CHAPITRE XXVII LA FUITE À VARENNES

Le soir de ce 20 juin 1791, l’observateur le plus méfiant n’aurait rien pu constater de suspect aux Tuileries : les gardes nationaux sont-à leur poste comme toujours, les femmes de chambre et les laquais se sont retirés après le dîner ainsi que chaque soir et, comme d’habitude, le roi, son frère le comte de Provence, et les membres de la famille royale sont installés tranquillement au salon autour d’un trictrac, ou plongés dans un paisible entretien. Y a-t-il de quoi s’étonner si vers dix heures la reine se lève au milieu de la conversation et s’éloigne pendant quelques minutes ? Il se peut qu’elle ait un ordre à donner, qu’il lui faille écrire une lettre ; aucun serviteur ne la suit et lorsqu’elle sort dans le couloir il est complètement désert. Marie-Antoinette s’arrête un instant et, l’oreille tendue, retenant son souffle, elle écoute le pas pesant des gardes ; puis elle monte en hâte jusqu’à la chambre de sa fille et frappe doucement à la porte. La petite princesse se réveille, appelle, effrayée, la seconde gouvernante, Mme Brunier ; celle-ci arrive, s’étonne que la reine lui ordonne d’habiller en toute hâte l’enfant, mais n’ose pas résister. La reine, entre-temps, a aussi réveillé le dauphin elle a ouvert les rideaux damassés du baldaquin et lui a murmuré tendrement : « On part ; on va dans une place de guerre où il y aura beaucoup de soldats. » Ivre de sommeil le petit prince balbutie quelque chose, il demande son sabre et son uniforme, puisqu’on va retrouver des soldats. « Vite, vite, dépêchons-nous, partons ! » dit Marie-Antoinette à la première gouvernante, Mme de Tourzel, qui est depuis longtemps au courant, et qui habille le dauphin en fille en lui disant qu’on se rend à un bal masqué. On conduit sans bruit les deux enfants dans les appartements de la reine. Là une surprise amusante les attend : quand Marie-Antoinette ouvre le placard, il en sort un officier de la garde, M. de Malden, amené là par l’infatigable Fersen. Puis tous les quatre se dirigent vers la sortie qui n’est pas gardée.

La cour est dans une obscurité presque complète. Des voitures sont rangées en longue file, quelques cochers et laquais désœuvrés vont et viennent ou bavardent avec les gardes nationaux, qui ont posé leurs lourds fusils à terre, et – la tiède soirée d’été est si belle – ne songent ni au devoir ni au danger. La reine ouvre elle-même la porte et regarde au-dehors : pas un instant elle ne perd son assurance dans ces moments décisifs. Et voici que, déguisé en cocher, un homme sort furtivement de l’ombre des voitures et saisit sans mot dire la main du dauphin : c’est Fersen, qui, depuis l’aube, s’est dépensé d’une façon surhumaine. Il a commandé les postillons, habillé en courriers les trois gardes du corps et placé chacun à son poste. Il a sorti en cachette du palais les objets indispensables pour la nuit, préparé le carrosse et, l’après-midi, il a encore consolé la reine émue jusqu’aux larmes. Il a traversé tout Paris à quatre ou cinq reprises, déguisé une fois, les autres fois dans son costume ordinaire, pour mettre tout au point. À présent qu’il risque sa vie en enlevant le dauphin de France, il ne veut d’autre récompense qu’un regard reconnaissant de l’aimée qui lui confie, à lui seul, ses enfants.

Les quatre ombres disparaissent dans l’obscurité, la reine referme doucement la porte. Sans attirer l’attention, d’un pas léger et insouciant, elle rentre au salon comme si rien ne s’était passé et reprend la conversation d’un air indifférent, tandis que ses enfants, sous la conduite de Fersen, traversent heureusement la place et sont installés dans un antique fiacre où, aussitôt, ils se rendorment ; en même temps les deux femmes de chambre de la reine sont expédiées en voiture à Claye où elles attendront le carrosse. Il est onze heures, c’est le moment critique. Le comte de Provence et sa femme, qui eux aussi fuiront cette nuit, quittent le château comme d’habitude, la reine et Madame Élisabeth se rendent dans leurs appartements. Afin de n’éveiller aucun soupçon, la reine se fait déshabiller par sa femme de chambre et commande les voitures pour aller en promenade le lendemain. À onze heures et demie elle donne l’ordre d’éteindre les lumières, ce qui indique aux gens qu’ils doivent se retirer. Mais à peine la porte s’est-elle refermée sur les femmes de chambre que la reine se lève et s’habille en hâte ; elle met une robe terne, en soie grise, un chapeau noir avec une voilette violette qui cache ses traits. Il n’y a plus qu’à descendre le petit escalier jusqu’à la porte où l’attend un homme de confiance et à traverser la sombre place du Carrousel – tout marche à merveille. Mais, par un hasard malheureux, à ce moment des lumières s’approchent, c’est une voiture précédée de coureurs et de porte-flambeaux, celle de La Fayette, qui vient de s’assurer que, comme toujours, tout est pour le mieux. La reine se glisse dans l’obscurité du porche et le carrosse de La Fayette passe si près d’elle qu’elle pourrait en toucher les roues. Personne ne l’a remarquée. Quelques pas encore, et la voici près du fiacre qui renferme ce qu’elle a de plus cher au monde : Fersen et ses enfants.

Pour le roi, la fuite est plus difficile. Tout d’abord il doit subir encore la visite quotidienne de La Fayette, et celle-ci est si longue, ce soir-là, que Louis XVI est sur le point de perdre son calme. À plusieurs reprises il se lève et va vers la fenêtre comme s’il voulait contempler le ciel. Enfin à onze heures et demie, l’importun prend congé. Louis XVI se rend dans sa chambre où commence la dernière lutte désespérée avec l’étiquette, vraiment excessive. Conformément à un usage séculaire, le valet de chambre dort dans la même pièce que le roi avec au poignet un cordon que le monarque n’a qu’à tirer pour le réveiller. Si Louis XVI veut s’enfuir, il faut donc que le pauvre homme échappe tout d’abord à son valet de chambre. Louis XVI se fait tranquillement déshabiller comme d’habitude, se couche et tire le rideau du baldaquin comme s’il s’apprêtait à dormir. En réalité il n’attend que le moment où le valet de chambre ira se déshabiller dans le cabinet voisin, et, durant ce bref instant – la scène serait digne d’un Beaumarchais – le roi se glisse hors du baldaquin, pieds nus, en chemise de nuit, et file par la porte opposée dans la chambre de son fils, où on lui a préparé un costume très simple, une perruque grossière et – nouvelle humiliation – un chapeau de laquais. Sur ces entrefaites, le fidèle valet revient avec précaution, en retenant craintivement son souffle de peur d’éveiller son roi bien-aimé qui repose sous le baldaquin, et enroule comme tous les soirs le cordon autour de son poignet. Pendant ce temps Louis XVI, descendant et héritier de Saint Louis, roi de France et de Navarre, se glisse en chemise jusqu’à l’étage inférieur, son costume gris, sa perruque et son chapeau sur le bras ; c’est là que l’attend pour lui indiquer le chemin M. de Malden, le garde du corps caché dans le placard. Méconnaissable dans sa redingote vert-bouteille, le chapeau de laquais sur son illustre chef, le roi, placide, gagne la cour déserte de son palais ; les gardes nationaux, à moitié endormis, le laissent passer. Il semble qu’on ait réussi le plus difficile, et, à minuit, toute la famille se trouve réunie dans le fiacre ; Fersen habillé en cocher monte sur le siège et trotte à travers Paris avec le roi-laquais et sa famille.

C’est une idée bien malencontreuse que de vouloir traverser tout Paris. Car Fersen, gentilhomme habitué à se faire conduire par les cochers et non à conduire lui-même, ne connaît pas le dédale infini des rues de la capitale. De plus, il tient encore, par précaution, à passer rue Matignon pour s’assurer du départ du grand carrosse, au lieu de sortir de la ville tout de suite. À deux heures seulement, au lieu de minuit, il franchit la porte avec son précieux chargement ; deux heures sont ainsi perdues qu’on ne pourra pas rattraper.

L’énorme voiture doit attendre derrière la barrière ; elle n’y est pas : première surprise. Il se perd encore un certain temps jusqu’à ce que, enfin, on la découvre, attelée de quatre chevaux et munie de lanternes sourdes. Fersen conduit alors le fiacre jusqu’au carrosse, pour que la famille royale puisse changer de voiture, sans risquer de salir ses chaussures – ce qui serait épouvantable ! Il est deux heures et demie du matin quand les chevaux se mettent en route. Fersen à présent ne ménage plus les coups de fouet, en une demi-heure ils sont à Bondy où déjà les attend un officier de la garde avec huit chevaux de rechange, huit chevaux de poste bien reposés. Ici il faut se séparer. C’est dur. Marie-Antoinette voit s’en aller à regret le seul être sur qui elle puisse compter, mais le roi a déclaré expressément qu’il ne désirait pas que Fersen continuât à les escorter. La raison ? On l’ignore. Peut-être pour ne pas arriver devant ses fidèles avec ce trop intime ami de sa femme, peut-être aussi par égard pour Fersen lui-même ? Toujours est-il que celui-ci note dans son journal : « Il n’a pas voulu. » Il a été décidé, d’ailleurs, que Fersen irait les retrouver aussitôt qu’ils seraient définitivement à l’abri, la séparation ne sera donc pas longue. Une dernière fois Fersen, à cheval, s’approche de la voiture – une lueur pâle monte déjà à l’horizon, annonciatrice d’une chaude journée d’été – et dit, en élevant la voix avec intention pour donner le change aux postillons étrangers : « Au revoir Madame de Korff ! »

Huit chevaux tirent mieux que quatre ; l’immense carrosse se balance allègrement sur la chaussée grise. Tout le monde est de bonne humeur, les enfants ont bien dormi, le roi est plus gai que d’habitude. On plaisante sur les faux noms dont on s’est affublé : Mme de Tourzel est la grande dame et s’appelle Mme de Korff, la reine passe pour la gouvernante des enfants et se nomme Mme Rochet, le roi, avec son chapeau de laquais, est l’intendant Durand, Madame Élisabeth est la femme de chambre et le dauphin s’est mué en fille. La famille royale se trouve plus libre, en somme, dans cette confortable voiture que dans son palais, gardé par cent laquais et six cents soldats ; bientôt le fidèle ami de Louis XVI, celui qui ne le quitte jamais, l’appétit, se fait sentir. On déballe les abondantes provisions, on déjeune plantureusement dans de la vaisselle d’argent, les os de poulets et les bouteilles vides volent par les portières. Les braves gardes du corps ne sont pas oubliés. Les enfants, ravis de l’aventure, s’amusent dans le carrosse, la reine s’entretient avec tout le monde et le roi profite de cette occasion inattendue pour apprendre à connaître son royaume. Il sort une carte et, avec intérêt, suit le trajet de village en village, de hameau en hameau. Peu à peu tout le monde est envahi par un sentiment de quiétude. Au premier relais, à six heures, les gens sont encore dans leurs lits, personne ne demande les passeports de la baronne de Korff ; qu’on passe sans encombre la grande ville de Châlons, et la partie est gagnée, car, à quatre lieues de ce dernier obstacle, à Pont-de-Somme-Vesles, un premier détachement de cavalerie, sous les ordres du jeune duc de Choiseul, attend les fugitifs.

Enfin voici Châlons, il est quatre heures de l’après-midi. Nullement animés de mauvaises intentions, quantité de gens se rassemblent au relais. Quand arrive une diligence, il est tout naturel de venir chercher les dernières nouvelles de Paris auprès des postillons, ou de leur remettre une lettre ou un paquet pour la prochaine station ; et d’ailleurs, dans une petite ville sans distraction, on a de tout temps aimé bavarder, voir des étrangers, une belle voiture. Et qu’a-t-on de mieux à faire, mon Dieu, par une chaude journée d’été ! Quelques-uns examinent le carrosse en connaisseurs. Ils constatent tout d’abord avec respect qu’il est tout neuf, remarquablement élégant, garni de damas, merveilleusement capitonné, que les bagages sont magnifiques ; ce sont des nobles certainement, des émigrants sans aucun doute. Au fond, on serait curieux de les voir, de causer avec eux ; mais, chose étonnante, pourquoi, par cette splendide journée d’été, ces six personnes s’obstinent-elles à rester dans le carrosse après un si long voyage, au lieu de descendre pour se dégourdir les jambes ou boire un verre de vin en bavardant ? Pourquoi ces laquais ont-ils tant de morgue, comme s’ils se croyaient d’essence supérieure ? C’est bien étrange ! On commence à chuchoter, quelqu’un s’approche du maître de poste et lui parle à l’oreille. Il paraît surpris, très surpris même. Mais l’affaire en reste là et il laisse tranquillement repartir la voiture ; cependant – personne ne sait comment cela se fait – une demi-heure après, toute la ville raconte que le roi et sa famille ont traversé Châlons.

Mais eux ne se doutent de rien, au contraire, et malgré la fatigue ils sont contents, car Choiseul ne les attend-il pas à la station suivante avec ses hussards : finis alors les dissimulations et les déguisements, on pourra jeter cette coiffure de laquais et déchirer les faux passeports, on entendra enfin de nouveau les cris de : « Vive le roi ! Vive la reine ! » qui se sont tus depuis si longtemps. Madame Élisabeth ne cesse pas de regarder avec impatience par la portière pour être la première à saluer Choiseul ; les courriers lèvent la main devant le soleil couchant afin de voir étinceler de loin les sabres des hussards. Mais rien. Rien. Enfin voici un cavalier ; il est seul, c’est un officier de la garde qui a pris les devants.

– Choiseul ? lui crie-t-on.

– Parti !

– Les hussards ?

– Pas un homme !

La bonne humeur cesse subitement. Il y a quelque chose qui ne va pas. Et, de plus, il fait déjà sombre, la nuit tombe. Ce n’est guère rassurant d’aller à présent vers l’inconnu. Mais il n’y a pas de retour, pas d’arrêt possible ; une seule voie s’ouvre aux fuyards : continuer devant eux. La reine encourage les autres. S’il n’y a pas de hussards ici, on trouvera des dragons à Sainte-Menehould, qui n’est qu’à deux heures. Alors on sera sauvé. Ces deux heures sont longues, plus longues que toute la journée. Mais – nouvelle surprise – pas d’escorte non plus à Sainte-Menehould. Les cavaliers ont attendu longtemps, ils ont passé la journée dans les auberges et là, pour tuer l’ennui, ils ont tellement bu et fait tant de tapage qu’ils ont éveillé la curiosité de toute la population. Finalement le commandant, induit en erreur par un message confus du coiffeur de la cour, a jugé plus sage de les conduire hors de la ville et de les faire stationner à l’écart, au bord de la route ; lui seul est resté. Enfin le pompeux carrosse à huit chevaux finit par arriver et, derrière lui, le petit cabriolet. C’est, pour ces braves citadins, le second événement mystérieux et inexplicable de la journée. Tout d’abord ces dragons qui sont venus et ont traîné là on ne sait pourquoi, maintenant ces deux voitures conduites par des postillons aux élégantes livrées. Et voyez avec quel respect, quelle obséquiosité, le commandant salue ces hôtes étranges ! Non seulement avec respect, mais avec soumission : tout le temps qu’il leur parle il tient la main au casque. Le maître de poste Drouet, membre du club des Jacobins et farouche républicain, observe d’un regard aigu. Ce doit être des aristocrates, des émigrants, pense-t-il, des gens de la haute canaille, à qui, en somme, on ferait bien de mettre la main au collet. En tout cas, il ordonne discrètement à ses postillons de ne pas trop se hâter avec ces mystérieux passagers ; et, cahin-caha, le carrosse, avec ses voyageurs somnolents, continue son chemin.

Mais dix minutes à peine après son départ la nouvelle se répand subitement – vient-elle de Châlons ou l’instinct du peuple a-t-il deviné juste ? – que la voiture était occupée par la famille royale. L’agitation est générale, le commandant se rend compte immédiatement du danger et veut dépêcher ses hommes derrière le carrosse. Mais il est déjà trop tard ; la foule irritée s’y oppose, et les dragons, échauffés par le vin, n’obéissent plus et fraternisent avec le peuple. Quelques hommes décidés font battre la générale, et, tandis que tout le monde s’agite dans un désordre indescriptible, un seul homme prend une décision, c’est Drouet, le maître de poste. Bon cavalier, car il a fait la guerre, il selle rapidement un cheval et, accompagné d’un camarade, galope jusqu’à Varennes, par des raccourcis, afin de devancer la lourde voiture. On aura là-bas un entretien sérieux avec ces passagers suspects, et si c’est vraiment le roi, alors, malheur à lui et à sa couronne ! Cette fois encore, l’action énergique d’un seul homme suffit pour changer le cours de l’Histoire.

Pendant ce temps l’énorme carrosse royal descend la route en lacets qui conduit à Varennes. Vingt-quatre heures de trajet sous un toit surchauffé par le soleil ont fatigué les voyageurs, serrés les uns contre les autres ; les enfants dorment depuis longtemps, le roi a plié ses cartes, la reine se tait. Encore une heure, une dernière heure, et ils seront sous bonne escorte. Mais – nouvelle surprise ! – au relais prévu hors des murs de Varennes, il n’y a pas de chevaux. On tâtonne dans l’obscurité, on frappe aux fenêtres et on se heurte à des voix désagréables. Les deux officiers qui avaient mission d’attendre ici – il ne fallait vraiment pas choisir Figaro comme messager – ont cru, sur les dires embrouillés de Léonard, que le roi ne viendrait plus. Ils sont allés se coucher, et leur sommeil est aussi funeste pour le roi que celui de La Fayette le 6 octobre 1789. On se remet donc en route avec des chevaux fatigués, espérant trouver des relais dans Varennes même. Mais, surprise encore : à la porte de la ville quelques hommes barrent la route au postillon et lui ordonnent de s’arrêter. Les voitures immédiatement sont encerclées et escortées par toute une bande de jeunes gens. Drouet et les siens, arrivés dix minutes plus tôt, ont été chercher dans leurs lits ou dans les auberges toute la jeunesse révolutionnaire de Varennes. « Les passeports ! », ordonne-t-on. « Qu’on se dépêche, nous avons hâte d’arriver », répond du fond de la voiture une voix féminine. C’est celle de la soi-disant Mme Rochet, de la reine, qui, seule en cette minute dangereuse, conserve son énergie. Mais la résistance est inutile, on emmène les voyageurs à la prochaine auberge, qui a pour enseigne – ô ironie de l’Histoire ! – « Au grand monarque ». Là le procureur, épicier de son métier et répondant au nom amusant de Sauce, les attend déjà et demande à voir leurs passeports. Le petit épicier, fidèle au roi dans le fond, et rempli de crainte à l’idée de s’embarquer dans une vilaine affaire, parcourt rapidement les papiers qu’on lui tend et dit : « Ce passeport est parfaitement valable ». En ce qui le concerne, il laisserait tranquillement passer les voitures. Mais le jeune Drouet qui ne veut pas lâcher sa proie frappe sur la table et s’écrie : « Je suis sûr, maintenant, que c’est le roi et sa famille, si vous le laissez passer en pays étranger vous êtes coupable du crime de haute trahison. » Pareille menace a de quoi faire frémir un brave père de famille ; au même instant, le tocsin se fait entendre, sonné par les camarades de Drouet ; toutes les fenêtres s’éclairent, la ville entière est en émoi. Une foule toujours plus nombreuse se masse autour du carrosse : impossible de songer à partir sans avoir recours à la force, d’ailleurs les relais ne sont pas encore attelés. Pour se tirer d’embarras, le brave épicier-maire suggère qu’il est trop tard, n’importe comment, pour continuer le voyage ; et il invite la baronne de Korff et sa famille à passer la nuit chez lui. Tout au fond de lui-même le malin se dit que le lendemain matin on sera sûrement fixé, et qu’il sera dégagé de la responsabilité qui lui échoit si malencontreusement. Ennuyé, mais n’ayant pas le choix, le roi accepte l’invitation. Les dragons, pense-t-il, ne tarderont pas à venir.

Dans une heure ou deux, il faut que Choiseul ou Bouillé soit là. Louis XVI pénètre donc tranquillement dans la maison, coiffé de sa fausse perruque, et son premier acte royal consiste à demander une bouteille de vin et un morceau de fromage. Est-ce le roi ? Est-ce la reine ? murmurent, inquiets et irrités, les paysans et les vieilles femmes accourus. Car une petite ville française, à cette époque, est si loin de la cour, de la grande cour invisible, que jamais aucun de ces hommes n’a vu le roi autrement que sur les monnaies, et qu’il faut dépêcher un messager auprès d’un noble de l’endroit pour que celui-ci vienne enfin constater si ce voyageur inconnu n’est vraiment que le laquais de la baronne de Korff ou s’il est réellement Louis XVI, le roi très chrétien de France et de Navarre.

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