant fièrement sa corde dans une main, et humblement son tricorne dans l’autre. Un silence complet envahit l’immense place. Les crieurs de journaux se taisent, on n’entend plus une parole, le calme est tel qu’on perçoit le lourd sabot du cheval et le grincement des roues. Les milliers et les milliers de spectateurs, qui, tout à l’heure encore, riaient et bavardaient gaîment, portent soudain, avec un sentiment d’effroi, leurs regards interdits sur la femme pâle et ligotée qui, elle, ne regarde personne. Elle sait que c’est la dernière épreuve ! Dans cinq minutes ce sera la fin et ensuite l’immortalité.

La charrette s’arrête devant l’échafaud. « Avec un air plus calme et plus tranquille encore qu’en sortant de prison », refusant toute assistance, Marie-Antoinette en monte les marches ; elle les monte aussi aisément, du même pas ailé, avec ses souliers de satin noir à hauts talons, que jadis les escaliers de marbre de Versailles. Un dernier regard encore devant elle, par-delà ce grouillement odieux, et perdu dans le ciel. Reconnaît-elle là-bas dans le brouillard automnal les Tuileries où elle a vécu et supporté d’indicibles souffrances ? Se souvient-elle durant ces toutes dernières minutes du jour où ces mêmes masses ont accueilli avec enthousiasme dans ce même jardin l’héritière du trône ? On l’ignore. Personne ne connaît les dernières pensées d’un mourant. Mais voici que tout va finir. Les bourreaux la saisissent par derrière, la jettent rapidement sur la planche et poussent sa nuque sous le couperet ; on tire la corde, la lame jette un éclair en tombant, on entend un choc sourd, et déjà Samson empoigne par les cheveux une tête sanglante qu’il brandit au-dessus de la place. Brusquement la foule hurle un sauvage : « Vive la république ! » qui semble sortir de gorges étrangement serrées, et qui la délivre de son angoisse et de son effroi. Les gens alors se dispersent presque avec hâte. Il est déjà midi et quart et ma foi ! grand temps de dîner ; il faut vite rentrer chez soi. À quoi bon rester là plus longtemps ? Durant les semaines et les mois qui viennent on pourra se rassasier de ce même spectacle, sur la même place, presque journellement.

La foule s’est dispersée. On emporte sur une brouette le corps de la suppliciée, la tête entre les jambes. Quelques gendarmes gardent l’échafaud. Mais personne ne s’occupe du sang qui lentement pénètre dans la terre ; l’endroit est redevenu désert.

Seule la déesse de la liberté, figée dans sa pierre blanche, est restée à sa place, immobile, et continue à fixer son but invisible. Elle n’a rien vu, rien entendu. Sévère, elle regarde dans le lointain, par-delà les sauvages et absurdes agissements des hommes. Elle ignore et veut ignorer ce qui se passe en son nom.

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