CHAPITRE XLIV LA PLAINTE FUNÈBRE

Il se passe trop de choses à Paris durant ces mois-là pour qu’on puisse se souvenir d’une mort isolée. Plus le temps court, plus la mémoire des hommes devient courte. Au bout de quelques semaines on a déjà complètement oublié qu’une reine du nom de Marie-Antoinette a été décapitée et enterrée. Le lendemain de l’exécution, Hébert clame bien encore dans le Père Duchêne :

« J’ai vu tomber dans le sac la tête du veto femelle ! Je voudrais, foutre, pouvoir vous exprimer la satisfaction des sans-culottes quand l’architigresse a traversé Paris dans la voiture à trente-six portières… Sa tête maudite était enfin séparée de son col de grue et l’air retentissait de cris de : « Vive la République ! »

Mais on l’écoute à peine, l’année de la Terreur chacun craint pour sa propre tête. Cependant la bière reste au cimetière, sans sépulture : on ne creuse pas de tombe pour une seule personne, cela reviendrait trop cher. On attend une nouvelle fournée de l’active guillotine, et ce n’est que lorsqu’il y a tout un tas de victimes à enterrer que le cercueil de Marie-Antoinette, arrosé de chaux vive, est jeté dans la fosse commune avec les autres. Tout est fini. À la prison le petit chien de Marie-Antoinette pleure pendant quelques jours, va et vient fiévreusement, flaire dans toutes les cellules et saute sur tous les matelas à la recherche de sa maîtresse ; puis il devient lui aussi indifférent et le geôlier apitoyé le recueille. Ensuite le fossoyeur présente sa note à l’Hôtel de Ville : « La veuve Capet, pour la bière six livres, pour la fosse et les fossoyeurs quinze livres et trente-cinq sous. » Un huissier réunit les hardes de Marie-Antoinette, en dresse l’inventaire et les envoie dans un hôpital ; de pauvres vieilles porteront ces vêtements sans savoir et sans se demander qui les a portés avant elles. Marie-Antoinette, et tout ce qui la concernait, appartient désormais au passé : lorsque, quelques années plus tard, un Allemand vient à Paris et veut savoir où se trouve sa tombe, il ne rencontre plus personne dans toute la capitale qui puisse lui indiquer l’endroit où repose l’ex-reine de France.

Au-delà de la frontière l’exécution de Marie-Antoinette – à laquelle on s’attendait – ne cause pas grand émoi. Le duc de Cobourg, trop lâche pour la sauver à temps, annonce avec emphase dans un ordre du jour qu’elle sera vengée. Le comte de Provence, que cette mort ne peut qu’aider à devenir plus tôt Louis XVIII – il n’y a plus que l’enfant du Temple à cacher ou à faire disparaître – jouant l’émotion, fait dire des messes. À la cour de Vienne l’empereur François, après avoir été trop indolent pour écrire même une lettre qui aurait pu sauver la reine, ordonne un deuil sévère. Les dames s’habillent de noir, Sa Majesté impériale ne se montre pas au théâtre pendant quelques semaines, les journaux publient contre les jacobins des articles indignés qui semblent avoir été écrits sur commande. On daigne accepter les diamants que Marie-Antoinette avait confiés à Mercy, et plus tard accueillir sa fille en échange de commissaires prisonniers ; mais lorsqu’il s’agit ensuite de rembourser les sommes avancées pour les tentatives d’évasion et de régler certaines dettes de la reine, la cour de Vienne devient soudain dure d’oreille. On n’aime pas beaucoup, d’ailleurs, entendre rappeler l’exécution de la reine, la conscience impériale est même quelque peu tourmentée au souvenir de l’abandon misérable de Marie-Antoinette. Et bien des années plus tard Napoléon dira :

« C’était une maxime établie dans la maison d’Autriche que de garder un silence profond sur la reine de France. Au nom de Marie-Antoinette, ils baissent les yeux et changent de conversation comme pour échapper à un sujet désagréable et embarrassant. C’est une règle adoptée par toute la famille et recommandée à ses agents du dehors. »

Il n’y a qu’un seul être que la nouvelle touche au cœur : Fersen. Chaque jour il appréhendait la catastrophe :

« Depuis longtemps je tâche de m’y préparer et il me semble que j’en recevrai la nouvelle sans une grande émotion. »

Mais lorsque les journaux arrivent à Bruxelles, il en est foudroyé :

« Celle pour laquelle je vivais, écrit-il à sa sœur, car je n’ai jamais cessé de l’aimer, non je ne le pouvais pas un instant et je le sens bien en ce moment, celle que j’aimais tant, pour qui j’aurais donné mille vies n’est plus. Oh ! mon Dieu ! pourquoi m’accabler ainsi et par quoi ai-je mérité ta colère ? Elle ne vit plus, ma douleur est à son comble et je ne sais comment je vis encore, je ne sais comment je supporte ma douleur, elle est extrême, et rien ne pourra l’effacer jamais, toujours je l’aurai présente à ma mémoire et ce sera pour la pleurer toujours… Ma chère amie, ah ! que ne suis-je mort à ses côtés et pour elle et pour eux le 20 juin. Je serais plus heureux que de traîner ma triste existence dans d’éternels regrets, dans des regrets qui ne finiront qu’avec ma vie, car jamais son image adorée ne s’effacera de ma mémoire. »

Il sent, à présent, qu’il ne peut plus vouer sa vie qu’à sa douleur :

« Le seul objet de mon intérêt n’existe plus, lui seul réunissait tout pour moi et c’est à présent que je sens combien je lui étais véritablement attaché. Il ne cesse de m’occuper, son image me suit et me suivra sans cesse et partout, je n’aime qu’à en parler, à me rappeler les beaux moments de ma vie. Hélas ! il ne m’en reste que le souvenir, mais je le conserverai et celui-là ne me quittera qu’avec la vie. J’ai donné commission d’acheter à Paris tout ce qu’on pourrait trouver d’elle, tout ce que j’en ai est sacré pour moi, ce sont des reliques qui seront sans cesse l’objet de mon admiration constante. »

Rien ne peut remplacer la perte qu’il a éprouvée. Des mois plus tard il écrira encore dans son Journal :

« Ah ! je sens bien tous les jours combien j’ai perdu en elle et combien elle était parfaite en tout. Jamais il n’y a eu et il n’y aura de femme comme elle. »

Les années n’amoindrissent pas sa souffrance ; tout lui est occasion de se souvenir de la disparue. Lorsqu’en 1796 il rencontre pour la première fois la fille de Marie-Antoinette à la cour de Vienne, l’impression est si vive que les larmes lui viennent aux yeux. Et il écrit à ce sujet :

« Mes genoux fléchissaient sous moi en descendant les escaliers. J’avais eu beaucoup de peine et beaucoup de plaisir et j’étais bien affecté. »

Chaque fois qu’il rencontre la fille, ses yeux se mouillent en pensant à la mère et il se sent attiré par ce sang du sang de la disparue. Mais jamais on ne permet à la jeune fille de lui adresser la parole. Est-ce un ordre secret de la cour de faire oublier la sacrifiée qui est la cause de cela, ou la sévérité du confesseur au courant, peut-être, des relations « coupables » de la mère ? La cour d’Autriche ne voit pas d’un bon œil la présence de Fersen et c’est avec plaisir qu’elle apprend son départ. Quant à le remercier de sa fidélité, jamais la maison de Habsbourg n’a jugé à propos de le faire.

Après la mort de Marie-Antoinette, Fersen devient brusque et sombre. Le monde lui paraît injuste et froid, la vie dénuée de sens, ses ambitions politiques ou diplomatiques sont brisées. Pendant les années de guerre il erre par l’Europe comme ambassadeur, il est tantôt à Vienne, tantôt à Carlsruhe, à Rastatt, en Italie ou en Suède ; il noue des relations avec d’autres femmes, mais tout cela n’arrive pas à occuper ou à calmer son âme ; la preuve surgit sans cesse dans sonJournal que l’amant, au fond, vit uniquement pour le souvenir de l’aimée. De nombreuses années plus tard, il écrit encore à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Marie-Antoinette :

« Ce jour est un jour de dévotion pour moi et je ne puis jamais oublier tout ce que j’ai perdu ; mes regrets dureront autant que moi. »

Il y a une autre date fatale que Fersen signale aussi constamment : le 20 juin. Jamais il ne s’est pardonné d’avoir cédé à l’ordre de Louis XVI lors de la fuite à Varennes et d’avoir laissé Marie-Antoinette seule au milieu du danger ; son attitude ce jour-là lui apparaît de plus en plus comme une faute personnelle qu’il n’a pas encore rachetée. Il eût été préférable et plus héroïque, ne cesse-t-il de se dire, de se faire déchirer alors par le peuple que de survivre à l’aimée, le cœur vide de joie et l’âme chargée de reproches. C’est ainsi que plus d’une fois on lit dans son Journal : « Ah ! que ne suis-je mort pour elle le 20 juin ! »

Mais le destin aime les analogies et le jeu mystérieux des chiffres ; au bout de nombreuses années, il exauce le vœu romantique de Fersen. C’est un 20 juin que celui-ci trouve la mort dont il rêvait, et elle est telle qu’il la désirait. Sans rechercher les honneurs, Fersen, grâce à son nom, est devenu peu à peu un homme puissant dans son pays : il a le titre de grand maréchal et il est le conseiller le plus influent du roi ; mais c’est aussi un homme dur et sévère, un aristocrate, dans le sens où l’entendait le siècle dernier. Depuis la journée de Varennes, il hait le peuple, parce qu’il lui a ravi sa reine, et il ne voit en lui que vile populace, que basse canaille ; en retour le peuple le déteste cordialement. Ses ennemis répandent secrètement le bruit que l’insolent gentilhomme veut, pour se venger de la France, devenir roi de Suède et pousser la nation à la guerre. Ce qui fait qu’en juin 1810, lorsque l’héritier du trône de Suède meurt subitement, une rumeur sauvage et menaçante, dont on ignore la provenance, s’élève dans tout Stockholm : le maréchal Fersen a empoisonné le prince pour s’emparer de la couronne. À partir de ce moment la vie de Fersen est aussi en danger que l’était celle de Marie-Antoinette pendant la Révolution. C’est pourquoi des amis, informés de certains plans, conseillent à cet homme altier de ne pas assister aux funérailles du prince et de rester prudemment chez lui. Mais c’est le 20 juin, jour fatidique pour Fersen ; une obscure volonté le pousse au-devant du destin qu’il a pressenti. Et il se passe ce 20 juin à Stockholm exactement ce qui serait arrivé dix-neuf ans plus tôt à Paris, si la foule avait trouvé Fersen dans la voiture de la reine ; à peine son carrosse a-t-il quitté le château, qu’une populace en furie rompt le cordon des troupes, arrache le vieillard de sa voiture et l’assomme à coups de cannes et de pierres. La destinée de Fersen s’est accomplie ; écrasé et piétiné par le même élément sauvage et indomptable qui avait porté Marie-Antoinette à l’échafaud, le cadavre sanglant du « beau Fersen », dernier paladin de la dernière reine, gît devant l’hôtel de ville de Stockholm.

Avec Fersen disparaît le dernier de ceux qui gardaient dans leur cœur le souvenir de Marie-Antoinette. Et comme tout humain ne continue réellement à vivre après sa mort qu’aussi longtemps qu’il se trouve sur terre quelqu’un pour l’aimer, Fersen disparu, c’est le silence complet. Bientôt Trianon se délabre, ses gracieux jardins dépérissent, les tableaux, les meubles, dont l’harmonieux ensemble reflétait la grâce de Marie-Antoinette, sont vendus aux enchères et dispersés, la dernière trace visible de sa présence est à jamais effacée. Le temps coule, la Révolution s’éteint dans le Consulat, Bonaparte apparaît, il ne tardera pas à s’appeler Napoléon et il ira chercher une autre archiduchesse de la maison de Habsbourg, en vue d’un autre hyménée fatal. Mais quoique du même sang, Marie-Louise pas plus que les autres – chose inconcevable – ne demandera une seule fois où repose la femme qui avant elle a vécu et souffert dans les mêmes appartements de ces mêmes Tuileries : jamais une figure encore si proche, une figure de reine, n’a été oubliée avec une si cruelle froideur par ses parents et ses descendants. Un changement survient cependant, dû à une espèce de remords. Le comte de Provence a finalement réussi à accéder, par-dessus trois millions de cadavres, au trône de France sous le nom de Louis XVIII ; l’homme aux agissements obscurs est enfin parvenu à son but. Puisqu’ils ont heureusement disparu, ceux qui lui ont si longtemps barré le chemin : Louis XVI, Marie-Antoinette et leur malheureux enfant Louis XVII, et comme les morts ne peuvent pas se lever et accuser, pourquoi ne leur érigerait-on pas maintenant un somptueux mausolée ? On donne l’ordre de rechercher leur sépulture (jamais le comte de Provence n’avait essayé de connaître l’endroit où son frère était enterré). Mais après vingt-deux ans d’une si pitoyable indifférence, la chose n’est pas facile, car dans ce triste jardin de couvent, près de la Madeleine, où plus de mille cadavres ont été enfouis sous la Terreur, l’ensevelissement, trop rapide, ne laissait pas aux fossoyeurs le temps de marquer chaque tombe ; c’est en toute hâte qu’ils transportaient et enterraient les uns à côté des autres ce que leur fournissait chaque jour l’infatigable couperet. Nulle croix, nulle couronne ne désigne les lieux oubliés ; on ne sait qu’une chose, c’est que la Convention avait ordonné d’arroser de chaux vive les cadavres royaux. On se met donc à creuser. Enfin la bêche rencontre une couche plus dure. Et on reconnaît à une jarretière à moitié pourrie que la poignée de pâle poussière qu’on sort, en frémissant, de la terre humide est la dernière trace de celle qui en son temps fut la déesse de la grâce et du goût, puis la reine éprouvée et élue de toutes les souffrances.

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